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Guerre du gaz ou guerre sociale ?

L’insurrection populaire qui a renversé en octobre 2003 le président de la république bolivienne, Gonzalo Sánchez de Lozada - et qui, au moment où j’écris [mai 2004], trouve une extension dans l’appel à une grève générale illimitée à partir du mois de mai - vaut à mon avis que l’on s’y intéresse pour plusieurs raisons. En premier lieu, bien sûr, du fait même que les Boliviens aient osé renverser un gouvernement par une insurrection venue de la base, un événement impossible à notre niveau de modernité selon les assurances des experts ès fin de l’Histoire ; rien que pour avoir démenti ce préjugé intéressé, nous devons déjà dire merci. Cette action d’éclat est d’autant plus remarquable qu’il ne s’agissait pas de renverser une junte quelconque de gorilles en voie d’extinction, mais un gouvernement élu avec toutes les bénédictions légales de la démocratie parlementaire (sans que cela fasse une grande différence dans la manière de répondre aux demandes des gouvernés) ; de sorte qu’il n’est pas très exagéré de dire que la révolution bolivienne a pris, dès le début, directement pour cible de ses attaques le mensonge démocratique, cœur de l’idéologie aujourd’hui dominante.

Plus que contre tel ou tel gouvernement, les ouvriers et paysans de Bolivie se sont soulevés contre l’ensemble de l’ordre politique, social et économique actuellement en place, outrepassant les consignes des diverses organisations. A l’origine, la question désignée par la presse internationale comme motif de l’agitation - l’exportation de gaz naturel pour le compte et au bénéfice d’entreprises étrangères, l’espagnole Repsol étant une des premières d’entre elles - a simplement fourni l’occasion à divers mouvements d’opposition de se regrouper. Du reste, le scandale qui mit le feu aux poudres n’était pas anodin : la loi sur les hydrocarbures, promulguée par le gouvernement de Sánchez de Lozada sous la pression du FMI, livre les ressources de combustible fossile du pays quasiment gratuitement aux entreprises multinationales qui les ont « découvertes » l’Etat bolivien ne se réservant qu’une taxe de 18 % applicable sur le brut à sa sortie du puits qui, après avoir été raffiné et élaboré dans des entreprises au Chili, en Argentine ou au Brésil, sera revendu à la Bolivie au prix du marché mondial.

Les conditions dans lesquelles les clauses de la vente furent signées - manque de transparence, corruption sans frein et violation manifeste des lois du pays -, mises en lumière par des députés d’opposition, suscitèrent l’indignation générale, jusqu’au dernier des démocrates bien-pensant. La particularité de faire transiter l’exportation du gaz par les ports du littoral pacifique que l’Etat chilien avait arraché à la Bolivie lors de la guerre de conquête de 1879 a ajouté à cette indignation le poison du ressentiment patriotique.

Mais tout cela n’aurait évidemment rien soulevé de plus que les protestations verbales polies de politiciens et de journalistes si, pour d’autres raisons, on n’avait pas été dans une situation propice à une insurrection. Je ne me réfère pas ici à ce que les médias, mal nommés « de communication », ne cessent d’invoquer pour expliquer les événements, à savoir les conditions de vie extrêmement misérables de la majorité des Boliviens. A vrai dire, la réputation de « pays le plus pauvre du continent » dont jouit cette république andine doit beaucoup aux vertus miraculeuses des statistiques, grâce auxquelles l’habitant le plus pauvre des bidonvilles de Mexico ou de Sao Paolo jouit d’un revenu par tête en dollars plusieurs fois supérieur à celui des paysans boliviens qui, eux, produisent la majeure partie de ce qu’ils consomment (biens qui ne figurent pas dans les statistiques puisqu’ils n’ont pas le statut de marchandises), par une participation purement théorique à un produit national brut beaucoup plus élevé.

En fin de compte, la pauvreté qui affecte la Bolivie n’est pas pire, même si on en parle plus, que celle du reste de l’Amérique latine. Et si l’aggravation des conditions de vie au cours de la dernière décennie s’est heurtée dans ce pays à une résistance populaire plus déterminée et plus efficace que dans d’autres endroits, ce n’est pas tant à cause de l’extrémité de la misère que grâce à la persistance de traditions d’auto-organisation communautaires qui rendent possible une résistance ferme et digne à chaque nouvel assaut du pouvoir, justement parce que les communautés ont toujours résisté, même sans en avoir clairement conscience, à cet assaut essentiel et incessant qu’est la mainmise de l’Etat et du marché sur l’ensemble des relations sociales.

