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la matinale du 07/01/2016
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Dans l’ombre de l’Hyper Cacher

Le Monde | • Mis à jour le | Par

L'entrée principale de l'Hypercacher de Saint-Mandé.

C’est une banale chambre froide située au sous-sol de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, dans le 20arrondissement de Paris, à la lisière de Saint-Mandé (Val-de-Marne). Située au fond de la réserve encombrée de palettes de manutention du petit magasin d’alimentation casher, elle était le domaine réservé d’une poignée d’employés. L’après-midi du vendredi 9 janvier 2015, peu avant le début du shabbat, ce réduit aveugle de deux mètres sur deux s’est mué en sanctuaire, quatre heures durant.

Sept personnes – dont une mère et son bébé de 10 mois – s’y sont enfermées à clé quand Amedy Coulibaly a surgi aux alentours de 13 heures. Le djihadiste abat froidement trois clients, François-Michel Saada, 63  ans, Philippe Braham, 45  ans, et Yoav Hattab, 21  ans, et un employé, Yohan Cohen, 20  ans. Après avoir retenu en otage tout l’après-midi le reste du personnel et de la clientèle, le terroriste succombe sous les tirs de la BRI et du RAID.

La porte de la chambre froide dans laquelle se sont réfugiés une partie des otages de l'Hypercacher.

Dévasté par l’assaut, l’Hyper Cacher a repris son activité commerciale le 15 mars 2015, après deux mois de travaux. A temps pour Pessah, la pâque juive, et sous bonne garde. Un périmètre de sécurité – matérialisé par une centaine de mètres de barrières et renforcé par la présence de quatre militaires en armes – interdit, désormais, l’accès au parking d’une vingtaine de places. Les brassées de fleurs déposées tout du long ont flétri avant de disparaître. Restent quelques photos figurant les victimes de ce funeste 9 janvier, mais aussi celles de l’attentat du Musée juif de Belgique, à Bruxelles, le 24 mai 2014, ou encore d’Ilan Halimi, tué en 2006 par Youssouf Fofana – le chef du «  gang des barbares  » –, parce que «  juif donc riche  ».

L’équipe intégralement renouvelée de l’Hyper Cacher s’est retroussé les manches. «  Trois caissières, trois manutentionnaires, mon adjoint et moi  », énumère Marc Boutboul, 48  ans, le nouveau responsable du magasin, «  motivé par le challenge  ». «  Le chiffre d’affaires avait chuté de 10 %, et il a fallu redonner confiance à la clientèle, mais, en novembre 2015, on a fait mieux qu’en novembre 2014.  »

«  C’est pas un musée, ici  »

Dans les rayons, M. Boutboul rassure parfois quelques clients angoissés, mais le lieu suscite plus souvent une «  curiosité  » à laquelle il doit «  mettre le holà  ». Comme la fois où il a « attrapé  » un jeune touriste israélien faisant un selfie devant la chambre froide. Comme bien d’autres visiteurs, le garçon avait prétexté une envie pressante pour descendre aux toilettes. «  C’est quand même pas un musée, ici  », peste M. Boutboul. Des chaînes de télévision du monde entier défilent pourtant pour filmer la fameuse chambre froide, symbole de résistance, de liberté, de survie.

Les riverains non plus n’ont pas oublié le 9 janvier  2015. Anne-Marie Butruille, 66  ans dont vingt années passées à Saint-Mandé, vit a 200 mètres de l’Hyper Cacher. «  En dehors du bruit des hélicoptères qui tournaient, se souvient-elle, la vie semblait figée » Le surlendemain, elle et sa fille de 27 ans, handicapée, sont allées déposer une fleur devant le magasin dévasté. « Afin qu’elle comprenne les raisons de la tension qui avait régné ce jour-là  », dit Mme Butruille.

Selon elle, l’acte terroriste a «  rapproché  » les Saint-Mandéens, 25 000 habitants dont 35 % à 40 % de juifs. Mme Butruille regrette cependant le déploiement, «  choquant  », de drapeaux israéliens sur les lieux du drame. Elle aussi déplore que la présence des forces armées « désigne aussi clairement les endroits fréquentés par la communauté juive  ».

Comme la crèche Haya Mouchka près de laquelle vit Isabelle Bocquet, 54  ans. «  Depuis un an, chaque fois que je sors, je tombe sur trois soldats en armes. Si ça ne change rien à ma vie, ça a modifié mon regard sur le monde. On sent que c’est parti pour durer, peut-être même des années…  »

Après le 9 janvier  2015, les petits pensionnaires de la crèche confessionnelle ont dessiné et fabriqué, à l’aide de Lego, des mitraillettes et des pistolets pendant quelques semaines, puis la tendance s’est estompée. Les attentats du 13 novembre ont ravivé l’inquiétude des parents mais, comme la directrice de l’établissement, Ruth Fitoussi, 53 ans, ils se réjouissent que les militaires fassent désormais «  partie du paysage  ». «  Contrairement aux vigiles, ils sont armés, et la loi les autorise à agir, dit Mme Fitoussi. Les enfants les ont adoptés et leur tapent dans la main au passage.  »

