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« Le coup de force de Poutine en Crimée s'inscrit dans une volonté de marchandage »

Le Monde | • Mis à jour le

Un militant prorusse, le 3 mars devant les locaux de la marine ukrainienne, à Sébastopol.

L'Ukraine s'est déclarée, dimanche 2 mars, « au bord de la catastrophe » à la suite des opérations de l'armée russe sur son territoire, et semblait perdre rapidement le contrôle de la Crimée, alors que l'Occident cherchait une issue à l'un des plus graves conflits avec Moscou depuis la guerre froide. Des milliers de soldats russes, sans insignes, bloquaient les militaires ukrainiens dans leurs casernes dans cette péninsule russophone du sud de l'Ukraine, qui abrite la flotte russe de la mer Noire.

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Arnaud Dubien, directeur de l'Observatoire franco-russe et chercheur associé à l'IRIS, a répondu à vos questions sur les enjeux que représentent la crise ukrainienne pour la Russie. L'Observatoire franco-russe a été créé par la Chambre de commerce et d'industrie franco-russe (CCIFR).

Visiteur : Quel est le but de Poutine ? Annexer la Crimée, l'est de l'Ukraine ou faire pression et faire du chantage à l'Europe ?

Il s'agit d'une prise de gage territorial de la part de la Russie, à ce stade de la crise ukrainienne. La Russie a perdu la précédente manche politique, avec le renversement de Ianoukovitch et la prise du pouvoir à Kiev par des éléments majoritairement russophobes. Elle crée donc un nouveau rapport de force en se situant sur le terrain militaire, sans doute dans la perspective de négociations avec les Occidentaux.

Le rattachement de la Crimée à la Russie est en effet une option d'autant plus crédible que la population locale y est favorable. Disons que les Russes ethniques composent plus des deux tiers de la population. Il y a 10 % à 15 % de Tatars (minorité musulmane turcophone). Le reste de la population étant composés d'Ukrainiens, de juifs, de Grecs, etc.

Pour ce qui est des régions méridionales et orientales de l'Ukraine, les tendances séparatistes ne sont pas majoritaires. La population de ces régions situées à l'Est d'un axe Odessa-Kharkiv se sentent ukrainiennes, bien que majoritairement russophones. Elles ne suivront vraisemblablement pas le sécessionnisme criméen, mais elles ne se reconnaissent pas dans les forces politiques qui ont pris le pouvoir à Kiev. Or, ces régions représentent la moitié de l'Ukraine et l'essentiel du potentiel économique du pays y est concentré.

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Perdro05 : En quoi la perte de la Crimée serait-elle si importante pour l'Ukraine ?

La perte d'un territoire pour tout Etat indépendant n'est jamais un événement anodin, quelle que soit la taille potentielle de ce territoire. C'est d'autant plus vrai pour l'Ukraine, car c'est un Etat fragile, aux frontières dessinées récemment. L'Ukraine est indépendante depuis 1991 seulement. La Crimée n'a été rattachée à l'Ukraine soviétique qu'en 1954. Je rappelle que cela a été décidé à l'époque par Nikita Khrouchtchev. Il s'agissait alors pour lui de célébrer le tricentenaire du rattachement de l'Ukraine à la Russie.

La Crimée est aussi, pour l'Ukraine et la Russie, un verrou stratégique, qui commande l'accès à la mer Noire. L'éventuel détachement de la Crimée serait moins pour l'Ukraine une perte économique qu'un signal politique extrêmement inquiétant.

a_bundgaard : La Crimée dispose-t-elle des moyens de vivre en autarcie sur le territoire ukrainien, avec le seul soutien des Russes ?

C'est une vraie question. Il faut rappeler que la Crimée est une presqu'île avec un accès extrêmement étroit et facilement contrôlable. Elle dépend pour ses approvisionnements en eau et en électricité du reste de l'Ukraine. On sait que l'une des questions actuellement discutée par les responsables russes et criméens est précisément celle d'approvisionnements énergétiques directs depuis la Russie.

On a vu également ce matin à Moscou que le premier ministre Medvedev avait donné instruction de mettre en œuvre la construction d'un projet ancien qui est celui de la construction d'un pont entre la Crimée et la Russie. Après, il y aurait continuité territoriale. Il faudra évidemment du temps pour construire ce pont, mais le signal est important.

a_bundgaard : Pour justifier une possible intervention, les autorités russes ont mis en avant les risques pesant sur la sécurité de leurs compatriotes en Ukraine. Qu'en est-il réellement ?

Il faut être très clair. Il n'y a pas eu, en Crimée, d'incidents visant des citoyens de Russie ou des populations russophones qui pourraient justifier une intervention militaire. En revanche, il est évident que l'arrivée au pouvoir à Kiev de certains éléments extrémistes (comme le parti ultranationaliste Svoboda, qui s'est distingué en 2009 par une campagne d'affichage en vue de la réhabilitation de la division SS Galicie) était une ligne rouge pour Moscou.

