Dossiers pédagogiques
Parcours exposition

 


YVES KLEIN
CORPS, COULEUR, IMMATÉRIEL
5 octobre 2006 – 5 février 2007

 

Vue de l’exposition. Incarnation. Salle 13 : trilogie

 

Introduction
Franchir le seuil de l’invisible : Du bleu aux trois couleurs
Yves Klein : Un artiste en perpétuelle recherche

Le bleu et la théorie de l’imprégnation : vers l’immatériel
Le Monochrome bleu : la révélation de l’immatériel
Klein et l’expérience du vide : « Un homme dans l’espace »
L’éponge comme métaphore de l’art

L’or et l’illumination de la matière : le réel transfiguré
Aux portes de l’éternité : les Monogolds
La chair est spirituelle : les Anthropométries dorées
Le feu comme principe d’explication universel : la peinture ignée

Le rose et l’expression de l’incarnation : le retour au corps
Le troisième moment d’une trilogie : les Monopinks
Le rose et le bleu : la chair et le sang dans la Grande Anthropophagie

Conclusion : la trinité artistique de Klein     

Bibliographie

 

Introduction retour sommaire

Franchir le seuil de l’invisible : Du bleu aux trois couleurs

Qu’évoque le nom d’Yves Klein, si ce n’est tout d’abord le bleu outremer de ses tableaux monochromes ? Ces peintures mystérieuses, à l’aspect velouté, qui à chaque fois qu’on les voit procurent l’impression de plonger dans la couleur pure, sont en effet les œuvres les plus connues de l’artiste, au point de devenir emblématiques de son travail. Yves Klein a lui-même associé son nom au bleu de ces tableaux en le baptisant du sigle IKB, International Klein Blue, et signait souvent ses œuvres « Yves le Monochrome ».

Pourtant, l’œuvre d’Yves Klein se limite-elle à ces tableaux ? Dès ses premières années, outre ces réalisations, il propose une multiplicité d’œuvres qui rompent avec le caractère malgré tout traditionnel des Monochromes, lesquels sont encore des peintures sur toile. Il crée des œuvres éphémères et immatérielles, comme un lâcher de mille et un ballons bleus dans le ciel de Paris en 1957, une exposition qui n’est qu’une galerie vide en 1958, ou la vente de « zone de sensibilité picturale immatérielle » en 1959. Il publie des manifestes qui invitent à interpréter son œuvre dans le sens d’une quête de l’immatériel. Ainsi les monochromes bleus ne seraient que la face la plus visible de son art, comme les traces d’un travail plus fondamental mais qui reste à découvrir, ou comme le dit Klein lui-même : « Mes peintures ne sont que les cendres de mon art ».

L’exposition Yves Klein. Corps, couleur, immatériel propose d’effectuer une relecture de l’œuvre de Klein à partir de cette déclaration, en situant les Monochromes bleus dans un ensemble plus vaste, comme la première étape d’un travail qui prend appui sur le visible pour franchir le seuil de l’invisible. Couleur de la sensibilité, le bleu n’est en effet que l’une de celles qu’il utilise dans les Monochromes ou les autres œuvres de sa maturité, relayée par l’or, matière de la transaction et du passage vers l’immatériel, et le rose figurant la chair, le spirituel incarné.

A travers trois chapitres « Imprégnation », « Illumination de la matière » et « Incarnation » qui répondent aux trois couleurs, l’exposition retrace ce parcours de l’artiste et s’achève par la réunion des trois couleurs au sein d’œuvres tripartites, évoquant une trinité kleinienne : rassemblés en une œuvre, le bleu, l’or et le rose constituent le lien qui unit la chair et l’esprit et assure la transition de l’un à l’autre.

Par cette trilogie des couleurs, l’artiste adapte le dogme religieux de l’incarnation à la problématique artistique, en le mettant à la disposition de chacun pour qu’il accède à l’invisible : « Ce qu’Yves Klein met en place est destiné à s’effacer devant le dialogue que le regardeur établit avec un au-delà, qui reste pour chacun à définir, et dont l’artiste se contente de proposer le principe, le moteur » (Camille Morineau, commissaire de l’exposition, in « Le Bleu, l’or et le rose : comment appropriation rime avec sublimation », catalogue de l’exposition). Revisitée de cette manière, l’œuvre d’Yves Klein peut être interprétée comme une ouverture généreuse vers l’au-delà dont chacun rêve.