L’insurrection d’octobre n’a pas été une révolte de masses amorphes d’affamés mais un mouvement très bien organisé à partir des assemblées, des communautés paysannes, des associations de voisinage et des comités de grèves, qui ont su coordonner les luttes de manière autonome dans tout le pays, et entraîner finalement les appareils syndicaux et politiques. « Aucun chef ni aucun parti politique n’a dirigé ce soulèvement populaire. (...) Ce sont les travailleurs boliviens de la base qui ont viré à coups de pieds au cul le gouvernement assassin de Goni (Gonzalo Sánchez de Lozada). Personne, ni individu ni parti, ne peut revendiquer avoir été à la tête du conflit », a reconnu le secrétaire exécutif de la Central Obrera Boliviana (COB, Centrale ouvrière bolivienne), Jaime Solares, à la fin octobre. Il disait la simple vérité, même si on ne peut pas faire confiance en matière d’autonomie ouvrière à un dirigeant syndical de ce niveau.

Mort et résurrection du mouvement des mineurs ; une amère victoire du capital

Le mouvement syndical des mineurs, organisé depuis les années 1940, a constitué le noyau des milices populaires qui se sont battu pour l’obtention du suffrage universel, de la réforme agraire et de la nationalisation des mines et autres ressources pendant la révolution démocratique national-progressiste de 1952. Pendant plus de trente ans, les mineurs regroupés dans la Centrale ouvrière bolivienne surent se faire respecter des différents gouvernements, qu’ils aient été militaires ou civils, de droite ou de gauche. Désabusés par le nationalisme « révolutionnaire » dont les ambitions progressistes se rétrécissaient tous les jours davantage, ils se rapprochèrent de la gauche marxiste, des trotskystes en particulier.

A la fin des années 1980, le Movimiento Nacionalista Revolucionario (MNR, Mouvement nationaliste révolutionnaire) - ce même parti qui avait été à la tête de la révolution de 1952, et avait entre-temps abandonné toute velléité révolutionnaire ou même nationaliste - revenait au pouvoir pour démanteler ce qui avait été acquis, privatisant les entreprises qu’il avait autrefois nationalisées. Ce fut le premier mandat présidentiel de Gonzalo Sánchez de Lozada. Le projet de privatisation se fracassa, dans le cas des mines, contre la résistance massive des ouvriers. Le gouvernement coupa alors dans le vif en décrétant la fermeture des entreprises minières étatiques sous prétexte qu’elles n’étaient plus rentables à cause de la chute des prix de l’étain sur les marchés mondiaux. C’est alors que plusieurs mines sont tombées entre des mains privées, les plus rentables dans celles du président lui-même.

Plus de cinquante mille travailleurs ont alors perdu leur poste de travail. Beaucoup d’entre eux s’organisèrent en coopérative pour arracher les quelques restes de métal au déblayement des mines ; d’autres déménagèrent et changèrent de métier, passant à l’agriculture ou à d’autres occupations. Ce fut la fin du mouvement ouvrier le plus vigoureux et le plus combatif d’Amérique latine. Mais cette victoire du pouvoir amorça sa défaite. Les mineurs, en se dispersant aux quatre vents, emportaient avec eux les semences de la révolte et propagèrent çà et là l’usage des armes qui leur avaient déjà servi, l’organisation syndicale et la dynamite.

Les « cocaleros »

Le mouvement des cultivateurs de coca de la région tropicale du Chapare, menacés par la campagne d’éradication des plants de coca que l’ambassade des Etats-Unis, gouvernement de fait du pays, impose sous le prétexte extravagant de « guerre à la drogue », est l’un des avatars les plus importants du syndicalisme des mineurs.

