logo Figaro

Liban : démasquer les faux-semblants d’une guerre, par Edward Luttwak

Par Edward Luttwak *.
 Publié le 25 août 2006
Actualisé le 25 août 2006 : 23h40
  • 3 colonnes
  • moins
  • plus
  • Envoyer à un ami
  • Imprimer l'article
  • Rss
  • Acquérir les droits pour cet article
  • Les archives
  • Forum
logo FIGARO Fermer le fenêtre

logo FIGARO Fermer le fenêtre

Tout de suite après la guerre du Kippour, en octobre 1973, le monde arabe s’était réjoui de voir le mythe de l’invincibilité de l’armée israélienne ébranlé par une armée égyptienne qui avait franchi le canal de Suez ainsi que par l’offensive syrienne dans le Golan. En Israël, les responsables politiques et militaires étaient sévèrement critiqués pour la perte de 3 000 soldats dans une guerre qui s’est terminée sans victoire décisive. Le premier ministre de l’époque, Golda Meïr, le ministre de la Défense, Moshé Dayan, le responsable des Forces de défense d’Israël, David Elazar, et le chef des services de renseignements de l’armée, étaient tous discrédités avant d’être rapidement congédiés.
 
Il a fallu un certain temps avant que le sens des proportions ne prévale à nouveau. Et, paradoxalement, ce sont les dirigeants égyptiens et syriens qui ont été les premiers à le retrouver. Tandis qu’en Israël et partout dans le monde les commentateurs se désolaient ou se réjouissaient de la perte de la suprématie militaire israélienne, le président égyptien Anouar El-Sadate autant que le président syrien Hafez El-Assad reconnaissaient sobrement que leurs pays avaient frôlé de très près une défaite encore plus catastrophique qu’en 1967 et qu’il était, dès lors, impératif d’éviter une nouvelle guerre. C’est ce qui a conduit Sadate sur le chemin de la paix et Assad à conclure, en 1974, un cessez-le-feu sur le Golan, qui n’a jamais été violé depuis.
 
Il est facile d’interpréter rétrospectivement la guerre du Kippour. Israël a été pris par surprise, parce qu’un bon travail de renseignement a été mal interprété dans un climat marqué par une confiance excessive, voire de l’arrogance. Dans bien des cas, laissés quasiment sans protection, les zones de front n’avaient pas pu résister. Les Égyptiens avaient un excellent plan de bataille et combattaient bien. Les tanks syriens avançaient hardiment, attaquant en vagues successives pendant trois jours et trois nuits. Tant et si bien qu’au bout de quarante-huit heures Israël paraissait au bord de la déroute sur les deux fronts.
 
Mais aussitôt, comme Tsahal était pleinement mobilisé et que les brigades de réservistes qui constituent 90 % de ses forces étaient prêtes à se déployer, les Israéliens ont arrêté à la fois l’avancée de l’armée égyptienne et celle de l’armée syrienne, avant d’entamer, presque aussitôt, leur propre offensive. Quand la guerre a pris fin, les forces israéliennes étaient à une centaine de kilomètres du Caire et à une trentaine de kilomètres de Damas. Leur succès a été masqué par le choc de l’attaque surprise initiale, par des « surréactions » pleines d’émotivité et par la difficulté à percer les faux-semblants du conflit.
 
 
L e même phénomène se reproduit maintenant avec la guerre du Liban et la grossière erreur d’interprétation qui s’en est suivie. Personne ne devrait être surpris que les missiles antichars les plus récents puissent percer le blindage des chars d’assaut les plus lourds et les mieux protégés. Mais les tanks israéliens ont quand même réussi à limiter les pertes. De la même manière, l’absence de protection contre les missiles à courte portée équipés de petites ogives relève du simple bon sens : ils ne sont pas assez puissants pour justifier de dépenser des milliards de dollars pour le dernier système d’armes laser grand comme un terrain de football...
 
D’autres erreurs d’interprétation plus graves sont aussi manifestes. Ainsi, au lieu de réfuter la liesse victorieuse de cheikh Hassan Nasrallah, de nombreux commentateurs à travers le monde répètent et cautionnent ses affirmations selon lesquelles le Hezbollah a combattu plus courageusement que les soldats des armées régulières des pays arabes lors des guerres précédentes. Mais en 1973, après avoir franchi le canal de Suez par milliers, les fantassins égyptiens avaient tenu bon devant l’avancée des chars d’assaut israéliens. Ils se trouvaient en terrain découvert, en plein désert, sans aucune des protections ou des caches dont le Hezbollah disposait dans les villages libanais bâtis en pierre.
 
