Il ne reste plus de baguette, souhaitez-vous une baguette traditionnelle ? Le Revenue Management du boulanger Bruno Martin La meilleure boulangerie de mon quartier propose de la baguette standard à 70 centimes d’euro et de la baguette traditionnelle à 95 centimes d’euro. Souvent, j’arrive à la boulangerie trop tard et il n’y a plus de baguette, il me faut alors aller à la boulangerie voisine (50 mètres plus loin) qui propose du pain moins bon (au même prix), mais qui est rarement en rupture de baguette, même à 19h58. Cependant, quelle que soit l’heure, je passe toujours dans la meilleure boulangerie en premier… on ne sait jamais. Souvent, faute de baguette, on me propose une baguette traditionnelle. Lorsque j’ai fait l’effort de venir assez tôt, frustré de m’être dépêché pour rien, je vais 50 mètres plus loin. Cependant, il m’arrive fréquemment de repartir avec une baguette traditionnelle, elle est plus chère mais excellente et j’évite le risque d’avoir à revenir si par hasard l’autre boulangerie était en rupture de stock également… Il m’arrive de penser que le patron de la meilleure boulangerie ferait bien d’investir un peu pour faire des meilleures prévisions de la demande de baguette, mais après tout, n’a-t-il pas raison d’organiser cette pénurie ? En fait, son pain n’est pas fait sur place, mais dans un laboratoire qui dessert une douzaine de boulangeries de la région (avec une seule tournée). Nous allons supposer que chaque boulangerie du pool achète les baguettes 50 centimes d’euros et les baguettes traditionnelles 60 centimes d’euros. En moyenne, on observe qu’il y a 80 demandes de baguettes plus ou moins 15 et 20 demandes de baguettes traditionnelles plus ou moins 5 chaque jour (la distribution est supposée gaussienne). Enfin, nous devons faire une hypothèse sur la probabilité qu’un client accepte d’acheter un type de baguette différent de son souhait initial. Nous supposerons qu’en toute fin de journée, un client a 95 % de chance d’accepter un autre type de baguette, tandis qu’en milieu de journée, il a 70 % de chance d’aller voir ailleurs, la transition entre ces comportements étant modélisée par une courbe en S. Question : combien de baguettes de chaque type doit commander la boulangerie pour maximiser ses bénéfices ? La stratégie naïve consiste à s’aligner sur les probabilités d’arrivées et de commander 80 baguettes classiques et 20 baguettes traditionnelles. Cependant, elle est loin d’être optimale. L’heuristique « Expected Marginal Revenue » (+3,8% de marge brute). Nous constatons qu’une baguette jetée en fin de journée coûte plus cher qu’un client non servi (en effet le prix d’achat est supérieur à la moitié du prix de vente). Pour cette raison, il est préférable de commander moins de baguettes que la demande moyenne. Pour connaître le nombre optimal de baguettes à commander, on peut calculer le revenu escompté de la ième baguette avec la formule : EMR = prix de vente * probabilité de vente(i) – prix d’achat Les résultats sont indiqués dans les tableaux suivants. Baguette classique i 74 75 76 77 78 79 80 EMR 0,04 € - 0,01 € - 0,02 € - 0,06 € - 0,10 € - 0,13 € - 0,17 € Baguette traditionnelle i 16 17 18 19 20 21 22 EMR 0,19 € 0,11 € 0,02 € - 0,08 € - 0,18 € - 0,28 € - 0,37 € L’heuristique propose d’acheter 74 baguettes et 18 baguettes traditionnelles. Cela fait gagner 3,8 % de marge brute… parce que nous avons supposé que les clients non servis reviennent quand même (position dominante). Notons que cette heuristique est largement utilisée dans les compagnies aériennes sous le nom EMSR (Expected Marginal Seat Revenue [1]). Le principe est de faire de la segmentation par les prix (faire payer plus cher les clients qui n’ont pas le temps de chercher le meilleur tarif, c'est-à-dire ceux qui achètent à la dernière minute) et donc de déterminer le nombre de place à proposer à chaque tarif ainsi que le nombre de place proposées en surbook. Notons que la position dominante n’est pas nécessaire dans ce cas parce que toutes les compagnies d’aviations sans exceptions font de la segmentation par les prix. La solution optimale (+5,8%). La méthode EMR serait optimale si les clients souhaitant un type de baguette refusaient tout le temps de changer leur souhait en cas de rupture de stock. La solution optimale compte tenu des hypothèses que nous avons faites consiste à acheter 24 baguettes traditionnelles et seulement 69 baguettes classiques. Dans notre exemple, l’espérance de revenu se calcule analytiquement, en fonction du nombre de baguettes commandés mais dans la plupart des problèmes réels de revenue management, il est nécessaire de recourir à des techniques de simulation. Nous observons que la solution optimale consiste à créer de la pénurie de baguette classique pour améliorer les ventes de baguettes traditionnelles à plus forte marge. Cette stratégie combine une mutualisation des risques sur le produit à plus forte marge qui permet d’améliorer légèrement la qualité de service globale (la probabilité d’entrer dans la boulangerie alors qu’il n’y a plus aucune baguette est plus faible) tout en pratiquant une forme déguisée de segmentation par les prix qui améliore la revenu (on imagine mal que le prix de la baguette change en cours de journée). On retrouve cette stratégie dans l’industrie hôtelière, ce n’est pas par hasard qu’un hôtel une étoile (*) soit juste à côté d’un hôtel ** ou *** du même groupe. Cela améliore le taux de remplissage de l’hôtel le plus cher et rassure les clients pressés sur leurs chances d’obtenir une chambre pour la nuit, quitte à payer plus cher. D’ailleurs, l’expérience montre que l’hôtel le moins cher est très souvent complet… Mettons nous donc à la place du réceptionniste d’un hôtel * qui voit arriver un homme d’affaire sur le coup de 21h qui demande une chambre pour le soir même. Même s’il reste des chambres libres, il a la consigne de répondre : « Je suis désolé, plus aucune chambre n’est disponible, mais je peux essayer de vous trouver une chambre au ** juste à côté… ou bien à l’hôtel * qui est situé à 5 km d’ici ». Cette politique est connue sous le nom de Revenu Management de place et est pratiquée par tous les grands groupes hôteliers.