Rappelons pour mémoire que la majeure partie de la production de coca bolivienne ravitaille le marché intérieur pour satisfaire la coutume ancestrale de consommation des feuilles sous forme de pijchu (chique) ou d’infusion, privée et absolument hygiénique. Seule une petite partie sert à l’élaboration de la cocaïne, ce dérivé chimique dont l’industrie est dominée par les mafias militaires et d’extrême droite que les paysans n’ont aucun intérêt à, ni envie de défendre. La culture de la coca n’est pas une profession très lucrative, quoique certainement un peu moins désavantageuse que les cultures « alternatives » prévues par les plans d’éradication dont le but est clairement d’éradiquer non pas précisément le trafic de drogue mais plutôt un secteur agricole traditionnel qui, à l’intérieur d’une économie spoliée sans vergogne par des intérêts étrangers, reste un facteur d’indépendance économique non négligeable et assure la subsistance de plus de 35 000 familles.

Le Movimiento al socialismo (MAS, Mouvement pour le socialisme) est l’organisation politique qui regroupe la majorité des militants cocaleros, héritier plus ou moins indirect de l’ancien Parti communiste. Il est à la tête de la plupart des municipalités du Chapare, où il organise la résistance paysanne et a aussi réalisé d’importants ouvrages d’infrastructure (écoles et routes). Aux dernières élections présidentielles [juin 2002], son candidat, le leader cocalero Evo Morales, est arrivé à la seconde place après Sánchez de Lozada, faisant ainsi du MAS la seconde force politique du pays qui attire toujours plus les classes moyennes et adopte des positions politiques de plus en plus modérées.

Les communautés paysannes

Mais il faut chercher les antécédents directs des événements d’octobre à l’autre extrémité du pays, parmi les paysans aymaras de la région du lac Titicaca qui, en 2000 et 2001, s’étaient battu courageusement contre l’armée. Ils ont une organisation syndicale propre, la Confederación Sindical ?Única de Trabajadores Campesinos de Bolivia (CSUTCB, Confédération syndicale unique des travailleurs de la campagne de Bolivie), dont les ayllus (communautés agraires traditionnelles) constitutent la véritable base.

La réforme agraire de 1953, en rendant la terre aux paysans, l’a dûment parcellisée en lots individuels de propriété privée afin d’incorporer la population rurale à l’économie de marché. Néanmoins, la tradition communautaire a survécu dans la culture des terres communales, les aynis (services d’entraide), le travail en collectivité pour la réalisation des ouvrages publics (écoles, routes, puits, canaux d’irrigation, assistance aux malades et aux invalides) et, surtout, la prise de décisions en assemblées générales qui élisent chaque année leurs « autorités » les mallkus (chefs) et maires, révocables à tout moment et soumis rigoureusement aux mandats et à la vigilance permanente de l’assemblée, chargés de diriger les récoltes collectives, représenter la municipalité à l’extérieur et administrer la justice selon le droit coutumier des paysans indigènes. Ainsi, les communautés sont autosuffisantes tant dans leur politique que leur économie, et n’ont de leçon en commmunisme à recevoir d’aucun parti, pas plus que de leçons en démocratie de la soi-disant civilisation occidentale qui les colonise. Le Movimiento Indigena Pachacuti (MIP, Mouvement indigène pachacuti), dirigé par le secrétaire général de la CSTUCB, Felipe Quispe, surnommé « El Mallku » propose un « communisme communautaire » fondé sur la confédération des ayllus (communautés agraires). Notons que la revendication de traditions précapitalistes n’implique aucune hostilité de principe envers les technologies modernes ; une des revendications la plus marquante du mouvement paysan est, par exemple, de répartir les tracteurs entre communautés.

Les communautés paysannes, leurs assemblées et autorités élues, ne jouissent en Bolivie d’aucune reconnaissance officielle ni d’aucun statut juridique ; elles vivent en outre dans la majeure partie des municipalités aymaras en perpétuel conflit avec les maires et autres autorités officielles nommés d’en haut par le gouvernement. Il en découle, par conséquent, une situation de double pouvoir de fait qui, si elle n’a pas été le détonateur le plus immédiat du soulèvement d’octobre, en a été tout au moins l’explosif qui l’a rendu possible.

La rébellion des communautés de Sorata et Warisata

Les protestations ont commencé quand les organes de la justice d’Etat ordonnèrent l’incarcération de dirigeants communautaires de la province d’Omasuyos (département de La Paz) accusés, sans réel fondement, de la mort violente de deux individus qui avaient été jugés comme voleurs de bétail selon le droit traditionnel aymara. Je dis « sans réel fondement » parce ni la peine de mort ni la vengeance par le sang ne font partie des procédés habituels de la justice indigène. Il s’agissait donc d’une attaque dirigée clairement contre l’autogestion interne des communautés ; ce qu’elles comprirent tout de suite. Les protestations, les manifestations et grèves de la faim des autorités communales s’étendirent à tout le Nord de l’Altiplano, et trois mille paysans marchèrent sur La Paz, siège du gouvernement, pour exiger la libération des détenus.

