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Allo, checkpoint, ici citizen Bishara
publié le jeudi 17 mars 2005

Yvette Reynaud-Kherlakian - Pour La Palestine n°44
 
Un bon livre que ce Checkpoint - insistant et habilement décousu. Azmi Bishara y fait, en courts chapitres, l’exploration géopolitique, sociologique, psychologique, éthique du barrage routier - soit le checkpoint - institutionnalisé par un pouvoir israélien qui entend bien déposséder l’autochtone palestinien de tout sens personnel de l’orientation.

Un bon livre que ce Checkpoint - insistant et habilement décousu. Azmi Bishara y fait, en courts chapitres, l’exploration géopolitique, sociologique, psychologique, éthique du barrage routier - soit le checkpoint - institutionnalisé par un pouvoir israélien qui entend bien déposséder l’autochtone palestinien de tout sens personnel de l’orientation. Mais il arrive que le sbire en armes gesticule un peu trop au checkpoint et sa fébrilité - qui sue la peur de ne pas terroriser assez « le terroriste en puissance » - rétablit une sorte d’équilibre monstrueux entre oppresseur et opprimé. Aussi la façon de dire le checkpoint et ses œuvres est-elle - comme la substance du récit d’Azmi Bishara - kaléidoscopique : dialogue socratique qui accouche, redoublement d’ironie, d’un surcroît de perplexité ; réflexion qui tricote les contradictions en feignant de s’y empêtrer ; échappée songeuse mais jamais idyllique vers l’avant-checkpoint ; constatation preste et narquoise de la solidité des plis des us et coutumes ; indignation feutrée ou dénonciation acérée... Azmi Bishara sait de quoi il parle et il sait en parler sur tous les tons. Suivons le guide.

Au milieu de nulle part...

Le checkpoint durable - qui n’empêche pas le barrage volant mais qui l’encadre - est d’abord, nous dit l’auteur, une conséquence de la « sacralisation  » de Jérusalem, laquelle a enfanté, en même temps que les faubourgs planifiés par la politique israélienne, des amas de maisons tout juste habitables mais produits, eux, par des autochtones résolus à rester sur l’emplacement de leurs villages. De leur côté, « les Maîtres du checkpoint  » n’entendaient pas laisser ces «  constructions de pirates  » - et les pirates constructeurs - s’incorporer à la VILLE. Faute de pouvoir les détruire toutes et tous, il fallait les expulser idéalement de Jérusalem, tout comme les villages palestiniens qui avaient encore le front de se situer en bonne place entre Jérusalem et Ramallah ou à proximité d’une colonie présente ou à venir... Et voilà comment le checkpoint devint le centre, non pas d’un paysage articulé selon la nature du relief et le choix qu’ont fait des hommes de vivre là, à flanc de colline ou dans la vallée, mais d’une topographie idéale qui démarque appartenance ou non-appartenance à la Ville selon la boulimie rongeuse de « l’Etat du checkpoint ». L’implantation des colonies complique les calculs mais favorise l’enkystement d’un barrage à l’entrée d’une route de contournement, en bordure d’un village, au cœur d’un quartier...

Le checkpoint et ses avatars

La ligne idéale de démarcation entre « l’Etat du checkpoint  » - peuplé d’habitants légitimes - et « le pays des checkpoints » - engorgé de résidents à « vocation exogène  » - finit par ressembler à un tracé de sismographe, si bien qu’un mur de complément est nécessaire ici ou là pour arrimer le regard affolé par le fractionnement des chemins. Ainsi le mur qui coupe la ville de Beit Jala d’un ensemble de routes reliant plusieurs colonies et la met hors de portée visuelle et chicanière de la colonie de Gilo rattachée, elle, à la municipalité de Jérusalem. Mais des colons de Gilo qui, en achetant leur appartement avaient payé la vue sur Beit Jala, son couvent, ses maisons entamées par des incursions militaires et punitives, n’entendaient pas en être privés. Alors ils ont fait peindre sur toute la largeur et la hauteur du mur le paysage qu’il leur cachait. On sait que l’art éternise un modèle périssable...

Le checkpoint se révèle exportable. Ainsi l’aéroport de Munich s’est doté d’une excroissance réservée aux habitants de « l’Etat du checkpoint » et aux voyageurs désireux de s’y rendre. On y subit les tracasseries inhérentes au modèle mais le cadre a l’élégance métallique et vitrée des grands départs et les exécutants sont allemands, si bien qu’ils peuvent garder la placidité de qui ne fait que participer pour le bien de tous à la lutte contre le terrorisme international...

Ainsi le chekpoint, originellement « non-lieu  » où la juxtaposition d’éléments hétéroclites suffit à barrer le passage, prend du corps en s’institutionnalisant. Il fallait une volonté humaine pour pallier le manque initial de structure. C’est ce qui se dégage de la dispersion même des chapitres du livre : en effet la nonchalance du procédé est au service de l’acuité du coup d’œil de l’auteur qui débusque une cohérence sournoise là où n’apparaissait qu’une suite d’improvisations. Le checkpoint est devenu «  un espace qui contrôle l’espace public  ». Son existence et son fonctionnement
-  tour à tour ubuesque ou kafkaïen - sont en eux-mêmes un réquisitoire contre l’Etat israélien qui l’a inventé.