 

Yves Klein : Un artiste en perpÉtuelle recherche

L’interprétation de l’œuvre d’Yves Klein, centrée autour du bleu, est en partie due à la courte vie de l’artiste (1928-1962) qui l’a empêché de développer tous ses projets avec l’ampleur qu’ils méritaient. Cette perspective tronquée a masqué la diversité de ses réalisations, pourtant inscrite dans sa démarche depuis ses débuts.

Exposés en 1955 sous le titre Yves, Peintures, les premiers Monochromes sont multicolores. C’est pour les rendre plus à même de réaliser la fonction qu’Yves Klein assigne à la peinture, rendre l’espace sensible, qu’il les réduit en 1957 à la seule couleur bleue, le bleu étant la couleur du ciel. Toutefois, cette domination du bleu s’accompagne, plus secrètement, de la réalisation régulière des Monopinks qu’il n’a pas cessée depuis 1955, au rythme d’un ou deux par an, comme pour maintenir d’autres voies ouvertes. Dans le sens d’une sensibilisation de l’espace, Klein réalise aussi des reliefs, des sculptures en éponge, s’attache à travailler directement sur le vide lors de l’exposition de 1958 chez Iris Clert - intitulée La spécialisation de la sensibilité à l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée -, et s’achemine vers la performance.

En 1959, il pose l’équivalence des trois couleurs bleue, or et rose, comme en témoigne une conférence qu’il donne à la Sorbonne : « Le bleu, l’or et le rose sont de même nature. Le troc au niveau de ces trois états est honnête ». Son travail réintroduit une pluralité de couleurs. La même année, il fabrique en effet des reçus à remettre aux acquéreurs des zones de sensibilité artistique qu’il échange contre des petits lingots d’or. Les premières maquettes comportent une couverture bleue, un quadrillage doré et sont écrites en rose, ces reçus étant de plus destinés à être brûlés.

Les Monogolds apparaissent à la même date que les Cosmogonies et les Anthropométries, en 1960, suivis des Peintures de feu en 1961. Toutes ces œuvres, qui font sortir le tableau de son cadre, évoquent les thèmes du passage et du rituel. Ce passage du visible à l’invisible s’incarne particulièrement dans l’une de ses dernières pièces, à la fois artistique et religieuse : une boîte remplie de poudre d'or, de pigments bleus et de pigments roses conçue en 1961 comme un ex-voto dédié à Sainte-Rita, la sainte de l’impossible.

 

Le bleu et la thÉorie de l’imprÉgnation : vers l’immatÉrielretour sommaire

Opération qui confère à la matière une qualité artistique, l’imprégnation est une notion centrale dans l’œuvre de Klein. Apparue avec les Monochromes de l’époque bleue, l’imprégnation est liée à cette couleur, même si Klein utilise ensuite cette notion pour théoriser son travail sur l’espace. De même que les Monochromes bleus sont imprégnés d’un « quelque chose » de plus que la matière tangible qui les transforme en œuvre d’art, les espaces où l’artiste intervient s’imprègnent de qualités invisibles qu’il révèle en retour.

La peinture, l’espace et l’artiste sont pensés suivant le modèle de l’éponge, matériau paradigmatique que l’on retrouve tout naturellement dans le travail d’Yves Klein.

 

Le monochrome bleu : la rÉvÉlation de l’immatÉriel

Monochrome bleu sans titre, IKB 3, 1960
Pigment pur et résine synthétique sur gaze montée sur panneau,
199 x 153 x 2,5 cm
© Adagp, Paris 2007

Les Monochromes bleus, baptisés tout d’abord « propositions monochromes » de « l’époque bleue, sont présentés pour la première fois au public en janvier 1957, à la galerie Apollinaire de Milan. C’est à l’occasion de cette exposition que Klein jette les bases de sa théorie de l’imprégnation comme méthode artistique.

En effet, bien qu’identiques, les onze tableaux exposés ne sont pas appréciés de la même manière par le public : ils sont vendus à des prix différents. Klein en conclut que chaque tableau, en plus de sa réalité matérielle, est imprégné d’une qualité immatérielle qui le distingue des autres.

Dès lors, Klein accordera à la matière des futurs IKB un soin particulier, comme si elle conditionnait le pouvoir du tableau à capter ce qui le transformera en œuvre d’art.

Autour de 1957, il élabore une matière épaisse avec des reliefs, notamment grâce à des éponges. Par la suite, il étale la peinture au rouleau pour qu’aucune aspérité ne contrarie la couleur et invente une résine synthétique pour ses pigments outremer sans les ternir. C’est précisément ce mélange qu’il baptise du nom de IKB, et qu’il fait enregistrer à l’Institut National de la Propriété industrielle, sous la forme d’une « enveloppe Soleau » (procédé plus simple et moins onéreux que le dépôt de brevet).