Des partisans de Svoboda, le 27 février devant le Parlement, à Kiev.

Guy : Donc, c'est un coup de force de Poutine uniquement pour agrandir son territoire et garder sa base militaire à Sébastopol ?

C'est un coup de force, oui. Ce n'est pas encore la guerre puisqu'aucun coup de feu n'a été tiré à ce stade. Je crois qu'il s'agit plus d'un signal adressé aux Occidentaux. Un signal de refus du changement de régime par la force à Kiev et de refus de voir cette « nouvelle Ukraine » se rapprocher de l'OTAN [Organisation du traité de l'Atlantique nord].

Je pense que ce que souhaite Poutine est une grande négociation sur l'Ukraine avec les Occidentaux. Il reste que ce modèle diplomatique avec prise de gage territorial est plus caractéristique de la fin du XIXe siècle que du XXIsiècle.

Hubert : Est-ce que les menaces de sanctions et surtout l'exclusion du G8 peuvent faire reculer la fédération russe ? Et, dès lors, comment les Occidentaux parleraient avec la Russie ?

Pour ce qui est du G8, le sommet qui devait se tenir en juin à Sotchi paraît compromis. Ceci étant, tous les membres du G8, notamment l'Allemagne, ne souhaitent pas exclure la Russie de ce format. Je doute que les menaces d'exclusion du G8 soient de nature à émouvoir Vladimir Poutine.

Il faudra par ailleurs que des sanctions économiques soient envisagées par l'Union européenne. Cela paraît extrêmement douteux à ce stade. Les sanctions sont de toute façon à double tranchant. Elles affecteraient le cas échéant nos entreprises en Russie. La Russie pour la France est le troisième marché d'exportation hors Europe.

Lire : Offensive diplomatique après la « déclaration de guerre » de la Russie à l'Ukraine et Ukraine : les responsables américains évoquent des sanctions économiques

John : L'Europe peut-elle se passer du gaz russe ? Si oui, à quelle échéance ?

Certainement pas. De même que la Russie ne peut pas se passer des rentes liées aux exportations de gaz vers l'Union européenne. Plus que de dépendance, il faut parler d'interdépendance sur ce sujet.

François : Ne risque-t-il pas d'y avoir des tensions en Europe entre tenants de la ligne dure (Pologne, pays baltes) et partisans de l'apaisement (France, Allemagne) ?

Depuis l'élargissement de l'Union européenne aux pays d'Europe centrale et orientale en 2004, on a en effet observé des divergences parfois fortes entre la « nouvelle Europe » et la « vieille Europe » sur la Russie. Depuis la normalisation entre Varsovie et Moscou en 2010, ces divergences tendaient à s'atténuer. Le risque aujourd'hui est de voir ressurgir une fracture entre les partisans d'une ligne dure de containment de la Russie (une ligne portée par la Pologne et la Suède entre autres), venant de pays qui sont depuis plusieurs siècles en rivalité avec la Russie à propos de l'Ukraine, et entre d'autre part, les partisans d'une approche réaliste des rapports de force en Europe orientale. Il serait souhaitable que des voix raisonnables, notamment française et allemande, se fassent entendre sur ce dossier.

Saint-Jours : On peut comprendre que la Russie veuille conserver la Crimée. Mais pourquoi intervenir militairement ? Une bonne négociation avec Kiev aurait abouti en ce sens sans les inconvénients politiques et économiques qui vont en résulter pour la Russie. Erreur ou faiblesse véritable de Poutine ?

La Russie ne considère pas les autorités à Kiev comme légitimes, donc il ne peut pas y avoir de négociations avec elles. La Russie juge par ailleurs que l'objectif stratégique du nouveau pouvoir ukrainien est précisément de rompre avec la Russie et donc, peut-être, de dénoncer les accords de Kharkiv signés en 2010 sur la flotte de la mer Noire. Ces accords prévoyaient la prorogation jusqu'en 2042 du stationnement de la flotte de la mer Noire à Sébastopol et ailleurs sur la péninsule de Crimée.

Visiteur : Quelle est la position de l'opinion publique russe sur la crise ukrainienne ?

Pour l'instant, nous n'avons pas de sondages. On ne peut donc procéder que de façon empirique. L'immense majorité des citoyens russes considère que la Crimée a toujours fait partie de la Russie et que son rattachement à l'Ukraine était une aberration. Ce qui naturellement ne veut pas dire que la majorité de la population soutiendrait une véritable guerre contre l'Ukraine, qui reste largement perçue comme faisant partie intégrante du « corps russe ».

