Histoire et mémoire, l'exemple des deux guerres mondiales Pieter Lagrou L'opposition classique entre histoire et mémoire, posant l'histoire comme la connaissance objective, scientifique et définitive du passé, et la mémoire comme une vulgate subjective, changeante, erronée, a changé. En effet, depuis une quinzaine d'années, la mémoire prise comme l'ensemble des représentations d'un passé - de l'histoire savante à la tradition orale - présente, en tant qu'objet d'étude, un intérêt nouveau pour les historiens. Dans cette perspective de recherche, la mémoire des deux guerres mondiales occupe une place centrale. Tout d'abord, il convient de souligner la confusion terminologique autour du mot mémoire. Il y a souvent amalgame entre la mémoire proprement dite, capacité inaliénablement individuelle, et la " mémoire " en tant que métaphore, dans un anthropomorphisme souvent peu conscient, pour l'ensemble des représentations courantes dans une collectivité. La " mémoire nationale " est sans doute le meilleur exemple de cette ambivalence. S'agit-il de politiques commémoratives, d'opinions communes ou majoritaires, de narrations hégémoniques, de mythes nationaux ? À défaut de cerveau national, quel serait le support de cette mémoire : les élites nationales, les discours officiels, les médias ? Selon l'ouvrage dirigé par Pierre Nora, Lieux de mémoire, la "mémoire nationale " semble tout autant le produit d'une certaine historiographie, que son objet. L'histoire comparée permet d'apporter un nouvel éclairage sur la façon dont différents pays peuvent gérer leur passé. Si l'on se réfère à la période de l'occupation nazie, celle-ci a longtemps été intégrée par chaque pays dans une perspective de singularité. La singularité du régime de Vichy était celle d'un régime proprement français, avec des responsabilités morales toutes particulières ; celle de l'occupation allemande des Pays-Bas, marquée par ses efforts de nazification et la tragédie nationale de la famine de l'hiver 1944-45 ; ou encore celle de la Belgique, avec les politiques de discrimination entre Flamands et Wallons, et les entreprises séparatistes et annexionnistes. Dans cette conception, les séquelles de la guerre et le type de " mémoire nationale " engendrée par le conflit auraient été déterminés par les particularités nationales de l'événement même. Cependant, l'étude comparative des différentes périodes d'occupation fait ressortir qu'en dépit de leur forme particulière, les conséquences furent semblables, sinon identiques : exploitation économique, transfert de la main d'œuvre, génocide, persécutions politiques, lutte contre la résistance. Deux facteurs semblent primordiaux afin d'expliquer comment, à partir d'expériences partagées, les pays d'Europe occidentale ont élaboré des mémoires très différentes. Le premier de ces facteurs concerne les vecteurs de la mémoire de la guerre. En France, dès 1945, l'Etat n'est pas en mesure de promouvoir un consensus sur la période de l'occupation. L'économie politique de la quatrième République encourage la polarisation politique autour des enjeux de mémoire. Plus important encore, la culture associative française engendre une mémoire catégorielle autour d'événements tragiques et marquants : la déportation concentrationnaire, la résistance, la captivité, la mise au travail en Allemagne... - ce qu'on appellera par la suite " les milieux de mémoire ". Dans la mémoire " française " de l'occupation, les particularismes catégoriels, politiques et régionaux priment sur le national. Le cas des Pays-Bas montre une toute autre gestion du passé. Face à la détresse nationale et à l'urgence de la reconstruction, les élites nationales bâtissent une coalition gouvernementale marquant une volonté de dépolitiser la mémoire de l'occupation. Aucune revendication particulariste n'est reconnue, ni dans les politiques de reconnaissance nationale (monuments, médailles, commémorations), ni même dans les politiques sociales. Les situations "exceptionnelles", y compris celles des anciens concentrationnaires et rescapés du génocide, sont délibérément ignorées, partant du postulat du martyre collectif, indistinct de l'ensemble de la société néerlandaise. Les " milieux de mémoire " ont le plus grand mal à s'organiser et ne trouvent aucune écoute. Le deuxième facteur pouvant justifier de la spécificité de la mémoire d'un pays concerne l'antériorité d'expériences de guerre. Les traces de mémoire de la deuxième guerre mondiale se greffent sur une mémoire plus ancienne, originelle, celle de la Grande Guerre. En France, le poilu et la guerre des tranchées sont un modèle pour la génération suivante, qui se conçoit comme une " deuxième génération du feu ". L'expérience de la Grande Guerre qu'a connue la société française, lui a permis de réagir face aux séquelles d'une nouvelle guerre, à la différence d'un pays comme les Pays Bas, sans aucune expérience de "la guerre moderne". Néanmoins, l'émulation de la mémoire de la deuxième guerre mondiale a contribué à une inadéquation entre des multiples expériences individuelles de la guerre nazie et une narration nationale structurée autour du patriotisme, du combat militaire, de l'héroïsme et du deuil collectif. Victimes du génocide et travailleurs requis, soldats captifs et finalement une vaste majorité de la population auront plus de mal qu'après 1918 à reconnaître leurs propres trajectoires dans ce récit collectif, et par là, à lier mémoires individuelles et " mémoires " collectives. Pieter Lagrou Chargé de recherche au CNRS CNRS - Institut d'Histoire du Temps Présent (CNRS-ENS Cachan) Tél. : 01.47.40.68.34 Mél : lagrou@ihtp-cnrs.ens-cachan.fr Pieter Lagrou vient de publier sa thèse chez Cambridge University Press sous le titre The Legacy of Nazi-occupation. Patriotic Memory and National Recovery in Western Europe. 1945-1965. Une version française devrait paraître aux Éditions Complexe à la fin de l'année. Spécialiste d'histoire comparative de l'Europe occidentale, il travaille sur l'histoire de la deuxième guerre mondiale et sa mémoire. Bibliographie Pieter Lagrou Séléction sur le thème de la mémoire Ouvrage The Legacy of Nazi-occupation. Patriotic Memory and National Recovery.in Western Europe. 1945-1965 (Cambridge University Press, 1999) 327 p. version française prévue pour fin 2000 aux Editions Complexe Articles (revues ) " Comparaisons européennes " in:" Dossier: La Résistance sans légende " L'Histoire 233 (Juin 1999), pp. 51-53. 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