Numéro 322
Comptes rendus

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Michel Biard

Lectures et pratiques de l’espace. L’itinéraire de Coquebert de Montbret, savant et grand commis d’État (1755‑1831)

Notice bibliographique

Isabelle Laboulais-Lesage, Lectures et pratiques de l’espace. L’itinéraire de Coquebert de Montbret, savant et grand commis d’État (1755‑1831), Paris, 1999, Honoré Champion, 753 p.


Avec cet ouvrage, issu d’une thèse de vaste ampleur commencée avec le fonds Monbret de la bibliothèque municipale de Rouen et étendue ensuite très largement à de multiples fonds d’archives et bibliothèques, Isabelle Laboulais‑Lesage nous livre presque le portrait d’un inconnu, le portrait d’un de ces grands commis de l’État qui se prêtent en général plutôt aux études prosopographiques (songeons bien sûr aux enquêtes de Catherine Kawa). Portrait ne signifie pas pour autant biographie au sens classique du terme. En effet, peu de développements concernent par exemple les racines de Coquebert de Monbret et l’homme a laissé des traces infimes de ses opinions politiques, si tant est qu’il en ait eu puisque sa carrière paraît marquée du sceau du loyalisme à l’égard du pouvoir en place (et ladite carrière commence en 1774 pour s’achever sous la Restauration!). Le portrait qu’Isabelle Laboulais‑Lesage nous donne à découvrir est celui d’un homme qui, par l’intermédiaire de ses fonctions consulaires, puis de ses différentes responsabilités administratives, est devenu tout autant un voyageur qu’un savant bien intégré dans les cercles intellectuels grâce à des réseaux de sociabilité patiemment tissés et soigneusement entretenus.

Né à Paris en 1755, dans une famille noble, Coquebert de Monbret obtient son premier poste en 1774, à l’âge de dix‑neuf ans, comme commissaire de la marine de France à Hambourg. En 1777, il devient consul général auprès des villes hanséatiques, puis, en février 1789, il obtient le poste d’agent de la marine et du commerce de France à Dublin (poste pour lequel il ne quitte Paris qu’en septembre 1789, sans pour autant qu’il nous laisse ses états d’âme sur les bouleversements en cours). Rentré en France dans l’hiver 1792, la déclaration de guerre à l’Angleterre rend de facto son poste caduc. Agent zélé de la France en Europe septentrionale (outre lettres et rapports, il rédige entre 1774 et 1786 au moins vingt‑six mémoires sur l’économie de la « région » qui lui est confiée et sur les intérêts que peut y trouver le commerce français), il devient un observateur de talent et un enquêteur infatigable tout à la fois pour remplir sa tâche et pour son propre plaisir. Non content de se constituer une bibliothèque de travail conséquente, comme l’atteste déjà un état de 1780 qui livre 1255 ouvrages par lui réunis, Coquebert de Montbret tient à compléter sa documentation par le recours à l’enquête. Sa pratique de l’enquête passe par tout un réseau de correspondants, mais aussi et surtout par ses propres voyages sur le terrain pour lesquels il dresse lui‑même des cartes. A‑t‑il lu l’Essai d’instructions pour ne pas voyager inutilement rédigé par Robert Boyle en 1666 et traduit en francais en 1715 ? En tout état de cause, il suit des logiques semblables, observer, questionner, rendre compte. En dépit parfois du barrage linguistique (il regrette de ne pas savoir l’irlandais pour parler sans intermédiaire aux plus humbles), il ordonne, avec le concours de « relais » qui le recommandent auprès de « témoins avertis  », ses observations en trois temps: le tableau d’un lieu précis donne le cadre; l’inventaire, qui classe des informations avant tout économiques, « donne corps à un territoire »; enfin il esquisse une synthèse sous forme de monographies qui le conduisent à appréhender un espace avec ses propres découpages, un espace qu’il hiérarchise volontiers en fonction de critères économiques. Ce voyageur averti, qui a lu la prose de ses devanciers (notamment les récits des « tours » chers aux Defoe et autres Young), prépare avec soin chacun de ses itinéraires, chacune de ses étapes, a recours systématiquement aux cartes, et, conciliant les exigences du diplomate et les passions du savant en devenir, aiguise son œil afin que du paysage vu il passe au paysage lu. Sans avoir encore, en cette première étape de sa vie, les outils nécessaires à l’analyse, il commence déjà à échapper peu à peu au domaine de l’« amateurisme encyclopédique » pour saisir l’espace comme objet d’étude.

