OEUVRES COMPLÈTES DE VOLTAIRE MÉLANGES V | Index Voltaire | Oeuvres complètes | Mélanges V (1766-1768) | LETTRE A LAUTEUR DES HONNÊTETÉS LITTÉRAIRES, SUR LES MÉMOIRES DE MADAME DE MAINTENON, PUBLIÉS PAR LA BEAUMELLE. On ne peut lire sans quelque indignation les Mémoires pour servir à lHistoire de madame de Maintenon et à celle du siècle passé. Ce sont cinq volumes dantithèses et de mensonges. Et lauteur est encore plus coupable que ridicule, puisque, ayant fait imprimer les Lettres de madame de Maintenon, dont il avait escroqué une copie, il ne tenait quà lui de faire une histoire vraie, fondée sur ces mêmes lettres, et sur les mémoires accrédités que nous avons. Mais la littérature étant devenue le vil objet dun vil commerce, lauteur na songé quà enfler son ouvrage, et à gagner de largent aux dépens de la vérité. Il faut regarder son livre comme les Mémoires de Gatien de Courtilz(161), et comme tant dautres libelles qui se sont débités dans leur temps, et qui sont tombés dans le dernier mépris. Lauteur commence par un portrait de la société de Mme Scarron, comme sil avait vécu avec elle. Il met de cette société M. de Charleval, quil appelle le plus élégant de nos poètes négligés, et dont nous navons que trois ou quatre petites pièces qui sont au rang des plus médiocres; il y associe le comte de Coligny, quil dit « avoir été à Paris le prosélyte de Ninon, et à la cour lémule de Condé. » En quoi le comte de Coligny(162) pouvait-il être lémule du prince de Condé? quelle rivalité de rang, de gloire et de crédit, pouvait être entre le premier prince du sang, célèbre dans lEurope par trois victoires, et un gentilhomme qui sétait à peine distingué alors? Il ajoute à cette prétendue société « le marquis de La Sablière, qui avait, dit-il, dans ses propos toute la légèreté dune femme. » La Sablière était un citoyen de Paris qui na jamais été marquis. Qui a dit à lauteur que ce La Sablière était si léger dans ses propos? Sied-il bien à cet écrivain de dire que « les assemblées qui se tenaient chez Scarron ne ressemblaient point à ces coteries littéraires dans qui la marquise de Lambert avait formé le projet de détruire le bon goût? » Cet homme a-t-il connu Mme de Lambert, qui était une femme très respectable? A-t-il jamais approché delle? Est-ce à lui de parler de goût? Pourquoi dit-il que dans la maison de Scarron on cassait souvent les arrêts de lAcadémie? Il ny a pas dans tous les ouvrages de Scarron un seul trait dont lAcadémie ait pu se plaindre. Ne découvre-t-on pas dans ces réflexions satiriques, si étrangères à son sujet, un jeune étourdi de province qui croit se faire valoir en affectant des mépris pour un corps composé des premiers hommes de lÉtat et des premiers de la littérature? Comment a-t-il assez peu de pudeur pour répéter une chanson infâme de Scarron contre sa femme, dans un ouvrage quil prétend avoir entrepris à la gloire de cette même femme, et pour mériter lapprobation de la maison de Saint-Cyr? Il attribue aussi à Mme de Maintenon plusieurs vers(163) quon sait être de labbé Têtu, et dautres qui sont de M. de Fieubet. On voit à chaque page un homme qui parle au hasard dun pays quil na jamais connu, et qui ne songe quà faire un roman. « Mlle de La Vallière, dans un déshabillé léger, sétait jetée dans un fauteuil; là elle pensait à loisir à son amant; souvent le jour la retrouvait assise sur une chaise, accoudée sur une table, loeil fixe dans lextase de lamour. » Hé, mon ami! las-tu vue dans ce déshabillé léger? Las-tu vue accoudée sur cette table? Est-il permis décrire ainsi lhistoire? Ce romancier, sous prétexte décrire les Mémoires de madame de Maintenon, parle de tous les événements auxquels Mme de Maintenon na jamais eu la moindre part: il grossit ses prétendus mémoires des aventures de Mademoiselle avec le comte de Lauzun. pourrait-on croire quil a laudace de citer les