Le checkpoint, les travaux et les jours

C’est de la même façon que Azmi Bishara traque au « pays des checkpoints » les remous du temps qu’il fait chez les maîtres du checkpoint. La presse et la télévision, fournisseurs patentés d’émotions fortes et de sentiments humanitaires, ont fini par banaliser - planté dans un décor jaunâtre, pelé, crevassé, suant le désespoir - le spectacle israélo-palestinien des longues attentes : voitures plaquées au sol et coffres béants, passagers débraillés par la fouille, piétons statufiés ou courant vers la sortie dans la poussière ou dans la boue, soldats impavides ou arrogants...

Azmi Bishara donne voix humaine - claironnante ou souterraine - au tableau. On proteste par ci, on braille par là. Mais surtout on se téléphone - du et au checkpoint- entre gens d’avant ou d’après le checkpoint : pour avoir des informations sur le rythme et le climat des contrôles, sur des rumeurs d’allongement ou de suppression du couvre-feu, sur le rot du dernier-né... Il importe peu que la conversation soit pauvre : son rôle est de maintenir le cordon ombilical avec le logis, les enfants, les amis, tout ce qui reste de la vraie vie. Sur les lieux mêmes, on peut bien engager, à l’intérieur d’une voiture, à propos du «  gentil soldat, méchant soldat  » par exemple, un dialogue véhément et embrouillé ; il a tôt fait de s’essouffler en soliloque impuissant. C’est que le checkpoint n’est pas un lieu d’échange : pour chacun, il s’agit d’en sortir au plus vite.

Le checkpoint tronçonne le temps comme l’espace. C’est d’abord l’obtention - toujours soumise à des démarches tatillonnes - d’autorisations spécifiées par leur format et leur couleur, puis le temps imprévisible de l’attente qui déterminent l’accès au temps de vivre : travail, études, soins médicaux, assistance à un parent proche... Le passage est pour beaucoup affaire de survie. Ce qui n’empêche pas les militaires de service de prolonger la fouille d’une ambulance où gît un malade visiblement mal en point.

Pourtant, on se marie encore avec éclat au « pays des checkpoints  », même si l’imbroglio des zones fait de la réunion d’une assemblée de noce un prodige d’astuce et de persévérance. La carte d’invitation portera par exemple un échelonnement de dates et d’heures - en prévision d’un couvre-feu intempestif ; on négociera sur place - avec au besoin évanouissement de la mariée, le passage d’invités ne figurant pas dans la liste soumise aux autorités. A Bethléem, l’interdiction de tout rassemblement nocturne fait que les festivités sont annoncées comme « soirée à 13h  » à l’hôtel des étoiles de midi. Il suffit alors de tirer les rideaux sur la lumière du jour et vive la mariée !

On meurt aussi au pays des checkpoints - et même plus facilement qu’ailleurs - et aucun cadavre n’est assez innocent pour permettre à la piété des survivants de circuler entre avant et après checkpoint. L’installation d’un checkpoint cisaille le réseau d’activités et de relations humaines d’un quartier, d’un village, d’une région. Elle fait surgir çà et là les petits métiers de la misère. Il y a ceux qui se débrouillent. Non loin d’eux, il y a les trafiquants qui pompent les derniers filets de la sève économique. Il y a même « le terroriste », providence du checkpoint, capable de cacher des armes dans une ambulance ou une pastèque. Sinon, on est surtout chômeur et pauvre au pays des chekpoints.

Que suis-je ? Qui suis-je ?

Mais, chômeur ou député à la Knesset - comme l’est Azmi Bishara -, on a le temps de penser au pays des checkpoints. On pourrait avoir la tentation de cajoler sa condition de victime mais au vu de ce que les maîtres du checkpoint ont fait de cette condition-là, il vaut mieux penser à autre chose, objectivement. Le malheur est que tout - accords d’Oslo, Intifada 1 et 2, fonctionnement de l’Autorité palestinienne, machisme, racisme, fanatisme, identité - vous ramène au constat amer de votre dépendance, lequel risque bien de doubler le checkpoint extérieur d’un checkpoint intérieur encore plus oppressant...

On peut, comme cette femme de ménage chargée d’enfants et de soucis, se perdre dans les images télévisées de la princesse Diana et pleurer ainsi sans souffrir ; on peut s’agripper au jeu social des préséances comme le font ces dignitaires dans un cortège funèbre boudiné par les goulots d’étranglement du passage. On peut se faire martyr ou industriel de La Cause. On peut se souvenir. L’imaginaire a ses habitudes pour tromper la vie, tromper la mort.

Et puis, n’auraient-ils pas avalé leur invention, les maîtres du checkpoint ? A voir les passagers israéliens s’agiter dans l’avion qui les amène à Tel Aviv, on pourrait croire qu’ils ne se sentent jamais tout à fait assis : dans leur identité nationale ? dans leur statut de dominant ? «  Papa, dans la guerre, Saron tire sur Saron ?  » demande la petite Wajd. On a envie de croire que la vérité sort de la bouche des enfants.

Car il y a les enfants. Ce n’est pas par hasard si Azmi Bishara ouvre et achève son livre sur les faits et dits de sa fille, la petite Wajd qui a tout à recréer, entre contrefort parental et miasmes empoisonnés du checkpoint. Il faut la protéger, certes, mais sans prétendre la sauver des questions qui croupissent dans les silences du checkpoint. N’est-ce pas, citizen Bishara ?

Yvette Reynaud-Kherlakian

Checkpoint, oar azmi Bishara, Actes Sud, 2004, 250 pages, 22.80 € (traduction Rachid Akel)