Lors de son retour d’Irlande, dans une France de 1793 en pleine crise, il se met à nouveau au service du pouvoir, passant presque sans transition des ordres du roi des Français à ceux du Comité de salut public. Au printemps 1794, il est ainsi chargé de travailler à l’établissement du système métrique et a pour mission de réunir des documents sur les poids et mesures (cependant qu’il devient rédacteur au Journal des Mines, responsabilité exercée de 1794 à 1800). En 1795, il est nommé à la tête de l’Agence temporaire des poids et mesures aux côtés de Gattey et Legendre. Avec l’année 1796 s’ouvre pour lui une carrière pédagogique puisqu’il enseigne (géographie et minéralogie) à l’École des Mines, puis à l’École centrale des Quatre Nations, enfin au Lycée républicain (aux côtés de Fourcroy, Brongniart, Hassenfratz...). La Révolution, dans sa phase républicaine, met ainsi au monde un nouveau personnage. Fort de ses expériences de terrain, il a su jouer des réseaux savants dans lesquels peuvent être distingués trois cercles intimement liés: les amis proches (J.‑B. Say, Brongniart, le fils de l’architecte, et Silvestre); les précieuses relations, celles qui ont leurs « entrées » utiles dans les milieux du pouvoir (Fourcroy, Chaptal, Berthollet, Monge...); enfin les contacts occasionnels, les savants moins « réputés  », souvent connus dans les lieux de rencontre que sont la Société philomatique, la Société d’agriculture, ou encore la Société d’encouragement pour l’industrie nationale (il y entre en 1804). Il continue ainsi à exercer sa passion première, rassembler de la documentation, faire la jonction entre science et administration, penser l’espace et sa géographie (cette dernière commençant véritablement à devenir pour lui une «  spécialité  » avec son enseignement). Lorsqu’il réclame et obtient son retour à la diplomatie, en 1800 (commissaire général des relations commerciales de la République française à Amsterdam, poste suivi par plusieurs autres), sa « pratique consulaire » a été modifiée en profondeur, même si Bonaparte fait de ses diplomates des observateurs et négociateurs sans marge de manœuvre appréciable. En 1806, il devient chef du bureau chargé de la statistique au ministère de l’Intérieur, puis directeur de la statistique. Le tout nouveau baron de Montbret (1809) peut à souhait accumuler des données, compter, peser, enregistrer, être utile à la « mémoire centrale de l’État ». Plus que jamais attiré (le mot est faible) par la géographie, il supervise la création d’un corpus cartographique, traque les « patois » pour les disposer sur la carte, et, selon Isabelle Laboulais‑Lesage, approche la notion de « pays » qui sera chère à Vidal de la Blache.

Nommé chevalier de la Légion d’honneur en 1819 (passent les régimes politiques...), il est parvenu au sommet de la hiérarchie administrative. Le temps de la retraite devient alors pour cet infatigable curieux une seconde vie de voyages. Loin de se cantonner dans sa participation à l’Académie des sciences ou à la Société de géographie, il se lance dans des pérégrinations de retraité érudit et heureux qui le conduisent à nouveau outre‑Manche et surtout dans un espace français exploré avec soin (en 1817, un véritable « tour » de France de Paris à Perpignan, de la vallée du Rhône à l’Alsace et aux Vosges; en 1818, une plongée dans les marges occidentales, vallée de la Loire, Bretagne et Normandie; enfin en 1821, rien moins que la traversée du Massif Central et des Alpes). L’enquêteur scrupuleux divise ses carnets de route en trois colonnes, l’une réservée à ses itinéraires, la seconde à ses chères données géologiques et minérales, enfin la troisième à l’agriculture. Le géographe attentif dessine ses propres cartes (et rectifie celles des autres!), carte minéralogique de la France ou carte des limites agricoles (passion oblige, il croit en la matière davantage aux effets liés à la nature des sols qu’aux données climatiques...). Façons culturales, aspects des maisons et de leur toiture, physionomie des hommes, costumes, rien n’échappe à celui qui se mue volontiers en ethnologue.

On comprend mieux le bonheur de la recherche, mais aussi ses angoisses, lorsque l’on sait que la bibliothèque Montbret conservée à Rouen, fruit pour l’essentiel de son insatiable curiosité, comprend quelque neuf mille titres (dont plus de 40% en langues étrangères). Isabelle Laboulais-Lesage a eu le grand mérite de s’atteler à la tâche et d’aller bien au‑delà de ce seul fonds. Il en est né un ouvrage important qui, non content de réjouir tous ceux qui s’intéressent aussi bien aux «  balbutiements  » de la géographie qu’aux plaisirs des voyages transmis de génération en génération, attirera l’attention des spécialistes de la période révolutionnaire. En effet, à la croisée des chemins empruntés par les savants et de ceux patiemment utilisés par les administrateurs, Coquebert de Monbret illustre bien comment le devenir d’un personnage ressort bouleversé de la Révolution sans pour autant marquer une rupture totale avec ses acquis antérieurs. Resterait bien entendu à évaluer le poids de son apparente distance vis‑à‑vis du politique... cela a‑t‑il favorisé son ascension ? Est‑ce avant tout ce non‑engagement qui lui a permis de servir des gouvernants pour le moins différents ? La réponse est délicate, si d’aventure on peut la risquer... reste une certaine gêne vis‑à‑vis de ces grands commis qui voient passer les révolutions, quelles qu’elles soient, et n’en continuent pas moins à inventorier, à rédiger, à gérer le domaine qui leur est confié. À cet égard le Coquebert de Moubret qui, sur ses vieux jours, voyage avant tout pour le plaisir de la recherche, est sans doute l’individu le plus attachant.

Pour citer cette recension

Michel Biard, «Lectures et pratiques de l’espace. L’itinéraire de Coquebert de Montbret, savant et grand commis d’État (1755‑1831)», in Annales historiques de la Révolution française, Numéro 322, [En ligne], mis en ligne le : 27 avril 2006. URL : http://ahrf.revues.org/document1011.html. Consulté le 19 décembre 2006.

 
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