UN POUVOIR À SUBVERTIR par Nicole Laurin _________________________________________________________________ Comment envisager un autre monde quand les gens perdent confiance envers la chose politique? Au lieu de simplement chercher à bousculer l'ordre établi, peut-être faut-il résister, par en bas, à l'écart des grandes organisations. _________________________________________________________________ Bien des gens n'aiment pas la politique, se méfient des politiciens et de leurs discours. " Ils ont beau se chicaner, ils sont tous les mêmes d'un bord comme de l'autre, toujours prêts à oublier leurs promesses, à renier leurs principes. En politique, plus ça change, plus c'est pareil. " Les personnes qui tiennent ces propos ne sont pas bêtes ou ignorantes. Elles connaissent la valeur de la démocratie; elles s'intéressent même à la politique à leur manière, juste assez pour s'assurer que ça marche comme le chauffage en hiver. Cependant, elles n'y croient pas. Leur incrédulité agace les partisans enthousiastes de la politique, ceux de la gauche tout particulièrement. En effet, une partie de la gauche s'efforce habituellement de mobiliser la population pour accéder au pouvoir, en misant sur l'insatisfaction. La gauche lutte contre le capitalisme, le néolibéralisme, la mondialisation et même, à l'extrême-gauche, contre la social-démocratie. Elle élabore des manifestes et des plans destinés à changer la société. Malheureusement, on croit à tort que changer rime toujours avec améliorer. Lorsque la gauche prend le pouvoir, elle gouverne le plus souvent comme le centre ou la droite; dans le pire des cas, elle provoque un désastre. Pourtant, elle prétend comprendre les problèmes et en détenir la solution. Ces contradictions soulèvent plusieurs questions. Des enjeux paradoxaux N'est-il pas préférable que la gauche demeure dans l'opposition? À la tête des organisations issues des grands mouvements sociaux : le syndicalisme, le mouvement écologique, le féminisme et les autres mouvements d'émancipation. Dans les lieux où se débattent les enjeux de l'économie, de la politique, de la science : la presse et les autres médias, l'université, etc. Surveiller les décideurs politiques, les critiquer, proposer à l'occasion des solutions de rechange, ces tâches sont-elles trop humbles? Pourquoi la gauche tient-elle obstinément à prendre le pouvoir? D'autre part, où se loge ce pouvoir qui serait à prendre? Dans l'État? Rien de moins évident. L'État national a certes la capacité d'user légitimement de la force en vue d'assurer l'ordre. Pour l'essentiel, il joue le rôle de gestionnaire d'un territoire et d'une population, dans le cadre d'un système économique et militaire d'envergure mondiale sur lequel il a peu de prise. En effet, ce système possède ses propres moyens de contrôle et de régulation des États nationaux et de leurs populations. Néanmoins, les États des pays riches ont la liberté de mettre en œuvre des programmes sociaux et d'offrir à leurs citoyens une assez vaste gamme de services. C'est à la gauche qu'il incombe de s'assurer que l'État exerce effectivement ses fonctions d'assistance, de protection et de redistribution car elles représentent un puissant instrument de justice et de progrès social. À cette fin, la gauche doit-elle s'encombrer de l'appareil d'État? Cet appareil fonctionne selon sa logique propre, il a tôt fait d'y assujettir ceux et celles qui détiennent apparemment le pouvoir. Élargissons le débat : l'action politique est-elle la voie à suivre pour transformer le monde? Et d'abord, qu'est-ce qui pourrait rendre le monde meilleur? Arrêter le processus d'appauvrissement des pays du Sud, établir là et ailleurs les conditions d'un développement durable qui profite à l'ensemble de la collectivité. Protéger les ressources et l'environnement naturels. Ces entreprises exigent la transformation du mode de vie des pays développés, axé sur la surproduction et la surconsommation. Elles mettent en cause le règne de l'argent et de la marchandise. Au Nord comme au Sud, il importe aussi de restaurer des rapports plus humains au sein des collectivités, là où la vie sociale est minée par l'esclavage, l'exploitation, le racisme, l'oppression des femmes; là où se détériorent les conditions de l'existence quotidienne : l'habitat rural ou urbain, le travail, la sphère domestique, le mode de prise en charge des enfants, des personnes âgées ou des malades. Comment réaliser d'aussi vastes projets en s'assurant qu'ils ne mèneront pas tout droit au désastre, qu'ils ne jetteront pas des millions de gens dans l'enfer du changement et du progrès? Cela s'est produit au cours de la révolution industrielle et de la révolution communiste, sans oublier le cauchemar de la mondialisation en cours. L'utopie et l'idéal révolutionnaires ont perdu tout crédit. Or, l'action politique de la gauche y puisait l'essentiel de son inspiration et aucune solution globale de remplacement ne se profile à l'horizon. Faudra-t-il désormais se contenter de plus modestes inventions, comme ces recettes de bonne femme pour apprêter les restes qui font au demeurant les meilleurs plats? La résistance : une solide alternative Faudra-t-il compter de plus en plus sur une autre partie de la gauche : ces gens qui n'aiment pas la politique et n'aspirent pas au pouvoir, mais qui sont prêts à résister à l'invasion de la vie tout entière par la logique du marché et du management? Une logique dont les injonctions sont familières - rentabilité, performance, concurrence - et les effets délétères : la multiplication des inégalités, la délitescence des institutions, l'indifférence au bien commun. À cette partie de la gauche appartiennent des jeunes, des marginaux, des artistes qui veulent d'abord et avant tout hurler leur colère et manifester leur refus. Les initiatives qui heurtent la bonne conscience et mettent un peu de sable dans l'engrenage ne sont pas du temps perdu. Néanmoins, la résistance constructive, organisée de manière durable, demeure sans doute la plus solide alternative aux choix imposés par le système. Elle emprunte toujours les formes d'association et de coopération consacrées par l'usage et la tradition, dans différents secteurs : la production, l'emploi, la consommation, le logement, la défense des droits, etc. Elle emprunte aussi des voies nouvelles, celles des groupes populaires autogérés, résultant d'initiatives privées, publiques ou communautaires. L'écart est grand entre une fédération syndicale et une cuisine communautaire mais, sur le terrain propre à chacune, la liberté d'action et l'inventivité font la force des organisations populaires. Force redoutable que les groupes et les partis politiques rêvent sans cesse de mobiliser et l'État de capturer. La résistance déborde aussi le cadre de ces organisations. Elle surgit un peu partout, dans les lieux de travail, les milieux scolaires, les Églises, parfois même dans les rangs des entrepreneurs et des managers. Le plus souvent, elle s'exprime par la parole et l'écriture qui permettent de rassembler dans une réflexion commune ceux et celles que le pouvoir s'efforce de diviser. Reste une gauche invisible et ignorée dont les actes subversifs s'inscrivent au cœur du quotidien, dans l'intimité : les hommes et les femmes qui fabriquent au jour le jour un petit peu d'humanité. Ce sont des pauvres; ils donnent de leur personne, donnent souvent même ce qu'ils n'ont pas : de l'attention, de l'amitié et de la fidélité. Ce sont des faibles qui n'ont jamais eu de pouvoir ou y ont renoncé. Pourtant, fabriquer de l'humanité, n'est-ce pas en permanence faire échec à l'ordre imposé? Que l'on croie ou non à la politique. Sur ces pauvres et ces faibles s'appuie l'espoir d'un monde meilleur, ce monde qui nous habite et nous échappe. Référence : Laurin, Nicole, "Un pouvoir à subvertir", Relations, décembre 2001 (673), p. 12-14. 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