Le président russe Vladimir Poutine lors d'exercices militaires au large de l'île de Sakhaline, le 16 juillet 2013.

François : Quels risques politiques internes encourt Poutine en poursuivant sa politique agressive, notamment vis-à-vis de l'opposition pro-démocratique et de l'élite économique qui aurait beaucoup à perdre en cas d'isolement ?

Aucun risque de politique intérieure à ce stade. En revanche, les risques économiques sont très forts pour la Russie. Je rappelle que l'Ukraine est le 5e partenaire commercial de la Russie ; que les banques et compagnies russes sont exposées à hauteur de 35 milliards de dollars [25 milliards d'euros] en Ukraine et que la Russie a donc plus à perdre que les Européens et les Américains d'un effondrement économique de l'Ukraine.

Ce qui laisse entrevoir des thèmes de négociation possible avec la Russie. Je maintiens d'ailleurs que le coup de force de Poutine en Crimée n'est pas une fin en soi mais s'inscrit dans une volonté de grand marchandage sur la question ukrainienne.

La crise ukrainienne, qui dure depuis la mi-novembre, est loin d'être terminée. Il y a eu plusieurs séquences. On voit aujourd'hui des manifestations dans les régions de l'est de l'Ukraine et des administrations régionales qui sont prises par des milliers de manifestants pro-russes, à l'image de ce qui s'était passé dans l'ouest et le nord de l'Ukraine fin janvier contre le pouvoir de Ianoukovitch.

Le principal risque pour la Russie comme pour les Occidentaux est de voir l'Ukraine s'effondrer économiquement et devenir ingérable politiquement. Ni les uns ni les autres n'ayant intérêt à ce scénario, les discussions – qui ne manqueront pas de s'ouvrir – porteront certainement sur ces sujets là.

G. Smadja : Est-ce qu'un « homme fort », tel que se présente Poutine aux yeux des Russes, peut accepter de perdre l'Ukraine sans contrepartie ?

Ni Poutine ni aucun dirigeant russe ne peut envisager de perdre l'Ukraine. Que veut dire perdre l'Ukraine ? Il s'agit de cesser pour la Russie d'exercer un rôle stratégique dominant, autrement dit de voir l'Ukraine basculer dans la sphère d'influence de l'OTAN et de l'UE.

En effet, l'Ukraine est un concentré d'intérêts politico-militaires, économiques et identitaires particulièrement forts pour la Russie. La sous-estimation de cette réalité par les Européens est aussi l'un des facteurs expliquant la crise ukrainienne depuis novembre. Il n'y a aucune confiance de la part de Poutine aujourd'hui envers les Occidentaux, du fait notamment du non-respect des accords de sortie de crise qui avaient été signés à Kiev.

Que peut demander Poutine ? Il peut demander aux Européens, et à l'Allemagne en particulier, de faire pression sur le gouvernement à Kiev pour marginaliser les éléments les plus radicaux en son sein. Mais c'est probablement autour des questions économiques, financières, que le fil du dialogue pourrait être renoué, étant entendu que ni l'UE ni la Russie n'ont intérêt à voir apparaître un trou noir à leur frontière.

Lire : Ukraine : Berlin plaide pour une résolution par la voie politique

Harry : Vladimir Poutine ne donne-t-il pas une formidable opportunité à l'Occident pour diminuer l'influence russe ?

C'est un risque. Il y a un risque politique fort en terme d'image, de réputation. Il y a en effet beaucoup de gens qui n'attendaient que cela en Occident. Ceci dit, je pense que le scénario pour l'instant est assez maîtrisé de la part de Poutine, puisqu'aucun coup de feu n'a été tiré en Crimée.

L'expérience montre également que les crises sont surmontées avec le temps : nous pourrions évoquer l'oubli relatif, par exemple, de l'intervention russe en Géorgie ou dans un autre registre, les interventions militaires occidentales sans mandat de l'ONU au Kosovo ou en Irak en 2003.

Lire : Les nostalgies du « camarade » Vladimir

Visiteur : Comment expliquer le silence de Poutine ?

Poutine n'a pas réagi officiellement et personnellement au renversement du président Ianoukovitch et ce silence masquait, on le comprend maintenant, une violente colère à la fois contre les Occidentaux – qu'il accuse d'avoir orchestré ou soutenu la nouvelle révolution ukrainienne – mais aussi contre ces nouvelles autorités ukrainiennes.

Ceci étant, Poutine a eu des entretiens avec la plupart des dirigeants du G8, ce qui veut dire qu'une certaine forme de dialogue politique est maintenue, même si il ne s'exprime pas publiquement. Il sera très intéressant d'entendre le président russe lorsqu'il s'exprimera et il s'exprimera tôt ou tard sur le sujet.

Chat modéré par Hélène Sallon

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