Enfin, dans cette recherche d’une présence immatérielle des œuvres, il arrondit les angles de leurs châssis et les accroche avec un léger décalage par rapport au mur. Les tableaux semblent en suspension dans l’espace. Ainsi, bien que les IKB restent des tableaux au sens traditionnel d’objets bidimensionnels, peints et accrochés au mur, ils s’acheminent vers des objets en lévitation.

 

Klein et l’expÉrience du vide : « Un homme dans l’espace ! »

« Le Saut dans le vide », 5, rue Gentil-Bernard, Fontenay-aux-Roses, octobre 1960
Action artistique d'Yves Klein
Titre de l’œuvre d'Yves Klein d'après son journal « Dimanche 27 novembre 1960 » :
« Un homme dans l'espace ! Le peintre de l'espace se jette dans le vide ! », 1960
© Adagp, Paris 2007

Dans le prolongement de son travail sur l’espace pictural, Klein s’attaque à l’espace tout court, c’est-à-dire à l’espace vide, ce qui précisera sa théorie de l’imprégnation.

Une de ses premières réalisations thématisant le vide est la célèbre l’exposition dite « du vide » en 1958, intitulée La spécialisation de la sensibilité à l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée. Pour cette exposition, Klein imprègne l’espace lui-même de sensibilité artistique par l’intermédiaire du bleu. En effet, si l’espace intérieur de la galerie, entièrement peint en blanc, est laissé vide, l’extérieur est, de part en part, orné de bleu : la vitrine est peinte en bleu, un rideau bleu accueille les visiteurs, les cartons et les timbres des invitations sont bleus, jusqu’au cocktail offert par l’artiste, teinté de bleu de méthylène.
Ainsi, l’espace blanc de la galerie peut être perçu comme contaminé par le bleu.

Mais le travail d’Yves Klein sur le vide le plus célèbre reste sans doute celui du « Saut dans le vide », dont il présente une photographie dans une fausse édition du « Journal du Dimanche » consacrée à son exploration du vide, le 27 novembre 1960.

En première page du journal, le saut apparaît comme un exploit. L’image est titrée sur le ton du sensationnel : « Un homme dans l'espace ! Le peintre de l'espace se jette dans le vide!». Plus précisément, comme il l’explique dans la légende qui accompagne la photographie, il cherche par cette action à être au plus près de l’espace. « Pour peindre l’espace, je me dois de me rendre sur place, dans cet espace même... sans trucs ni supercheries, ni non plus en avion ni en parachute ou en fusée : [le peintre de l’espace] doit y aller par lui-même, avec une force individuelle autonome, en un mot il doit être capable de léviter ».

Mais est-ce à dire que cette image est authentique ? S’il s’agit manifestement d’un photomontage, la partie truquée n’est pas le saut. Lors de son action, Klein était attendu au sol par une bâche tendue. C’est cette seule « précaution » qui a été effacée de la photographie finale en lui substituant une image de la rue avant le saut.
Klein a donc réellement sauté, expérimentant et s’imprégnant des qualités immatérielles du vide, pour les transmettre à ses œuvres.

 

L’Éponge comme mÉtaphore de l’art

Sculpture éponge bleue sans titre, SE 191, 1959
Pigment pur et résine synthétique,
éponge naturelle sur socle en pierre
28 x 18 x 11 cm
© Adagp, Paris 2007

La sculpture en éponge est, comme le travail sur le vide, l’un des dérivés du Monochrome exploré par Klein. Pratiquée de 1958 jusqu’à sa mort, elle lui offre la possibilité de placer des objets colorés dans l’espace, acquérant l’autonomie que recherchaient déjà les peintures monochromes par rapport au mur. Mais plus encore, l’éponge incarne parfaitement le principe de l’imprégnation.

Dès 1957, Klein déclare que les visiteurs de ses expositions, à la vue de ses Monochromes, doivent être « totalement imprégnés en sensibilité comme des éponges ». Une image sans doute inspirée par la propriété caractéristique de l’éponge - dont il se sert, à cette époque, pour peindre - : l’éponge imprègne en s’imprégnant. En passant de l’outil à l’œuvre, sans l’intermédiaire du tableau, l’éponge donne à voir cette dimension transitive de l’imprégnation.

