Certaines conditions à remplir par le traducteur d’un ouvrage de sciences humaines sont triviales. Il s’agit d’abord d’un certain nombre de connaissances évidemment requises. Le traducteur doit connaître aussi bien que possible deux langues, de façon à être capable de saisir les nuances du texte original et de les restituer dans la langue cible. Mais, bien entendu, la pratique de la traduction est aussi un exercice qui permet d’élargir la connaissance des deux langues. Des deux langues, il est souhaitable que le traducteur connaisse la langue cible sur le bout des doigts, c’est-à-dire qu’il possède, autant que faire se peut, les automatismes et un sens spontané des nuances propres à cette langue. Qu’il ait besoin d’approfondir, dans chaque cas, certains problèmes de la langue source est moins grave que le fait de ne pas saisir le poids des mots qu’il manie lui-même. Il est par ailleurs souhaitable que, lorsqu’il entreprend de traduire, il se trouve dans un milieu où l’on parle la langue cible. Par exemple, être coupé de la ressource des locuteurs de la même langue, susceptibles d’être interrogés en cas de doute ou même être coupé des bibliothèques spécialisées dans la langue cible, sont des handicaps [1]. Lorsque l’auteur à traduire cite des écrivains de différentes langues, il faut avoir à sa disposition les traductions de référence en langue cible de ces écrivains pour pouvoir les citer. -- Ces problèmes de compétences gagnent en acuité lorsque – mais c’est un cas exceptionnel – la langue cible n’est pas la langue maternelle du traducteur. Pour être un traducteur à part entière, il lui faut alors avoir acquis une pratique très étendue et très longue de sa seconde langue, au point d’en faire un exercice largement automatisé qui n’est plus assimilable à la pratique du thème. On peut dire, cependant, que la situation du thème est révélatrice de problèmes plus généraux que rencontre toute traduction. Première difficulté du traducteur d’origine étrangère : si sa connaissance de la langue d’origine est parfaite – et donc sa compréhension du texte grandement facilitée –, sa connaissance de la langue cible est inévitablement imparfaite. Il aura donc tendance à traduire trop littéralement, à abuser des néologismes ou, dans la mesure où de nombreuses nuances de la langue utilisée lui échappent, à tomber dans les pièges du faux-sens et des expressions grammaticalement fausses ou douteuses. Passé le stade de l’inconscience – qui s’accompagne du sentiment que tout peut se traduire – le traducteur d’origine étrangère finit par avoir le sentiment désagréable qu’il est en fraude dans une langue qui n’est pas la sienne. À tout moment, il peut commettre des erreurs dont il n’a aucun moyen de se rendre compte. Il s’agit moins de contresens, par rapport auxquels il dispose plutôt d’un avantage – d’une compréhension aisée du texte original –, que de faux-sens et de non-sens [4]. Il en commet inévitablement et on le lui fait remarquer. Parfois, tout est à refaire. Un sentiment de honte et d’incompétence radicale s’empare de lui ; il se demande ce qu’il est venu faire dans cette galère. Quels que soient son désir et son plaisir de traduire, la langue choisie ne lui rend guère cet amour et lui tourne le dos. Seule consolation, les traductions des autochtones pèchent fréquemment par un autre travers : le défaut de compréhension ou le contresens. Le traducteur étranger s’accroche alors à ce constat pour ne pas se sentir totalement inutile. Dans un premier temps, la traduction en collaboration sera la seule voie praticable. L’un apporte sa compréhension (presque) parfaite de la langue source et de l’original, l’autre sa connaissance (presque) parfaite de la langue cible. S’engage alors un combat acharné entre les deux points de vue, combat qui, bientôt, fait surgir des problèmes autres que linguistiques. Mais ceux-ci sont déjà suffisamment ardus. C’est en principe l’autochtone qui a le dernier mot, l’étranger pleurant ce qui lui apparaît comme les nuances perdues de l’original. Souvent, ce à quoi l’on aboutit est moins un compromis que la découverte de solutions imprévues. Les ressources des langues sont insoupçonnées et ne peuvent être sous-estimées. Une traduction étant indéfiniment perfectible, le dialogue entre locuteurs des deux langues est en fait la situation idéale qui permet d’éviter à la fois les contresens dus à une compréhension erronée ou approximative de la langue source et les faux-sens et erreurs grammaticales dus à une connaissance insuffisante de la langue cible. Malheureusement, cette méthode de traduction prend beaucoup de temps et se révèle peu rémunératrice pour ceux qui la pratiquent. Du point de vue théorique, les problèmes les plus discutés à ce niveau du débat sont sans doute ceux du choix entre l’assimilation aux habitudes linguistiques de la langue cible et la violence à faire subir à ces habitudes au nom des exigences de la langue source (Benjamin [5]), et de « l’indétermination de la traduction » (Quine [6]), autrement dit de la possibilité même de traduire en dernière instance [7]. Le traducteur en sciences humaines est moins concerné par le premier de ces problèmes que le traducteur d’œuvres littéraires. Le traducteur traduisant dans sa langue maternelle a, en règle générale, tendance à vouloir faire passer le sens du texte original, non sa forme linguistique