Mémoires de Mademoiselle, et de supposer des faits qui ne se trouvent pas dans ces mémoires? Il atteste les propres paroles de Mademoiselle: « Elle lui déclara sa passion, dit-il, par un billet quelle lui remit entre les mains au milieu du Louvre, à la face de ses dieux domestiques, en 1671; » il y lut ces mots: « Cest M. le comte de Lauzun que jaime, et que je veux épouser. » Il cite les Mémoires de Montpensier, tome VI, page 53. Il ny a pas un mot de cela dans les Mémoires de Montpensier. Mademoiselle écrivit seulement sur un papier Cest vous, et rien de plus. Il faut en croire cette princesse plutôt que La Beaumelle. La présence des dieux domestiques est fort convenable et du vrai style de lhistoire. Ce qui révolte presque à chaque page, ce sont les conversations que lauteur suppose entre le roi, Mme de Montespan, et la veuve de Scarron, comme sil y avait été présent. « Louis, dit-il, neût point aimé la vérité dans une bouche ridicule enpie-grièche, que Mme de Maintenon savait envelopper dans des paroles de soie. « Mme de Maintenon savait, dit-il, que les amours et les craintes de Mme de Montespan avaient sauvé la Hollande. » Où a-t-il lu que Mme de Montespan sauva la Hollande, qui allait être entièrement envahie si les Hollandais navaient pas eu le temps de rompre leurs digues et dinonder le pays? Comment ose-t-il dire que lorsque Mme de Maintenon mena le duc du Maine à Barèges, elle dit au maréchal dAlbert, en voyant le Château-Trompette: « Voilà où jai été élevée; mais je connais une plus rude prison, et mon lit nest pas meilleur que mon berceau? » Tout le monde sait quelle était née à Niort, et non pas à Bordeaux, et quelle navait jamais été élevée au Château-Trompette. Comment peut-on accumuler tant de sottises et de mensonges? Il fait dire par Mme de Maintenon à Mme de Montespan: « Jai rêvé que nous étions lune et lautre sur le grand escalier de Versailles; je montais, vous descendiez; je mélevais jusquaux nues, et vous allâtes à Fontevrault. » Il est difficile de sélever jusquaux nues par un escalier. Ce conte est imité dune ancienne anecdote du duc dÉpernon, qui, montant(164) lescalier de Saint-Germain, rencontra le cardinal de Richelieu, dont le pouvoir commençait à saffermir. Le cardinal lui demanda sil ne savait point quelques nouvelles. Oui, lui dit-il; vous montez, et je descends. Notre romancier cite les Lettres de madame de Sévigné; et il ny a pas un mot, dans ces lettres, de la prétendue réponse de Mme de Maintenon. Il faut être bien hardi, et croire ses lecteurs bien imbéciles, pour oser dire quen 1681 le duc de Lorraine envoya à Mademoiselle un agent secret déguisé en pauvre, qui, en lui demandant laumône dans léglise, lui donna une lettre de ce prince par laquelle il la demandait en mariage. On sait assez que ce conte est tiré de lHistoire de Clotilde, histoire presque aussi fausse en tout que les Mémoires de Maintenon. On sait assez que Mademoiselle naurait point omis un événement si singulier dans ses mémoires, et quelle nen dit pas un seul mot. On sait que si le duc de Lorraine avait eu de telles propositions à faire, il le pouvait très aisément sans le secours dun homme déguisé en mendiant. Enfin, en 1681, Charles, duc de Lorraine, était marié avec Marie-Éléonore, fille de lempereur Ferdinand III, veuve de Michel, roi de Pologne. On ne peut guère imprimer des impostures plus sottes et plus grossières. Il fait dire à Mme dAiguillon: « Mes neveux vont de mal en pis: laîné épouse la veuve dun homme que personne ne connaît; le second, la fille dune servante de la reine; jespère que le troisième épousera la fille du bourreau. » Est-il possible quun homme de la lie du peuple écrive du fond de sa province des choses si extravagantes et si outrageantes contre une maison si respectable, et cela sans la moindre vraisemblance, et avec une insolence dont aucun libelle