Les premières sculptures en éponge sont conçues comme des portraits de visiteurs qui s’imprègnent de la peinture imprégnée. L’éponge, matière concrète, devient une métaphore propre à communiquer l’idée de transmission d’une sensibilité artistique.
De ce point de vue, elle peut être comparée à l’utilisation de rouleaux usagés au sein de sculptures, ou au recours aux « pinceaux vivants », ces modèles enduits de peinture lors des séances d’anthropométrie.
L’éponge, modèle et vecteur d’imprégnation, aurait pu devenir emblématique de son œuvre, au même titre que les IKB.

 

L’or et la dÉcouverte de l’illumination de la matiÈre : le rÉel transfigurÉretour sommaire

En 1949, Yves Klein travaille chez un encadreur où il apprend la dorure. Selon ses déclarations, cette expérience est déterminante pour son œuvre : « L’illumination de la matière dans sa qualité physique profonde, je l’ai reçu là, pendant cette année ».

Dès cette époque, l’or représente pour lui la matérialité comme source de lumière, douée d’un principe d’animation, de vie. Mais il faut attendre une dizaine d’année pour que cette matière apparaisse dans son travail sous forme de Monochrome, les Monogolds, c’est-à-dire une « matière vivante » qui assure le passage du visible à l’invisible. En effet, c’est à travers le bleu qu’il a peu à peu théorisé la couleur comme transition entre le corporel et le spirituel. L’or assure désormais cette transition, avec, comme on le verra, les Anthropométries et la peinture ignée.

 

Aux portes de l’ÉternitÉ : les Monogolds

Le Silence est d'or, 1960
Feuilles d’or sur bois, 148 x 114 x 2 cm
© Adagp, Paris 2007

Avec l’exposition, au début de l’année 1960, d’un premier Monogold, Yves Klein réintroduit publiquement la multiplicité des couleurs dans son travail. Mais, à la différence des premiers Monochromes multicolores qui recherchaient une « pleine et pure sensibilité », les Monogolds dépassent le domaine du sensible pour pénétrer celui, plus complexe, d’une alchimie artistique. Matière de l’échange, de la transmutation et du désir d’absolu, l’or figure à lui seul les qualités artistiques qui transfigurent un objet en œuvre d’art.

Plus précisément, les Monogolds comportent souvent deux matières dorées distinctes : des feuilles d’or lissées sur le bois constituant un fond, et d’autres en reliefs figurant des pièces de monnaie, comme c’est le cas dans Le Silence est d’or et dans Ci-gît l’espace, réalisé la même année. Ce double aspect de l’or renvoie à l’étendue de ses pouvoirs. En tant que monnaie d’échange, l’or est promesse d’éternité, tandis qu’en tant qu’il imprègne le tableau, il est déjà cette éternité. L’or, dit Klein, « imprègne le tableau et lui donne vie éternelle ». Il est la matière qui conduit à l’immatériel.

 

La chair est spirituelle : les AnthropomÉtries dorÉes

Anthropométrie sans titre, ANT 92, 1960
Pigment pur et résine synthétique, or,
sur papier marouflé sur toile, 220 x 150 cm
© Adagp, Paris 2007

Inventées en même temps que les Monogolds, les Anthropométries ont, semble-t-il, une fonction opposée. Si le terme vient du critique d’art Pierre Restany, et si Klein s’y référait en parlant plutôt de « pinceaux vivants », les Anthropométries désignent bien une certaine mesure du corps humain.

Réalisées souvent en public, avec des modèles nus enduits de peinture, les Anthropométries sont des empreintes directes du corps sur la toile. Ces peintures, d’où la main de l’artiste est absente, conservent une image au plus près de leur objet. C’est dans ce sens qu’elles présentent une mesure objective du corps.

Ici, il s’agit d’une Anthropométrie dite « statique ». Les corps ont marqué leur empreinte de manière distincte, délimitée et ordonnée. Il existe des Anthropométries « dynamiques » où les corps en mouvement sur la toile tracent des empreintes plus désordonnées. Mais quelles qu’elles soient, les Anthropométries, à l’opposé des Monogolds, évoquent la matière sous son aspect le plus concret.

Pourtant, l’une des premières Anthropométries est dorée sur fond noir, et il en existe plusieurs de cette couleur, comme celle qui est présentée ici.
Faut-il en conclure qu’un lien étroit unit le corps et l’or et que les Anthropométries ne figurent pas tant le corps physique, qu’une certaine spiritualité du corps ? Telle est l’interprétation à laquelle conduit la théorie de la couleur de Klein. En tant qu’intermédiaire entre le corps et l’esprit, le matériel et le spirituel, le visible et l’invisible, elles révèlent, en tant qu’empreintes, l’immatériel que recèle le corps.

