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« Le moteur de Poutine est idéologique, pas pragmatique »

Le Monde | • Mis à jour le

Vladimir Poutine arrive pour s'adresser à la Douma sur le référendum en Crimée, le 18 mars à Moscou.

Dans un chat au Monde.fr, Marie Jégo, correspondante à Moscou, estime que l'annexion de la Crimée par la Russie a renforcé Vladimir Poutine sur la scène intérieure russe mais l'a discrédité sur la scène internationale.

Christophe L. : Pensez-vous qu'après la Crimée, la Russie tentera également d'annexer l'est russophone du pays ?

Marie Jégo : C'est difficile de dire ce que va faire Vladimir Poutine puisque dans cette crise il a montré une grande imprévisibilité. De plus, la Russie a amassé près d'une centaine de milliers de soldats russes dans les différentes régions russes, de l'autre côté de la frontière avec l'Ukraine. Et elle ne perd pas une occasion de dire qu'elle est prête à défendre les droits des russophones d'Ukraine qui, selon, elle, sont bafoués.

Il est certain que les tensions sont vives. A Donetsk, à Kharkiv, à Lougansk, à Odessa, mais surtout parce que les gens sont dans l'incertitude de ce qui va se passer. Et vu ce qui se déroule en Crimée, ils craignent des provocations qui pourraient servir ensuite de prétexte aux soldats russes pour intervenir.

On a vu qu'en Crimée, les troupes russes présentes étaient dépourvues d'un signe de reconnaissance. Et Moscou persiste, comme l'a fait Vladimir Poutine aujourd'hui dans son discours au Kremlin : aucun soldat russe n'a été envoyé en Crimée. Les gens de Crimée appellent les soldats les « petits hommes verts ». Mais tout le monde voit bien que le matériel militaire est russe. C'est une grande première dans l'histoire des interventions érangères qui met ces soldats en porte-à-faux.

Medhi : D'abord la Crimée... Pourquoi pas aussi le Kazakhstan, une partie de la Géorgie, l'Arménie ou la Bielorussie... Et pourquoi pas les pays baltes... s'agit-il pour Poutine et la Russie de retrouver les frontières de l'URSS ?

A l'évidence, Poutine est un homme de la revanche. Dans son discours au Kremlin aujourd'hui, il a évoqué le fait que les Occidentaux avaient franchi la ligne rouge, en citant les interventions au Kosovo et en Yougoslavie par exemple.

Mais il oublie l'essentiel dans cette histoire. C'est que la Yougoslavie était en butte à des purges ethniques qui ont été parfaitement documentées et qui ont conduit Slobodan Milosevic au tribunal de La Haye. Le cas de la Crimée ne peut pas être mis en parallèle avec celui du Kosovo.

Il n'y a pas eu de purges ethniques en Ukraine à ce que je sache. Il s'agit pour Poutine de faire comprendre aux Occidentaux qu'il est prêt à employer la force pour récupérer les bouts de territoire, ayant jadis appartenus à l'URSS.

Le cas de la Transnistrie, ce territoire russophone de Moldavie, contrôlé par Moscou depuis 1991, vient de refaire surface puisque les autorités séparatistes de l'enclave demandent elles aussi le rattachement à la Fédération de Russie. Tout ceci au moment où la Moldavie vient de signer, en novembre 2013, un accord d'association avec l'Union européenne (UE). Sous couvert du respect de la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes, M. Poutine tente de valider la captation de la Crimée.

Mais par là même, il ouvre une boîte de Pandore. La Fédération de Russie est composée de 21 républiques autonomes qui pourraient demander elles aussi un référendum pour leur indépendance ou leur rattachement à un autre Etat. La Bouriatie pourrait demander son rattachement à la Mongolie toute proche. Les Tchétchènes ont demandé leur indépendance et on se souvient de ce qui leur est arrivé.

Terminaletor : Vous pensez que les actions de ces dernières semaines sont plutôt mues par l'idéologie ou par le pragmatisme ?

