Les gens qui ne connaissent pas cette lande perdue ne savent pas ce qu'est le silence : Il cerne la maison, comme solidifié dans cette masse épaisse où rien ne vit, hors parfois une chouette ululante (nous croyons entendre, dans la nuit, le sanglot que nous retenions). La famille ! Aux funérailles, Thérèse occupa son rang. Le dimanche qui suivit, elle pénétra dans l'église avec Bernard qui, au lieu de passer par le bas-côté, selon son habitude, traversa ostensiblement la nef. Thérèse ne releva son voile de crêpe que lorsqu'elle eut pris place entre sa belle-mère et son mari. Un pilier la rendait invisible à l'assistance ; en face d'elle, il n'y avait rien que le ch¦ur. Cernée de toutes parts : la foule derrière, Bernard à droite, Mme de la Trave à gauche, et cela seulement lui est ouvert, comme l'arène au taureau qui sort la nuit : cet espace vide, où, entre deux enfants, un homme déguisé est debout, chuchotant, les bras un peu écartés . Elle traversait, seule, un tunnel, vertigineusement Le jour étouffant des noces, dans l'étroite église de Saint-Clair, ce fut ce jour-là que Thérèse se sentit perdue. Elle était entrée somnambule dans la cage et, au fracas de la lourde porte refermée soudain la misérable enfant se réveillait. Rien de changé . La famille ! Thérèse laissa éteindre sa cigarette ; l'¦il fixe, elle regardait cette cage aux barreaux innombrables et vivants, cette cage tapissée d'oreilles et d'yeux, où immobile, accroupie, le menton aux genoux, les bras entourant ses jambes, elle atteindrait de mourir. Combien d'heures demeurait-elle étendue, sans que la délivrât le sommeil ! Le silence d'Argelouse l'empêchait de dormir : elle préférait les nuits de vent, cette plainte indéfinie des cimes recèle une douceur humaine. Thérèse s'abandonnait à ce bercement. Les nuits troublées de l'équinoxe l'endormaient mieux que les nuits calmes Elle essayait de retrouver ses imaginations nocturnes ; au reste, il n'y avait guère plus de bruit dans Argelouse, et l'après midi n'était guère moins sombre que la nuit. En ces jours les plus courts de l'année, la pluie épaisse unifie le temps, confond les heures ; un crépuscule rejoint l'autre dans le silence immuable. Mais Thérèse était sans désir de sommeil et ses songes en devenaient plus précis ; avec méthode, elle cherchait, dans son passé, des visages oubliés, des bouches qu'elle avait chéries de loin, des corps indistincts que des rencontres fortuites avaient rapprochés de son corps innocent. Un être était dans sa vie grâce auquel tout le reste du monde lui paraissait insignifiant ; quelqu'un que personne de son cercle ne connaissait ; une créature très humble, très obscure ; mais toute l'existence de Thérèse tournait autour de ce soleil visible pour son seul regard, et dont sa chair seule connaissait la chaleur. Ce corps contre son corps, aussi léger qu'il fût, l'empêchait de respirer ; mais elle aimait mieux perdre le souffle que l'éloigner Elle se lève, pieds nus ; ouvre la fenêtre ; les ténèbres ne sont pas froides ; mais comment imaginer qu'il puisse un jour ne plus pleuvoir ? (et Thérèse fait le geste d'étreindre, et de sa main droite serre son épaule gauche - et les ongles de sa main gauche s'enfoncent dans son épaule droite.) Puis le décor se défaisait, devenait moins précis, et il ne restait qu'une charmille, un banc devant la mer. Thérèse, assise, reposait sa tête contre une épaule, se levait à l'appel de la cloche pour le repas, entrait dans la charmille noire et quelqu'un marchait à ses côtés qui soudain l'entourait des deux bras, l'attirait. Un baiser, songe-t-elle, doit arrêter le temps ; elle imagine qu'il existe dans l'amour des secondes infinies. Elle l'imagine, elle ne le saura jamais. La dernière nuit d'octobre, un vent furieux, venu de l'Atlantique, tourmenta longuement les cimes, et Thérèse, dans un demi-sommeil, demeurait attentive à ce bruit d'océan. Mais au petit jour, ce ne fut pas la même plainte qui l'éveilla. Elle poussa les volets, et la chambre demeura sombre ; une pluie menue, serrée, ruisselait sur les tuiles des communs, sur les feuilles encore épaisses des chênes. Le premier jour de mauvais temps ... Combien devrait-elle en vivre au coin de cette cheminée où le feu mourait ? Dans les angles la moisissure détachait le papier. Ce dernier soir avant le retour au pays, ils se couchèrent dès neuf heures. Thérèse avala un cachet, mais elle attendait trop le sommeil pour qu'il vînt. Un instant, son esprit sombra jusqu'à ce que Bernard, dans un marmonnement incompréhensible, se fût retourné ; alors elle sentit contre elle ce grand corps brûlant ; elle le repoussa et, pour n'en plus subir le feu, s'étendit sur l'extrême bord de la couche ; mais après quelques minutes, il roula de nouveau vers elle comme si la chair en lui survivait à l'esprit absent et jusque dans le sommeil, cherchait confusément sa proie accoutumée. D'une main brutale et qui pourtant ne l'éveilla pas, de nouveau elle l'écarta ... Mais le désir transforme l'être qui nous approche en un monstre qui ne lui ressemble pas. Rien ne nous sépare plus de notre complice que son délire : j'ai toujours vu Bernard