na encore approché? Cet homme, aussi ignorant que dépourvu de bon sens, dit, pour justifier le goût de Louis XIV pour Mme de Maintenon, que « Cléopâtre déjà vieille enchaîna Auguste, et que Henri II brûla pour la maîtresse de son père. » Il ny a rien de si connu dans lhistoire romaine que la conduite dAuguste et de Cléopâtre, quil voulait mener à Rome en triomphe à la suite de son char. Aucun historien ne le soupçonna davoir la moindre faiblesse pour Cléopâtre; et à légard de Henri II, qui brûla pour la duchesse de Valentinois, aucun historien sérieux nassure quelle ait été la maîtresse de François Ier. On soupçonna à la vérité, et Mézerai le dit assez légèrement, que « Saint-Vallier eut sa grâce sur léchafaud pour la beauté de Diane, sa fille unique; » mais elle navait alors que quatorze ans(165); et, si elle avait été en effet maîtresse du roi, Brantôme naurait pas omis cette anecdote. Ce falsificateur de toute lhistoire cite Gourville, qui reproche au prince dOrange davoir livré la bataille de Saint-Denis ayant la paix dans sa poche; mais il oublie que ce même Gourville dit, page 222 de ses Mémoires, que « le prince dOrange ne reçut le traité que le lendemain de la bataille. » Il nous dit hardiment que « les jurisconsultes dAngleterre avaient proposé cette question du temps de la fuite de Jacques II: Un peuple a-t-il droit de se révolter contre lautorité qui veut le forcer à croire? » Jamais on ne proposa cette question; on ne la trouve nulle part. La question était de savoir si le roi dAngleterre avait le droit de dispenser des lois portées contre les non conformistes. Cest précisément tout le contraire de ce que dit lauteur. Il savise de rapporter une prétendue lettre de Louis XIV, écrite vers lan 1698 au prince dOrange, depuis roi dAngleterre, conçue en ces termes: « Jai reçu la lettre par laquelle vous me demandez mon amitié: je vous laccorderai quand vous en serez digne; sur ce, je prie Dieu quil vous ait en sa sainte garde. » Quel ministre, quel historien, quel homme instruit a jamais rapporté une pareille lettre de Louis XIV? Est-ce là le ton de sa politesse et de sa prudence? Est-ce ainsi quon sexprime après avoir conclu un traité? Est-ce ainsi quon parle à un prince dune maison impériale qui a gagné des batailles? Lui parle-t-on de sainte garde? Cette lettre nest assurément ni dans les archives de la maison dOrange, ni dans celles de France; elle nest que chez limposteur. Cest avec la même audace quil prétend que Louis XIV, pendant le siège de Lille, dit à Mme de Maintenon: « Vos prières sont exaucées, madame; Vendôme tient mes ennemis, vous serez reine de France. » Si un prince du sang avait entendu ces paroles, à peine pourrait-on le croire. Et cest un polisson nommé La Beaumelle qui les rapporte sans citer le moindre garant! Le roi pouvait-il supposer que le duc de Vendôme tînt ses ennemis pendant quils étaient victorieux et quils assiégeaient Lille? Quel rapport y avait-il entre la levée du siège de Lille et le couronnement de Mme de Maintenon déclarée reine? Qui lui a dit que Mme la duchesse de Bourgogne eut le crédit dempêcher le roi de déclarer reine Mme de Maintenon? Dans quelle bibliothèque à papier bleu a-t-il trouvé que les Impériaux et les Anglais jetaient de leur camp des billets dans Lille, et que ces billets portaient: « Rassurez-vous, Français, la Maintenon ne sera pas votre reine; nous ne lèverons pas le siège? » Comment des assiégeants jettent-ils des billets dans une ville assiégée? Comment ces assiégeants savaient-ils que Louis XIV devait faire Mme de Maintenon reine quand le siège serait levé? Peut-on entasser tant de sottises avec un ton de confiance que lhomme le plus important du royaume noserait pas prendre, sil faisait des mémoires pleins de vérité et de raison? Lhistoire du prétendu mariage de monseigneur le dauphin avec Mlle Chouin(166) est