Je pense que le moteur de Poutine est idéologique et pas pragmatique. L'annexion de la Crimée sera très lourde pour le budget russe. La presqu'île est coupée de la Russie, la construction d'un pont (au programme) prendra deux ou trois ans. Par ailleurs, 70 % de l'électricité et 90 % de l'eau viennent d'Ukraine. Puisque le rouble doit être mis en circulation très bientôt, Moscou va devoir payer les retraites, les salaires du secteur public et les allocations. Economiquement, ce n'est pas une bonne affaire pour la Russie.

Depuis le troisième mandat de Vladimir Poutine (en mai 2012), l'idéologie a refait son apparition. Et c'est là un gros danger, car cette « idéologisation » de la société et de l'économie effraie les investisseurs et les Russes modérés. L'isolement auquel risque d'être confrontée la Russie après la crise de la Crimée va la ramener sur la voie de l'URSS.

Mith : Selon vous la finalité de Vladimir Poutine dans cette affaire est-elle plutôt de s'affirmer à l'intérieur (émulation nationaliste, démonstration de force à l'attention des opposants, recherche de consensus autour de la puissance) ou à l'extérieur (mise en lumière de la faiblesse de l'UE et de l'impuissance occidentale, signal envoyé aux pays émergents) ?

C'est pour des raisons intérieures, même si Vladimir Poutine ne perd jamais une occasion de se réjouir de la « faiblesse » des Occidentaux. L'annexion de la Crimée n'est pas bonne pour la Russie, parce qu'elle risque de pousser l'Ukraine et la Géorgie dans les bras de l'OTAN.

Aucun chef d'Etat de la Communauté des Etats indépendants (CEI) n'a approuvé l'annexion de la Crimée. Ensuite, sur la scène internationale, la Russie est apparue isolée, comme on l'a vu lors du vote de samedi, au Conseil de sécurité. Internationalement, c'est donc mauvais même si c'est un coup d'esbrouffe.

Sur la scène intérieure, en revanche, les bénéfices de l'opération sont palpables. « Zombisée » par les télés russes (la blogosphère désigne le petit écran comme la boîte à zombie), la population est persuadée que Vladimir Poutine vient de sauver les russophones ukrainiens des griffes des fascistes. Toute la symbolique de la seconde guerre mondiale est ressortie des malles.

Le coup de force de Poutine l'a fait gagner en popularité, car l'idée de la grande Russie reste très présente. Cela rappelle un peu la situation d'avant 1914, quand la Russie est plongée dans la première guerre mondiale et que cette issue l'arrange pour des raisons internes aussi. Mais le conflit ne fera que précipiter la chute des Romanov.

Phil : On entend beaucoup de références à la guerre froide ces jours-ci. C'est une comparaison qui vous paraît appropriée ?

Oui et non. Parce que nous avons aujourd'hui un niveau d'échanges avec la Russie qui est incomparablement plus élevé qu'à l'époque de la guerre froide. La Russie est ouverte, les Russes peuvent voyager, même s'ils ne sont pas plus de 10 % à le faire.

Le problème, c'est que le traumatisme de la perte de puissance est une touche émotionnelle facile à raviver, ce que Poutine ne se prive pas de faire. Si la Russie était raisonnable, elle penserait à se développer.

Ce pays a un cruel besoin de technologies, d'investissements, de routes et d'un meilleur cadre juridique pour tous les citoyens. Mais, au lieu de se concentrer sur les vrais problèmes du pays, sa direction poursuit un rêve du XIXe siècle : gagner des terres et encore des terres au risque de ne pas être à même de les faire fructifier. La Crimée risque de se transformer en une méga base militaire, comme c'est devenu le cas en Abkhazie et en Ossétie du Sud. Ces régions ne se développent absolument pas depuis leur captation par Moscou.

Christo : Vous pensez que le Kremlin voit les Occidentaux comme faibles ? C'est une question qui se pose vu les sanctions très faibles adoptées lundi... Et vous, pensez-vous que l'Ouest a des armes pour s'opposer à cette politique ?