C’est précisément à ce moment-là que le scandale de l’exportation du gaz naturel fut révélé. Les veuves et filles des vétérans de la guerre du Chaco de 1932-1935, furieuses devant une telle dilapidation du patrimoine national, durement conquis par leurs défunts, furent les premières à manifester leur opposition. Elles furent suivies par les étudiants et les partis de l’opposition qui paralysèrent plusieurs fois la ville de La Paz avec des manifestations. Puis, finalement par le mouvement paysan qui s’emparait de la revendication du gaz et appelait au barrage des routes de l’Altiplano, mis en place à partir de la mi-septembre 2003.

Le 20 septembre, le gouvernement envoie des forces de l’armée et de la police au secours d’un groupe de touristes isolés par le blocus dans la localité andine de Sorata, à l’Est du lac Titicaca. Tout le long de la route, les habitants reçoivent les soldats à coups de pierres et ce n’est qu’en faisant largement usage de leurs armes à feu, d’avions et d’hélicoptères qu’ils parviendront à se frayer un chemin jusqu’à Sorata. Les paysans, armés de fusils et de dynamite, n’abandonnent pas pour autant la résistance ; dans la localité de Warisata, un soldat et cinq habitants meurent au cours d’une fusillade entre insurgés et forces spéciales de l’armée.

L’insurrection d’El Alto et la grève générale d’octobre

Les barrages sur les routes s’amplifient ; le 28 septembre, la COB, qui entre-temps était parvenue à se sortir d’une longue crise interne, appelle à la grève générale illimitée et au barrage des routes au niveau national, exigeant la nationalisation du gaz et la démission du président. Le leader du MAS, Evo Morales, s’oppose à la grève et aux barrages, invoquant le danger d’un putsch d’extrême droite ; il ne changera d’opinion que lorsque le mouvement s’étendra. Ce qui, de toutes façons, n’empêchera pas le gouvernement de lui accorder l’honneur immérité de le désigner comme meneur de la révolte.

Dans le même temps, les dirigeants paysans poursuivent leur grève de la faim dans la ville d’El Alto, banlieue pauvre située au-dessus de La Paz, à la limite de l’Altiplano, là même où les insurgés aymaras de Julián Apasa firent le siège de la ville en 1781. Faubourg interminable constitué de petites maisons grisâtres en pisé enserré par de vastes chemins de terre qui se perdent à l’horizon du plateau, El Alto, ville aymara, s’instaure capitale de la révolte. Le 8 octobre, les associations de voisins déclarent une grève civique générale illimitée ; les affrontements armés avec la police et l’armée, qui interviennent avec des tanks et des hélicoptères, éclatent dès le lendemain. Des milliers d’habitants descendent dans la rue pour dresser des barricades aux côtés des mineurs et des paysans qui arrivent de toutes parts, et parviennent à faire reculer les forces de l’Etat avec des pierres, des cocktails Molotov et des bâtons de dynamite. A la tombée de la nuit du 10 octobre El Alto est aux mains du peuple en armes.

La situation stratégique du lieu ne pouvait être plus favorable aux insurgés : depuis El Alto, on domine l’aéroport, le centre de distribution des hydrocarbures et la majeure partie des routes reliant La Paz au reste du pays. Les paysans des environs viennent compléter l’encerclement en coupant les autres routes d’accès à la ville gouvernementale. Un groupe de mineurs tente de s’emparer de la centrale hydroélectrique de Milluni, au pied de la Cordillère.