digne de toutes ces pauvretés, et na de fondement que des bruits adoptés par la canaille. On lève les épaules quand on voit un tel homme prêter continuellement ses idées et ses discours à Louis XIV, à Mme de Maintenon, au roi dEspagne, à la princesse des Ursins, au duc dOrléans, etc. Mme de Maintenon assure, selon lui, que le prince de Conti ne commandera jamais les armées, « parce que le roi a toujours été résolu de ne les point confier à un prince du sang. » Et cependant le grand Coudé et le duc dOrléans les ont commandées. Cest avec le même jugement et la même vérité que, pendant le siège de Toulon, il fait dire à Charles XII, occupé du soin de poursuivre le czar à cinq cents lieues de là: « Si Toulon est pris, je lirai reprendre. » De tous les princes quil attaque avec une étourderie qui serait très punissable si elle nétait pas méprisée, M. le duc dOrléans, régent du royaume, est celui quil ose calomnier avec la violence la plus cynique et la plus absurde. Il commence par dire quen 1713 le duc dOrléans traversait le mariage du duc de Bourbon et de la princesse de Conti, et que le roi lui dit tête à tête dans son cabinet: « Je suis surpris quaprès vous avoir pardonné une chose où il allait de votre vie, vous ayez linsolence de cabaler chez moi contre moi. » La Beaumelle était sans doute caché dans le cabinet du roi quand il entendit ces paroles. Ce mot dinsolence est surtout dans les moeurs de Louis XIV, et bien appliqué à lhéritier présomptif du royaume! Tout ce quil dit de ce prince est aussi bien fondé. Il faut avouer quil est très bien instruit, quand il dit que le duc dOrléans fut reconnu régent au parlement, « malgré le président de Lubert, et le président de Maisons, et plusieurs membres de lassemblée, etc. » Le président de Lubert(167) était un président des enquêtes qui ne se mêlait de rien. M. de Maisons(168) na jamais été premier président; il était très attaché au régent, et il allait être garde des sceaux lorsquil mourut presque subitement; et il ny eut pas un membre du parlement, pas un pair, qui ne donnât sa voix dun concours unanime. Autant de mots, autant derreurs grossières dans ce narré de La Beaumelle, sur lequel il lui était si aisé de sinstruire, pour peu quil eût parlé seulement à un colporteur de ce temps-là, ou au portier dune maison. Je ne parlerai point des calomnies odieuses et méprisées que ce La Beaumelle a vomies contre la maison dOrléans dans plus dun ouvrage. Il en a été puni, et il ne faut pas renouveler ces horreurs ensevelies dans un oubli éternel. Mais comment peut-il être assez ignorant des usages du monde, et en même temps assez téméraire, pour dire que « la duchesse de Berry avoua quelle était mariée à M. le comte de Riom, et que sur-le-champ M. de Mouchy demanda la charge de grand maître de la garde-robe de ce gentilhomme? » M. de Riom avoir un grand maître de la garde-robe! quelle pitié! le premier prince du sang nen a point: cette charge nest connue que chez le roi. Enfin tout cet ouvrage nest quun tissu dimpostures ridicules, dont aucune na la plus légère vraisemblance. Cest un livre dun petit huguenot élevé pour être prédicant, qui na jamais rien vu; qui a parlé comme sil avait tout vu; qui a écrit dans un style aussi audacieux quimpertinent pour avoir du pain; qui nen méritait pas, et qui naurait été digne que de la corde, sil ne lavait pas été des petites-maisons. Il se peut que quelques provinciaux, qui navaient aucune connaissance des affaires publiques, aient été trompés quelque temps par les faussetés que ce misérable calomniateur débite avec tant dassurance. Mais son livre a été regardé à Paris avec autant dhorreur que de dédain. Il est au rang de ces productions mercenaires quon tâche de rendre satiriques pour les débiter, ne pouvant les rendre raisonnables, et qui sont enfin oubliées pour jamais. FIN DES HONNÊTETÉS LITTÉRAIRES.