Un an après les attentats de Charlie Hebdo, dans la rue où débouche l'issue de secours de l'Hypercacher.
Equipés de gilets pare-balles, les fidèles de certaines synagogues se relaient pour monter la garde

Au cours de l’année 2015, la surveillance s’est relâchée aux abords de certains endroits sensibles. Ainsi, le docteur Alain Assouline, adjoint au maire, a-t-il demandé, après le 13 novembre, un renforcement du dispositif de sécurité du centre communautaire israélite Rachi dont il est président. «  Très logiquement, les effectifs de police qui l’assuraient sont régulièrement appelés à d’autres tâches, et les militaires n’effectuent pas de garde statiquepartout  », explique ce médecin généraliste. Le chef de la police municipale a suggéré la mise en place d’une «  sécurité privée  » pour le centre.

Mais les membres de la communauté juive s’organisent déjà selon leurs besoins. Dans telle synagogue, on a rajouté des caméras dont les écrans de contrôle sont consultables en pleine prière. Dans telle cantine casher ou centre de loisirs juif, les parents ont financé un sas d’entrée à l’épreuve des balles. Ici, on a installé un œil-de-bœuf à infrarouge, là, on a doté façades et fenêtres de films antidéflagration…

Equipés de gilets pare-balles, les fidèles de certaines synagogues se relaient même pour monter la garde durant les offices et faire des rondes autour du pâté de maisons, avant d’entrer prier chacun à leur tour. Mais l’inquiétude demeure. «  Je passe mon temps à regarder par-dessus mon épaule  », dit Dov Elbèze, 32  ans. Père de quatre enfants et rabbin du centre Rachi, il s’efforce aussi d’apaiser les angoisses face aux menaces réelles ou supposées.

 «  Une ville tranquille  »

Mi-décembre, un fidèle s’est plaint par SMS de la présence «  inquiétante  », à la sortie de l’office, d’«  un très grand monsieur baraqué avec un pull bleu ciel, un jean, des baskets marron, de type basané, au regard hypnotique et avec un sourire de côté  ». Dans ce climat, l’alya, l’immigration vers Israël, est un sujet récurrent, et ceux qui acceptent de témoigner de leur expérience requièrent l’anonymat.

Mikaël [prénom modifié] a sauté le pas fin juillet 2015 avec son épouse et leurs deux enfants. Ils se sont installés à Herzliya, au nord de Tel-Aviv. «  Une ville tranquille et haut de gamme comme Saint-Mandé  », décrit Mikaël, qui assure ne pas être parti «  à cause de l’attaque de l’Hyper Cacher  ». «  Nous avions lancé la procédure deux ou trois mois avant, mais ça nous a confortés dans notre décision.  » Mikaël a fait «  l’alya-Boeing  », comme on dit des juifs qui conservent leur activité professionnelle dans leur pays d’origine. Toutes les deux ou trois semaines, il revient travailler quelques jours à Paris. «  Mais je me sens plus en sécurité en Israël, ce pays est préparé aux attentats. Passer au détecteur ou ouvrir son sac fait partie du quotidien. La France devra s’y habituer aussi.  »

Selon le docteur Assouline, une quinzaine de familles juives ont quitté Saint-Mandé en 2015, «  sans précipitation  ». «  Ces départs vers Israël, mais aussi les Etats-Unis ou même le Portugal, étaient programmés et dictés par des raisons économiques, fiscales, religieuses, ou un départ à la retraite  », précise l’élu. Arnaud Chotard, 42 ans, directeur de l’agence Virginia Immobilier, réfute également les rumeurs d’exode. «  L’attaque de l’Hyper Cacher a peut-être accéléré quelques projets, mais les quelques familles juives qui sont parties ont été remplacées par d’autres  », affirme-t-il.

Et si l’élévation spirituelle que devrait constituer le retour en terre sainte «  doit avoir sa place dans l’esprit de tout juif  », Haïm Elezam, rabbin de la communauté Loubavitch de Saint-Mandé, met ses fidèles en garde  : «  Israël n’est pas un endroit plus sûr qu’un autre, et l’alya ne doit en aucun cas être une fuite.  »

Une plaque portant les noms des victimes de l’Hyper Cacher a été dévoilée près du magasin, mardi 5 janvier 2016, par François Hollande. Les organisations juives ont appelé à un hommage collectif samedi 9 janvier. Le lendemain, une autre cérémonie de commémoration aura lieu dans le jardin Paix-et-Fraternité, à Saint-Mandé, à deux pas du magasin. La municipalité y a fait planter cinq oliviers. «  Un pour chacune des victimes d’Amedy Coulibaly[dans l’Hyper Cacher]. Le cinquième pour celles des autres attentats.  »