Les militaires, craignant que le combustible pour leurs véhicules et leurs avions leur vienne à manquer, tentent de recouvrer leur pouvoir sur la zone insurgée avec une violence désespérée et une brutalité accrue. Les habitants d’El Alto résistent héroïquement, empêchant la sortie d’un convoi de camions-citernes d’essence escortés par la police et l’armée. Les militaires battent en retraite et se replient dans leur caserne, tandis que les affrontements entre la police et les manifestants se prolongent toute la nuit. Le lendemain, dimanche 12 octobre, les forces de l’Etat parviennent à se frayer un chemin, en tirant sur la foule avec fusils et mitraillettes à partir d’hélicoptères ; vingt-cinq insurgés, acculés sur le pont du Río Seco meurent sous une pluie de balles. On dénombrera plus de quarante morts lorsque le convoi d’essence, soutenu par les raffales des mitraillettes de l’armée, parviendra finalement à emprunter l’autoroute de La Paz. La victoire militaire des forces gouvernementales se convertit aussitôt en déroute politique et morale ; les tueries sans discrimination indignent presque tout le monde et avivent d’autant plus l’énergie des insurgés. Le lundi 13 octobre, la population de La Paz se joint finalement au soulèvement ; les comités de quartiers appellent à une marche de solidarité avec El Alto et de protestation contre les tueries, tandis que les habitants d’El Alto descendent dans la ville au cri de « Maintenant, guerre civile ! ».

Ce même lundi, les affrontements avec la police gagnent toute la ville tandis que protestations, manifestations, grèves et barrages des routes s’étendent à tout le pays, Cochabamba, Santa Cruz, Potosí, Sucre, etc. Les Etats-Unis, l’Organisation des Etats américains (OEA), l’armée et les organisations patronales apportent leur soutien au président constitutionnel Sánchez de Lozada, qui à son tour dénonce la « violence » des opposants et le complot subversif ourdit par les terroristes et les trafiquants de drogue visant à détruire la démocratie bolivienne. Mais de moins en moins de gens prennent au sérieux les discours toujours plus délirants de l’élu, même parmi les classes moyennes ; journalistes, intellectuels et artistes, tous en chœur, demandent sa démission. Le vice-président lui-même, l’historien Carlos Mesa, critique la répression militaire et prend publiquement ses distances avec Sánchez de Lozada, sans toutefois renoncer à sa charge, s’offrant ainsi implicitement en solution de rechange pour un compromis qui ne saurait attendre. La grève est presque totale dans la ville de La Paz : les transports, de toutes façons paralysés par le manque d’essence, sont rejoints par les enseignants, les bouchers, les boulangers, les commerçants sur les marchés, etc. Des renforts arrivent de toutes parts soutenir les grévistes : paysans des provinces du Nord par milliers, cocaleros des Yungas, mineurs en armes d’Oruro et de Potosí.

Le gouvernement, se voyant acculé, ordonne la confiscation de quelques journaux d’opposition et, tout aussi maladroitement, menace de poursuivre devant les tribunaux quiconque réclamera l’abdication du président (alors la majorité du pays), tout en proposant de soumettre la loi sur les hydrocarbures à un référendum et se déclarant prêt à négocier. Mais il est trop tard ; personne ne veut plus parler à l’assassin des habitants d’El Alto. Tout le pays est dressé contre le gouvernement ; les manifestations s’étendent jusque dans les coins les plus reculés du territoire, des plaines du Chaco à la frontière avec le Paraguay jusqu’aux forêts tropicales impénétrables du Beni en bordure de l’Amazonie.

L’encerclement de La Paz se resserre. Plus aucun transport ; les commerces sont fermés. Le ravitaillement commence à manquer. Réunions publiques, assemblées, manifestations et affrontements sporadiques avec la police se succèdent dans les rues désertées par le trafic habituel, dans un calme tendu jusqu’à l’insupportable. Finalement, la nouvelle se répand dans la nuit du dimanche 19 octobre que le président s’est enfui à Santa Cruz dans un hélicoptère militaire, et de là en avion pour Miami, d’où il présentera formellement sa démission le lendemain. Le vice-président assume alors le pouvoir et demande une trève de 90 jours afin de remettre en ordre les affaires du pays. Les organisations d’opposition lui accordent cette faveur ; le calme revient, momentanément tout au moins.

Les 90 jours de Mesa : résumé d’une fraude annoncée

La trève s’est achevée avec le résultat qui était à prévoir, c’est-à-dire rien. Le nouveau président s’est montré tout à fait le digne successeur du fugitif Sánchez de Lozada, poursuivant la même politique avec quelques retouches de façade (le gaz est ainsi exporté par l’Argentine au lieu de l’être par le Chili). Les mouvements sociaux se préparent à se remobiliser. Le 8 avril 2004, la COB et le mouvement paysan de l’Altiplano appellent à une grève générale illimitée et au barrage des routes à partir du 2 mai, exigeant la nationalisation du gaz et du pétrole, l’abrogation de la loi sur les hydrocarbures et de celle sur les retraites et, plus généralement, l’arrêt des politiques néolibérales.