Il est vrai qu’Israël n’avait pas de plan de bataille cohérent. En conséquence, même les bombardements dont les objectifs étaient les mieux définis ont été très destructeurs (quoiqu’avec un effet dissuasif puisque la Syrie n’a pas bougé). De la même manière, du début à la fin, les actions au sol de l’armée israélienne ont été hésitantes et peu concluantes. Israël n’a pas appliqué un plan qui avait pourtant été élaboré avec soin et qui combinait astucieusement des offensives maritimes, aériennes, terrestres, à la fois rapides et en profondeur au-delà du front afin que ses troupes remontent ensuite vers la frontière en détruisant les arrières des positions du Hezbollah.
 
C e plan est resté dans les cartons en raison des faibles pertes civiles israéliennes. S’attendant à être la cible de milliers de missiles (sans système de guidage) lancés en tirs de barrage par le Hezbollah, Israël pensait que leur nombre, combiné à leur effet de souffle destructeur, compenserait leur imprécision et tuerait beaucoup de civils, peut-être des centaines chaque jour. Pareil bilan aurait rendu nécessaire, et justifié politiquement, une offensive de grande envergure engageant plus de 45 000 soldats, au prix sans doute de la perte de centaines d’entre eux.
 
Mais le Hezbollah a choisi de disperser ses missiles sur le terrain, les confiant à des milices villageoises capables de les mettre à l’abri des attaques aériennes, ainsi que des tirs d’artillerie et des drones d’observation, mais sans pour autant être en mesure de les lancer simultanément vers une cible désignée. Les Israéliens n’ont eu à déplorer qu’un ou deux morts civils par jour et non des centaines. Même au bout de trois semaines, le bilan total était moins lourd que celui de certains attentats suicides. Cela rendait politiquement inacceptable une offensive qui aurait entraîné la mort de jeunes soldats et de pères de famille. Enfin, une telle offensive n’aurait pas éliminé le Hezbollah car il s’agit d’un mouvement politique et pas seulement d’une armée ou d’une milice.
 
Voilà pourquoi le résultat de la guerre est sans doute plus satisfaisant que ce que beaucoup pensent. Contrairement à Yasser Arafat qui combattait pour une Palestine éternelle plutôt que pour les Palestiniens, et qui était toujours prêt à sacrifier leur prospérité et leur sécurité au nom de la cause, Nasrallah compte sur le soutien politique de la population du Sud-Liban. Ayant implicitement accepté la responsabilité du déclenchement de la guerre, Nasrallah a ordonné au Hezbollah de s’occuper de la reconstruction rapide des villages et des villes jusqu’à la frontière israélienne. Sa base populaire est maintenant l’otage de la bonne conduite du Hezbollah. Il ne peut plus guère se permettre d’engager un nouveau cycle de combats qui, une fois de plus, entraînerait de larges destructions.
 
 
* Expert en stratégie, consultant militaire, membre du Center for Strategic and International Studies de Washington. Copyright : Project Syndicate 2006. Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz.
 
 

Tout de suite après la guerre du Kippour, en octobre 1973, le monde arabe s’était réjoui de voir le mythe de l’invincibilité de l’armée israélienne ébranlé par une armée égyptienne qui avait franchi le canal de Suez ainsi que par l’offensive syrienne dans le Golan. En Israël, les responsables politiques et militaires étaient sévèrement critiqués pour la perte de 3 000 soldats dans une guerre qui s’est terminée sans victoire décisive. Le premier ministre de l’époque, Golda Meïr, le ministre de la Défense, Moshé Dayan, le responsable des Forces de défense d’Israël, David Elazar, et le chef des services de renseignements de l’armée, étaient tous discrédités avant d’être rapidement congédiés.

 
Il a fallu un certain temps avant que le sens des proportions ne prévale à nouveau. Et, paradoxalement, ce sont les dirigeants égyptiens et syriens qui ont été les premiers à le retrouver. Tandis qu’en Israël et partout dans le monde les commentateurs se désolaient ou se réjouissaient de la perte de la suprématie militaire israélienne, le président égyptien Anouar El-Sadate autant que le président syrien Hafez El-Assad reconnaissaient sobrement que leurs pays avaient frôlé de très près une défaite encore plus catastrophique qu’en 1967 et qu’il était, dès lors, impératif d’éviter une nouvelle guerre. C’est ce qui a conduit Sadate sur le chemin de la paix et Assad à conclure, en 1974, un cessez-le-feu sur le Golan, qui n’a jamais été violé depuis.
 
Il est facile d’interpréter rétrospectivement la guerre du Kippour. Israël a été pris par surprise, parce qu’un bon travail de renseignement a été mal interprété dans un climat marqué par une confiance excessive, voire de l’arrogance. Dans bien des cas, laissés quasiment sans protection, les zones de front n’avaient pas pu résister. Les Égyptiens avaient un excellent plan de bataille et combattaient bien. Les tanks syriens avançaient hardiment, attaquant en vagues successives pendant trois jours et trois nuits. Tant et si bien qu’au bout de quarante-huit heures Israël paraissait au bord de la déroute sur les deux fronts.
 