A l'évidence, la direction russe perçoit l'Occident comme faible, duplice. Vladimir Poutine avait des arguments à faire valoir; le fait, par exemple, que l'accord d'association entre l'Ukraine et l'UE risquait de provoquer l'arrivée massive de produits européens sur le marché russe et sans taxe, puisqu'il y avait un accord douanier entre l'Ukraine et la Russie.

Au lieu de négocier, M. Poutine et M. Ianoukovitch se sont lancés dans des discussions de maquignon. Et la Russie a fait usage du chantage et de son chéquier pour faire comprendre à l'Ukraine qu'elle ne devait pas aller à l'Union européenne. Aujourd'hui, le Kremlin dit que ce sont les Occidentaux qui ont transgressé la loi en reconnaissant les nouvelles autorités de Kiev.

Mais la Russie oublie que M. Ianoukovitch s'est enfui. On l'a même vu filmer par les caméras de l'aéroport de Donetsk dans une fuite éperdue avec ses caisses probablement remplies d'argent. M. Ianoukovitch, prétend Moscou, serait le président légitime de l'Ukraine. Et la Russie propose désormais aux Ukrainiens la création d'un groupe de soutien pour réécrire la constitution ukrainienne.

Tout ceci est cousu de fil blanc. L'argumentaire est faible, mais la force est là. M. Poutine peut penser qu'il a gagné, mais si le nouvel ordre international est celui du premier qui tapera sur la tête de son voisin, on ne comprend pas très bien de quelle mission « civilisatrice » la Russie serait la détentrice.

C'est le genre de discours que Poutine sert à ses concitoyens, soit l'idée que l'Occident est dépravé. Il utilise de plus en plus la rhétorique de l'ennemi interne et externe (le changement de pouvoir à Kiev qui est l'œuvre des Occidentaux bien sûr), car il n'a plus que ce produit en rayon dans son magasin.

La situation interne en Russie n'étant pas très bonne (production stagnante, manque d'investissements, chute du rouble), il faut bien trouver une explication à l'inflation et aux conditions de vie qui risquent de se dégrader davantage. Avec l'ennemi, la solution est toute trouvée.

Christo : Et les sanctions européennes donc ?

Les sanctions de l'UE sont parfaitement dérisoires. On peut comprendre que les Vingt-Huit soient partagés, qu'ils ne veuillent pas se précipiter, vu le montant des échanges commerciaux avec la Russie, 450 milliards de dollars (324 milliards d'euros).

Mais ce n'est pas parce que l'UE ne sort pas le gourdin qu'elle est faible. La Russie est elle aussi très dépendante de l'Union européenne : 60 % des produits consommés par les Russes sont importés.

D'ailleurs, quand on parle de la dépendance de l'Europe au gaz russe, il faut souligner que la Russie est encore plus dépendante des consommateurs européens. Toutes les recettes budgétaires viennent du gaz et du pétrole. Si les prix du gaz et du pétrole venaient à baisser, la Russie serait considérablement affaiblie. On peut rappeler que la fin de l'URSS a été largement due à la baisse du prix du baril tombé à son plus bas niveau, ce qui a mis l'empire soviétique à terre.

Yohann : Sans tomber dans la science-fiction, est-il possible qu'un affrontement entre la Russie et des pays occidentaux éclate ?

Non, une confrontation militaire est peu probable. Toutefois, cette crise va mettre sens dessus dessous les relations des pays occidentaux et de la Russie. En ce sens, on peut parler d'une perte de fiabilité de la part de M. Poutine qui était jusque-là vu comme un interlocuteur fiable. Aujourd'hui, il jette tout le système des relations internationales par-dessus les moulins. C'est un jeu étrange de la part d'un pays qui est depuis 1994 le garant de l'intégrité territoriale de l'Ukraine et qui est membre du Conseil de sécurité des Nations unies.

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