s'enfoncer dans le plaisir, - et moi je faisais la morte, comme si ce fou, cet épileptique, au moindre geste eût risqué de m'étrangler. Le plus souvent, au bord de sa dernière joie, il découvrait soudain sa solitude ; le morne acharnement s'interrompait. Bernard revenait sur ses pas et me trouvait comme sur une plage où j'eusse été rejetée, les dents serrées, froide. Mimer le désir, la joie, la fatigue bienheureuse, cela n'est pas donné à tous. Thérèse sut plier son corps à ces feintes et elle y goûtait un plaisir amer. Ce monde inconnu de sensations où un homme la forçait de pénétrer, son imagination l'aidait à concevoir qu'il y aurait eu là, pour elle aussi peut-être, un bonheur possible - mais quel bonheur ? Comme devant un paysage enseveli sous la pluie, nous nous représentons ce qu'il eût été dans le soleil, ainsi Thérèse découvrait la volupté. Au petit jour sombre, elle entendit Balion atteler. Encore la voix de Bernard, les piaffements, les cahots de la carriole qui s'éloignait. Enfin la pluie sur les tuiles, sur les vitres brouillées, sur le champ désert, sur cent kilomètres de landes et de marais, sur les dernières dunes mouvantes, sur l'Océan. Thérèse allumait sa cigarette à celle qu'elle achevait de fumer. Vers quatre heures, elle mit un ciré, s'enfonça dans la pluie. Elle eut peur de la nuit, revint à sa chambre. Le feu était éteint, et comme elle grelottait, elle se coucha. Si Bernard était rentré à cette minute dans la chambre, il se fût aperçu que cette femme assise sur le lit n'était pas sa femme, mais un être inconnu de lui, une créature étrangère et sans nom. Elle jeta sa cigarette, déchira une seconde enveloppe. Elle connaît cette joie ... et moi, alors ? et moi ? pourquoi pas moi ? puis elle avait déchiré la première enveloppe. Non, non ; ce n'était pas cette couventine à l'esprit court qui avait inventé ces paroles de feu. Ce ne pouvait être de ce c¦ur sec - car elle avait le c¦ur sec : Thérèse le savait peut-être ! - qu'avait jailli ce cantique des cantiques, cette longue plainte heureuse d'une femme possédée, d'une chair presque morte de joie, dès la première atteinte Thérèse ouvrit la croisée, déchira les lettres en menus morceaux, penchée sur le gouffre de pierre qu'un seul tombereau, à cette heure avant l'aube, faisait retentir. Les fragments de papier tourbillonnaient, se posaient sur les balcons des étages inférieurs. L'odeur végétale que respirait la jeune femme, quelle campagne l'envoyait jusqu'à ce désert de bitume. Elle imaginait la tâche de son corps en bouillie sur la chaussée - et alentour ce remous d'agents, de rôdeurs. Trop d'imagination pour te tuer Thérèse. Au vrai, elle ne souhaitait pas de mourir ; un travail urgent l'appelait, non de vengeance ni de haine : mais cette petite idiote, là-bas, à Saint-Clair, qui croyait le bonheur possible, il fallait qu'elle sût, comme Thérèse, que le bonheur n'existait pas. Si elles ne possèdent rien d'autre en commun, qu'elles aient au moins cela : l'ennui, l'absence de toute tâche haute, de tout devoir supérieur, l'impossibilité de rien attendre que les basses habitudes quotidiennes, - un isolement sans consolations. et soudain s'éveilla en elle le visage inconnu de Julie Bellade, sa grand-mère maternelle -inconnu : on eût cherché vainement chez les Larroque ou chez les Desqueyroux un portrait, un daguerréotype, une photographie de cette femme dont nul ne savait rien, sinon qu'elle était partie un jour. Thérèse imagine qu'elle aurait pu être ainsi effacée, anéantie. La fenêtre était ouverte ; les coqs semblaient déchirer le brouillard dont les pins retenaient dans leurs branches des lambeaux diaphanes. Campagne trempée d'aurore. Comment renoncer à tant de lumière ? Qu'est-ce que la mort ? On ne sait pas ce qu'est la mort. Thérèse n'est pas assurée du néant. Thérèse n'est pas absolument sûre qu'il n'y ait personne. Thérèse se hait de ressentir une telle terreur. Elle qui n'hésitait pas à précipiter autrui, se cabre devant le néant. Thérèse ne redoutait plus la solitude. Il suffisait qu'elle démeurât immobile: comme son corps, étendu dans la lande du Midi, eût attiré les fourmis, les chiens, ici elle pressentait déjà autour de sa chair une agitation obscure, un remous. Balionte avait sans doute négligé de bien fermer la fenêtre : un coup de vent l'ouvrit, et le froid de la nuit emplit la chambre. Thérèse se sentait sans courage pour rejeter les couvertures, pour se lever, pour courir, pieds nus jusqu'à la croisée. Le corps ramassé, le drap tiré jusqu'aux yeux, elle demeurait immobile ne recevant que sur les paupières et sur son front le souffle glacé. L'immense rumeur des pins remplissait Argelouse. mais en dépit de ce bruit d'océan, c'était tout de même le silence d'Argelouse. Thérèse songeait que si elle eût aimé souffrir, elle ne se fût pas si profondément enfoncée sous ses couvertures. Elle essaya de les repousser un peu, ne put demeurer que quelques secondes exposée au froid. Puis, elle y réussit plus longtemps, comme par jeu. Sans que ce fût selon une volonté délibérée, sa douleur devenait aussi son occupation et - qui sait ? sa raison d'être au monde.