Lopposition classique 
          entre histoire et mémoire, posant l'histoire comme la connaissance 
          objective, scientifique et définitive du passé, et la 
          mémoire comme une vulgate subjective, changeante, erronée, 
          a changé. En effet, depuis une quinzaine d'années, la 
          mémoire prise comme lensemble des représentations 
          dun passé - de lhistoire savante à la tradition 
          orale - présente, en tant qu'objet d'étude, un intérêt 
          nouveau pour les historiens. Dans cette perspective de recherche, la 
          mémoire des deux guerres mondiales occupe une place centrale.
          
          Tout d'abord, il convient de souligner la confusion terminologique autour 
          du mot mémoire. Il y a souvent amalgame entre la mémoire 
          proprement dite, capacité inaliénablement individuelle, 
          et la " mémoire " en tant que métaphore, dans 
          un anthropomorphisme souvent peu conscient, pour lensemble des 
          représentations courantes dans une collectivité.
          
          La " mémoire nationale " est sans doute le meilleur 
          exemple de cette ambivalence. Sagit-il de politiques commémoratives, 
          dopinions communes ou majoritaires, de narrations hégémoniques, 
          de mythes nationaux ? À défaut de cerveau national, quel 
          serait le support de cette mémoire : les élites nationales, 
          les discours officiels, les médias ? Selon l'ouvrage dirigé 
          par Pierre Nora, Lieux de mémoire, la "mémoire 
          nationale " semble tout autant le produit dune certaine historiographie, 
          que son objet.
          
          Lhistoire comparée permet d'apporter un nouvel éclairage 
          sur la façon dont différents pays peuvent gérer 
          leur passé.
          
          Si l'on se réfère à la période de loccupation 
          nazie, celle-ci a longtemps été intégrée 
          par chaque pays dans une perspective de singularité. La singularité 
          du régime de Vichy était celle d'un régime proprement 
          français, avec des responsabilités morales toutes particulières 
          ; celle de loccupation allemande des Pays-Bas, marquée 
          par ses efforts de nazification et la tragédie nationale de la 
          famine de lhiver 1944-45 ; ou encore celle de la Belgique, avec 
          les politiques de discrimination entre Flamands et Wallons, et les entreprises 
          séparatistes et annexionnistes.
          
          Dans cette conception, les séquelles de la guerre et le type 
          de " mémoire nationale " engendrée par le conflit 
          auraient été déterminés par les particularités 
          nationales de lévénement même. Cependant, 
          létude comparative des différentes périodes 
          d'occupation fait ressortir qu'en dépit de leur forme particulière, 
          les conséquences furent semblables, sinon identiques : exploitation 
          économique, transfert de la main duvre, génocide, 
          persécutions politiques, lutte contre la résistance.
          
          Deux facteurs semblent primordiaux afin d'expliquer comment, à 
          partir dexpériences partagées, les pays dEurope 
          occidentale ont élaboré des mémoires très 
          différentes. Le premier de ces facteurs concerne les vecteurs 
          de la mémoire de la guerre. 
          
          En France, dès 1945, lEtat nest pas en mesure de 
          promouvoir un consensus sur la période de loccupation. 
          Léconomie politique de la quatrième République 
          encourage la polarisation politique autour des enjeux de mémoire. 
          Plus important encore, la culture associative française engendre 
          une mémoire catégorielle autour dévénements 
          tragiques et marquants : la déportation concentrationnaire, la 
          résistance, la captivité, la mise au travail en Allemagne
 
          - ce quon appellera par la suite " les milieux de mémoire 
          ". Dans la mémoire " française " de loccupation, 
          les particularismes catégoriels, politiques et régionaux 
          priment sur le national.
          
          Le cas des Pays-Bas montre une toute autre gestion du passé. 
          Face à la détresse nationale et à lurgence 
          de la reconstruction, les élites nationales bâtissent une 
          coalition gouvernementale marquant une volonté de dépolitiser 
          la mémoire de loccupation. Aucune revendication particulariste 
          nest reconnue, ni dans les politiques de reconnaissance nationale 
          (monuments, médailles, commémorations), ni même 
          dans les politiques sociales. Les situations "exceptionnelles", 
          y compris celles des anciens concentrationnaires et rescapés 
          du génocide, sont délibérément ignorées, 
          partant du postulat du martyre collectif, indistinct de lensemble 
          de la société néerlandaise. Les " milieux 
          de mémoire " ont le plus grand mal à sorganiser 
          et ne trouvent aucune écoute.
          
          Le deuxième facteur pouvant justifier de la spécificité 
          de la mémoire d'un pays concerne lantériorité 
          d'expériences de guerre. Les traces de mémoire de la deuxième 
          guerre mondiale se greffent sur une mémoire plus ancienne, originelle, 
          celle de la Grande Guerre.
          
          En France, le poilu et la guerre des tranchées sont un modèle 
          pour la génération suivante, qui se conçoit comme 
          une " deuxième génération du feu ". Lexpérience 
          de la Grande Guerre qu'a connue la société française, 
          lui a permis de réagir face aux séquelles dune nouvelle 
          guerre, à la différence d'un pays comme les Pays Bas, 
          sans aucune expérience de "la guerre moderne". Néanmoins, 
          l'émulation de la mémoire de la deuxième guerre 
          mondiale a contribué à une inadéquation entre des 
          multiples expériences individuelles de la guerre nazie et une 
          narration nationale structurée autour du patriotisme, du combat 
          militaire, de lhéroïsme et du deuil collectif. Victimes 
          du génocide et travailleurs requis, soldats captifs et finalement 
          une vaste majorité de la population auront plus de mal quaprès 
          1918 à reconnaître leurs propres trajectoires dans ce récit 
          collectif, et par là, à lier mémoires individuelles 
          et " mémoires " collectives.