particulière. En revanche, le traducteur traduisant dans une langue cible qui n’est pas sa langue maternelle a tout d’abord tendance à reproduire la forme linguistique de l’original, à y rester excessivement fidèle. Mais c’est là une distinction qui a été récemment brouillée sous l’influence des théories romantiques de la traduction (notamment Benjamin). Certains théoriciens ont fait de la traduction en général, y compris en philosophie et en sciences humaines, un exercice d’ouverture à l’altérité de la langue source. Pour eux, la fidélité à la syntaxe de l’original est dès lors une exigence et une nécessité. Cette théorie applique à la traduction en sciences humaines des principes développés à propos de la traduction poétique [8]. Ces principes partent de l’idée selon laquelle la traduction du contenu ne restitue pas « l’essentiel » de l’original, autrement dit les connotations inhérentes à la forme (poétique). Or tel n’est pas, en règle générale, le problème de la traduction en sciences humaines. Il faut partir du principe que la prose scientifique – Hegel, Heidegger et quelques autres exceptés – est du même type que le langage courant et ne recèle pas de sens caché dans sa forme. Ce qui importe, par conséquent, c’est la lisibilité et l’intelligibilité. Il ne s’agit pas non plus, pour le traducteur, de « déconstruire » l’original en mettant en avant les connotations métaphoriques des concepts du texte original ; ce serait là confondre traduction et commentaire critique et ériger le traducteur en analyste des virtualités métaphoriques du texte source. -- La traduction est à la fois un exercice herméneutique et une pratique de la langue cible. Cela dit, savoir traduire, c’est aussi savoir évoluer dans deux « formes de vie ». Le traducteur d’origine étrangère sera sans doute toujours défaillant devant des textes littéraires, qu’il ne peut pas, à la manière de Beckett, réécrire au gré des moyens d’expression dont il dispose. Il lui faut se soumettre aux exigences de l’original qui requiert, pour être traduit, la possession de toutes les ressources de la langue cible ; or les siennes sont plus réduites. Mais il peut espérer apprendre, jusqu’à un certain point, le langage savant, au vocabulaire et à la syntaxe plus limités, dans lequel s’expriment les auteurs d’ouvrages de sciences humaines et de philosophie. Se pose alors un autre problème : celui des deux cultures. Avec le sens à traduire, c’est tout un univers de pensée étrangère, c’est une autre culture qui frappe à la porte de la langue et de la culture cibles. Là encore, le traducteur étranger est souvent en fraude. Ce qu’il fait valoir, on le verra, c’est, au moins en partie, un univers intellectuel étranger aux lecteurs auxquels il s’adresse. Ce problème ne se pose pas si le traducteur se contente d’exécuter une commande ; il apparaît dans toute son acuité s’il participe au choix de ce qu’il s’agit de traduire. Car, grâce à la traduction, certaines idées, auxquelles résiste habituellement la culture cible, passeront les frontières et entreront dans le débat d’idées d’une autre culture. Cette résistance peut être justifiée, comme dans le cas d’ouvrages qui défendent des idéologies meurtrières ; dans d’autre cas, elle est injustifiée et correspond à des modes de pensée qui ne se justifient que par l’habitude et le préjugé. -- d’autres. Elle est devenue un puissant argumentaire en faveur du refus de la prose moderne. Cette fascination française pour le passé allemand a même fini par relégitimer certains de ces auteurs en Allemagne. Inversement, les penseurs français ne se sont guère intéressés aux auteurs allemands proches de la « subversion occidentale » qu’ils pratiquaient eux-mêmes. Kant est sans doute l’une des rares exceptions, mais le plus souvent dans la mesure où il était interprété dans un sens positiviste et conservateur. Lorsqu’on s’est détourné de l’influence allemande, à partir des années 1980, c’est plutôt l’influence anglo-saxonne (à laquelle seront annexés Frege, Carnap ou Wittgenstein) qui a pris le relais. De ce point de vue, la pensée allemande était alors globalement identifiée à l’inspiration romantique, passéiste et antidémocratique. Par le biais des traductions, c’est donc aussi le débat intellectuel qui est alimenté entre les deux cultures. Plusieurs stratégies sont possibles dans ce contexte, notamment celle de confirmer les attentes ou d’en prendre le contre-pied ; celle de combler un public fidèle ou d’éveiller la curiosité, les éditeurs ayant généralement tendance à ne pas prendre trop de risques. -- [12] [arrow_article_haut.gif] Théories esthétiques après Adorno (Arles, Actes Sud, 1990) serait un exemple ou Débat sur la justice politique de Rawls et de Habermas, (Le Cerf, 1997) : ce débat a réellement eu lieu, mais n’existe en volume qu’en France, les textes originaux étant publiés en revue. [13] [arrow_article_haut.gif] Die Einbeziehung des Anderen de Habermas aurait dû s’appeler L’inclusion de l’autre. Ce titre suscita le scepticisme de l’éditeur. Le public français était trop peu familiarisé avec ce terme sociologique. L’intégration pouvait servir d’équivalent à L’inclusion ; restait à traduire l’autre. Ce fut finalement L’intégration républicaine qui fut choisi, pour proposer un autre concept de république (Fayard, 1998). La « république » ne pouvait ici avoir qu’un sens kantien et cosmopolite.