Avec les Anthropométries dorées, Klein rejoint le vers des Fleurs du mal de Baudelaire : « Sa chair spirituelle a le parfum des Anges ». L’or des Anthropométries est ce parfum-là.

 

Le feu comme principe d’explication universel : la peinture ignÉe

Vue de l’exposition.
L’illumination et la matière. Salle 9 : le feu

De même qu’il travaille sur le vide et sur l’air en cherchant à maîtriser l’espace, sur le vent et l’eau en exposant des peintures aux intempéries, Klein s’intéresse à un autre élément fondamental, le feu. Après quelques expériences et projets, signalés par Nicolas Charlet dans son ouvrage Yves Klein, sculpteur - des Monochromes bleus brûlés ou une fontaine d’eau et de feu… -, il crée, à partir de 1961, des peintures qui sont presque, au sens propre, «  les cendres » de son art.

Expérimentant cette technique au Centre d’Essais de Gaz de France de la Plaine Saint-Denis, l’artiste utilise, pour réaliser ces œuvres, des modèles enduits de peinture, comme pour les Anthropométries précédentes, mais aussi d’eau, imprimant l’image de leur silhouette mouillée sur le papier. Equipé d’un chalumeau industriel à plusieurs degrés de puissance, il révèle leurs traces en les modelant par le feu. Le corps, passé à l’épreuve du feu, se trouve comme purifié de ses scories.

Cette technique prolonge celle de la peinture à l’or comme révélation de la spiritualité de la chair. Mais loin de ne se rapporter qu’à l’or, elle opère un lien avec les deux autres couleurs chères à Klein. Comme il le confie à Pierre Restany dans un entretien, en avril 1961, « Le feu est bleu, or et rose aussi. Ce sont les trois couleurs de base dans la peinture monochrome, et pour moi, c’est un principe d’explication universel, d’explication du monde ». En analysant les couleurs de la flamme, particulièrement visibles dans la flamme de gaz, Klein indique un principe unificateur qui fait de son œuvre une totalité cohérente, en écho à la totalité du monde : la trilogie des couleurs qui est désormais au cœur de son travail.

 

Le rose et l’expression de l’incarnation : le retour au corpsretour sommaire

Si le bleu est la couleur qui rend visible l’immatériel, et l’or celle qui permet de pénétrer son royaume, le rose signifie une redescente sur terre, comme un esprit qui s’incarne ici bas. Aussi n’est-il pas surprenant que ce soit à l’époque où il attribue cette signification au rose que Klein s’approprie les dogmes chrétiens de la transsubstantiation et de la trinité.

De même que le corps du Christ occupe une place centrale dans la religion, le corps des modèles, dans l’art de Klein, est une source de recherche perpétuelle.
Les Monopinks attirent l’attention sur cette place du corps et de la chair, tandis que les grandes Anthropométries l’exaltent en la monumentalisant.

 

Le troisiÈme moment d’une trilogie : les Monopinks

Grand Monopink, MP 16, 1960
Pigment pur et résine synthétique
sur toile fine, 199 x 153 cm
© Adagp, Paris 2007

Présents dès les premiers monochromes multicolores, les Monopinks n’acquièrent leur pleine signification qu’après l’utilisation et la théorisation du doré. En 1959, Klein perçoit le lien entre ces deux couleurs. « Le prix du sang ne peut être de l’argent, il faut que ce soit de l’or", dit-il, dans sa conférence donnée à la Sorbonne. Ainsi, si l’or est le moyen d’accéder à l’absolu, il permet aussi de revenir au corps et au fluide qui l’anime, le sang. Car le corps a une vertu : il est la source d’inspiration à laquelle l’artiste doit sans cesse retourner.

Ce corps est symbolisé dans le système pictural de Klein par le rose, couleur qui s’ajoute aux deux autres pour parachever sa trilogie. Le rose devient comme le double du bleu, l’autre versant du monde visible. Camille Morineau remarque que, pour reproduire des monochromes bleus, rendre visible la profondeur de leur couleur, le passage d’une trame de magenta pur est nécessaire (catalogue de l’exposition, « De l’imprégnation à l’empreinte, de l’artiste au modèle, de la couleur à son incarnation »). Le rose, aussi bien littéralement que métaphoriquement, précise et renforce le sens du bleu.