Entre-temps, le MAS, ancien parti des cultivateurs de coca dominé de plus en plus par ses députés issus de la classe moyenne, se tourne vers une conception du « socialisme » respectueux de la propriété privée et de l’ordre institutionnel. Ses dirigeants s’opposent ouvertement aux grèves et aux manifestations, les boycottent et tentent d’empêcher la base des syndicats et des mouvements sociaux qu’ils contrôlent d’y participer, invoquant à nouveau le risque d’un coup d’Etat imminent et allant jusqu’à diffamer les dirigeants de la COB comme « paramilitaires » et complices du fascisme. Morales est sans aucun doute en train de parier sur sa victoire aux prochaines élections présidentielles prévues en 2007. Sa nouvelle image de responsable et de modéré lui permet d’engranger les applaudissements de la presse ; il est cependant à craindre qu’il risque, par-là même, de perdre le soutien des bases paysannes et ouvrières dont il envisage de capitaliser les votes.

Maintenant, à la mi-mai [2004], les barrages des routes, les grèves et les manifestations d’enseignants, de routiers et du personnel de santé, menacés par la privatisation des services publics, recommencent à se multiplier et s’ajoutent aux mobilisations des paysans et des mineurs. Les délégations arrivent de toutes parts à la localité de Patacamaya, d’où doit partir le 13 la marche sur La Paz « pour la récupération des hydrocarbures, la dignité et la souveraineté » mots d’ordre que les paysans du département oriental de Santa Cruz, qui se préparent à occuper les puits pétroliers, commencent à mettre en pratique.

La nationalisation du gaz et du pétrole est devenue « le mot d’ordre qui fait bouger et unit les pauvres de Bolivie » selon les termes d’un journaliste bolivien. On peut se demander après tout si ce mot d’ordre n’est pas à double tranchant, car tout en unissant les divers mouvements sociaux autour d’un but commun et accroissant leur pouvoir d’attraction il les rend perméables à l’influence des fractions les plus progressistes de la bourgeoisie nationale (qui aspirent à devenir les futurs gestionnaires des industries nationalisées) et même de la droite la plus fascisante, en détournant l’attention de ce qui au départ faisait le fond de la lutte, à savoir la confrontation entre les communautés paysannes et l’Etat, entre les assemblées libres et souveraines des ayllus et le despotisme politico-militaire couvert par le système électoral qu’ils appellent démocratie, entre les coutumes ancestrales de vie commune et l’économie dominante de concurrence, de destruction et de gaspillage, entre deux manières, en somme, radicalement incompatibles de concevoir la vie et la convivialité entre êtres humains.

Il y a quelques semaines, de l’autre côté de la frontière, les paysans aymaras de la localité péruvienne d’Ilave (Puno) se sont soulevés contre l’Etat et ont assassiné le maire imposé par le gouvernement « parce qu’il était mauvais et corrompu ». Largement approuvé par les paysans des deux côtés de la frontière néocoloniale qui les sépare, cet acte arrive sans doute au moment opportun pour rappeler quelle fut l’origine de cette guerre et ses buts.

Les paysans et ouvriers de Bolivie ont donné l’exemple aux peuples du monde d’un soulèvement contre les conséquences d’un ordre économique, politique et social qui nie la vie en permanence. Il suffit maintenant que tous comprennent ce que les communautés insurgées de l’Altiplano ont compris, c’est-à-dire qu’ils ont entre leurs mains le fil qui leur permettra de sortir du labyrinthe sanglant du désordre dominant, l’expérience des assemblées communales et des comités de quartier, leur usage ancestral de l’entraide et de la culture commune respectueuse de la terre, et ce qui est derrière, le souvenir ancien mais toujours vivant d’un monde sans propriété ni argent, un bien-être à la portée de tous qu’aujourdhui aucune politique de développement ne se risque à promettre.

Kaypachapi, mai 2004

L. A. B./F. E. S.

(traduit de l’espagnol par J.-P. V.)



(19 décembre 2006)


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