Mais aussitôt, comme Tsahal était pleinement mobilisé et que les brigades de réservistes qui constituent 90 % de ses forces étaient prêtes à se déployer, les Israéliens ont arrêté à la fois l’avancée de l’armée égyptienne et celle de l’armée syrienne, avant d’entamer, presque aussitôt, leur propre offensive. Quand la guerre a pris fin, les forces israéliennes étaient à une centaine de kilomètres du Caire et à une trentaine de kilomètres de Damas. Leur succès a été masqué par le choc de l’attaque surprise initiale, par des « surréactions » pleines d’émotivité et par la difficulté à percer les faux-semblants du conflit.
 
 
L e même phénomène se reproduit maintenant avec la guerre du Liban et la grossière erreur d’interprétation qui s’en est suivie. Personne ne devrait être surpris que les missiles antichars les plus récents puissent percer le blindage des chars d’assaut les plus lourds et les mieux protégés. Mais les tanks israéliens ont quand même réussi à limiter les pertes. De la même manière, l’absence de protection contre les missiles à courte portée équipés de petites ogives relève du simple bon sens : ils ne sont pas assez puissants pour justifier de dépenser des milliards de dollars pour le dernier système d’armes laser grand comme un terrain de football...
 
D’autres erreurs d’interprétation plus graves sont aussi manifestes. Ainsi, au lieu de réfuter la liesse victorieuse de cheikh Hassan Nasrallah, de nombreux commentateurs à travers le monde répètent et cautionnent ses affirmations selon lesquelles le Hezbollah a combattu plus courageusement que les soldats des armées régulières des pays arabes lors des guerres précédentes. Mais en 1973, après avoir franchi le canal de Suez par milliers, les fantassins égyptiens avaient tenu bon devant l’avancée des chars d’assaut israéliens. Ils se trouvaient en terrain découvert, en plein désert, sans aucune des protections ou des caches dont le Hezbollah disposait dans les villages libanais bâtis en pierre.
 
Il est vrai qu’Israël n’avait pas de plan de bataille cohérent. En conséquence, même les bombardements dont les objectifs étaient les mieux définis ont été très destructeurs (quoiqu’avec un effet dissuasif puisque la Syrie n’a pas bougé). De la même manière, du début à la fin, les actions au sol de l’armée israélienne ont été hésitantes et peu concluantes. Israël n’a pas appliqué un plan qui avait pourtant été élaboré avec soin et qui combinait astucieusement des offensives maritimes, aériennes, terrestres, à la fois rapides et en profondeur au-delà du front afin que ses troupes remontent ensuite vers la frontière en détruisant les arrières des positions du Hezbollah.
 
C e plan est resté dans les cartons en raison des faibles pertes civiles israéliennes. S’attendant à être la cible de milliers de missiles (sans système de guidage) lancés en tirs de barrage par le Hezbollah, Israël pensait que leur nombre, combiné à leur effet de souffle destructeur, compenserait leur imprécision et tuerait beaucoup de civils, peut-être des centaines chaque jour. Pareil bilan aurait rendu nécessaire, et justifié politiquement, une offensive de grande envergure engageant plus de 45 000 soldats, au prix sans doute de la perte de centaines d’entre eux.
 
Mais le Hezbollah a choisi de disperser ses missiles sur le terrain, les confiant à des milices villageoises capables de les mettre à l’abri des attaques aériennes, ainsi que des tirs d’artillerie et des drones d’observation, mais sans pour autant être en mesure de les lancer simultanément vers une cible désignée. Les Israéliens n’ont eu à déplorer qu’un ou deux morts civils par jour et non des centaines. Même au bout de trois semaines, le bilan total était moins lourd que celui de certains attentats suicides. Cela rendait politiquement inacceptable une offensive qui aurait entraîné la mort de jeunes soldats et de pères de famille. Enfin, une telle offensive n’aurait pas éliminé le Hezbollah car il s’agit d’un mouvement politique et pas seulement d’une armée ou d’une milice.
 
Voilà pourquoi le résultat de la guerre est sans doute plus satisfaisant que ce que beaucoup pensent. Contrairement à Yasser Arafat qui combattait pour une Palestine éternelle plutôt que pour les Palestiniens, et qui était toujours prêt à sacrifier leur prospérité et leur sécurité au nom de la cause, Nasrallah compte sur le soutien politique de la population du Sud-Liban. Ayant implicitement accepté la responsabilité du déclenchement de la guerre, Nasrallah a ordonné au Hezbollah de s’occuper de la reconstruction rapide des villages et des villes jusqu’à la frontière israélienne. Sa base populaire est maintenant l’otage de la bonne conduite du Hezbollah. Il ne peut plus guère se permettre d’engager un nouveau cycle de combats qui, une fois de plus, entraînerait de larges destructions.
 
 
* Expert en stratégie, consultant militaire, membre du Center for Strategic and International Studies de Washington. Copyright : Project Syndicate 2006. Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz.
 
 

Liens Commerciaux

Liens Sponsorisés