Le rose des Monopinks, loin de ne figurer que la couleur de la peau, occupe une fonction dans l’art de Klein au même titre que les deux autres couleurs. Comme le dit encore Camille Morineau (ibid.), « c’est aussi avec les Monopinks… que le système propre à Klein de réversibilité entre charnel et spirituel se tient ». Le rose est le troisième moment de cette réversibilité.

 

Le rose et le bleu : la chair et le sang dans la Grande Anthropophagie

Grande Anthropophagie bleue
Hommage à Tennessee Williams
, 1960

Grande bataille
Pigment pur et résine synthétique
sur papier marouflé sur toile, 276 x 418 cm
© Adagp, Paris 2007

Présentées dans l’exposition comme pendants des Monochromes roses, les grandes Anthropométries traitent, elles aussi, la question de l’incarnation. Parmi ces œuvres souvent spectaculaires, la Grande Anthropophagie bleue. Hommage à Tennessee Williams, renvoie de manière précise à la fragilité et à la souffrance de la chair. En référence à la scène finale du roman Soudain l’été dernier de Tennessee Williams, adapté au cinéma par Joseph Mankiewics en 1959, l’œuvre, par le désordre et la vigueur de ses traces, exprime une grande violence.

Dans le roman, le protagoniste de l’histoire est victime d’une expédition punitive de la part d’enfants dont il a abusé et qui s’attaquent à lui avec des armes de fortune. Par l’intermédiaire de l’héroïne, une jeune femme jouée par Elizabeth Taylor, témoin de la scène, on apprend que des couvercles de boîtes de conserves ont servi à lacérer son corps pour le mettre en lambeaux. Klein s’empare de cette thématique sous le titre non moins violent d’anthropophagie, pour évoquer un univers où se mêlent la chair et le sang, la culpabilité et la pénitence, la faiblesse et la puissance du corps capable de souffrir et d’infliger la souffrance en retour.

Cette Anthropophagie est bleue : elle rappelle l’ambivalence de la chair, terrestre et spirituelle à la fois, porteuse d’une souffrance physique et morale, mortelle et éternelle et, si l’on suit l’artiste dans sa théorie de l’incarnation, proche de la résurrection chrétienne des corps.

 

Conclusion : La trinitÉ artistique de Kleinretour sommaire

Ex-voto dédié à Sainte-Rita de Cascia par Yves Klein, 1961
21 x 14 x 3,20 cm
Pigment pur, feuilles d'or, lingots d'or
et manuscrit dans plexiglas
© Adagp, Paris 2007

Cette trinité de la couleur, de l’esprit et de la chair - ou comme le dit le titre de l’exposition, du corps, de la couleur et de l’immatériel - s’illustre dans quelques triptyques et notamment dans l’une des dernières œuvres de Klein, un ex-voto qu’il crée pour le sanctuaire de Sainte-Rita de Cascia. Appartenant encore aujourd’hui à l’Eglise, il a été prêté par l’institution pour l’exposition.

Composée d’inscriptions énumérant les titres de ses œuvres et de trois compartiments contenant du pigment bleu, du pigment rose et de la poudre d’or, cette pièce, participe à la fois de l’art et de la religion. Elle exprime la haute idée que Klein avait de l’art : une activité dont la valeur égale au moins celle de la religion puisqu’elle est digne d’être dédiée à un être éternel.

 

Bibliographie sÉlectiveretour sommaire

Yves Klein. Corps, couleur, immatériel, Paris, Centre Pompidou, 2006 lien
Nicolas Charlet, Les écrits d'Yves Klein, Paris, Transédition, 2005
Denis Riout, Yves Klein : manifester l'immatériel, Paris, Gallimard, 2004
Yves Klein, Le dépassement de la problématique de l'art et autres écrits, Paris ENSBA, 2001
Nicolas Charlet, Yves Klein, sculpteur, Paris, Ed. de l'Amateur, 2000
Spiritualité et matérialité dans l'œuvre de Yves Klein, Nice, colloque international, Musée d'art moderne et d'art contemporain, Prato, Centro per l'arte contemporanea Luigi Pecci, 2000

Consulter la bande annonce de l’exposition lien

 

Contacts
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Contacter : centre.ressources@centrepompidou.fr

Centre Pompidou, Direction de l’action éducative et des publics, novembre 2006.
Texte : Vanessa Morisset
Maquette: Michel Fernandez
Dossier en ligne sur www.centrepompidou.fr/education/ rubrique ’Dossiers pédagogiques’
Coordination : Marie-José Rodriguez