Le Monde : Les barrages hydroélectriques, fléau moderne des minorités du Yunnan chinois

2 juillet 2005,
Par Sébastien Godinot

Le Monde du 02/07/05
Province du Yunnan, (Chine) de notre envoyé spécial

C’est un village entre fleuve et montagne : à l’ouest, la Birmanie ; à l’est, la Chine, province du Yunnan. La montagne tombe à la verticale dans le fleuve. Le ciel est lourd, la pluie menace. Ici, côté chinois, les maisons du village sont neuves, sans grâce. A l’intérieur d’un foyer paysan, accroché au mur, un portrait de Mao est visible dans la lumière rare. Devant, sur une terrasse bétonnée, un homme, la quarantaine, est assis près de son père, casquette bleue, longue barbe.

Le fils est prolixe, l’ancêtre, silencieux. "On ne nous a rien dit sur nos conditions de relogement, dit le fils : on sait simplement que l’on risque de devoir quitter nos terres à cause du barrage qui inondera la région. Mais les cadres du parti nous ont mis en garde : "Ne répétez à personne, surtout pas à des étrangers, ce que l’on vous a dit, sinon, vous devrez en répondre devant les tribunaux !" Alors je ne vous dirai rien de plus. Pas mon nom, rien... Ne mentionnez pas le nom du village."

Le fils fume une cigarette : il sourit, il se tait. La plupart des villageois appartiennent à une minorité locale, les Lisus, l’une des cinquante-cinq répertoriées par la République populaire. Cinquante et une d’entre elles vivent au Yunnan, la province de toutes les minorités. La Chine est majoritairement peuplée de Hans, l’ethnie majoritaire à 91 %.

Ici, c’est la rivière Nu. Elle coule nord-sud, du Tibet vers la Birmanie, où elle devient la Salween. Le projet est de construire treize barrages sur le fleuve. La plupart des paysans n’en savent rien. Mais ils ont vu quelques barges d’ingénieurs en train, de ci de là, de faire des prélèvements sur la rivière pour jauger de la résistance minérale d’une région sujette aux tremblements de terre et aux glissements de terrains.

Parfois, bien en amont, en direction du Tibet, ils ont vu aussi les signes d’une activité de techniciens affairés à mesurer la hauteur des futurs barrages : "Nous sommes en train de faire des travaux préparatoires, explique un ingénieur : mais il ne faut pas que le barrage soit trop haut parce qu’il pourrait déplacer un nombre trop important de population"... La réalité ? Si les treize retenues d’eau sur le fleuve Nu sont construites, plus de 50 000 personnes devront quitter leurs terres.

"Les barrages devraient être le fruit d’une décision prise en accord avec les habitants. Mais en fait, c’est le gouvernement qui a le dernier mot" , s’insurge Yang Ming, une journaliste chinoise : "On les construit au nom de l’intérêt public sans se soucier de l’avis des populations." Pourquoi ? Simplement parce qu’au nom d’une Chine en décollage exponentiel, les responsables locaux se soucient peu du destin des paysans.

Toujours plus d’énergie

Au Yunnan, dans cette province où 600 rivières donnent naissance à au moins trois des plus grands fleuves de la planète, les paysans commencent, certains lentement, d’autres plus activement, à s’éveiller à la revendication "écologique" . Pour la plupart d’entre eux, cela revient simplement à se révolter contre des déplacements forcés. Ce qui leur vaut l’ire, ou au moins la méfiance, des cadres locaux du Parti communiste, peu enclins à accepter que les agriculteurs puissent remettre en question les plans de développement de l’Etat... Mékong, Yangzi (Fleuve bleu) et Nu, ces trois fleuves venus du haut plateau tibétain s’écoulent en parallèle à travers cette province montagneuse du sud-ouest du pays peuplée de 43 millions d’habitants et dont le potentiel illustre, jusqu’à la caricature, la soif chinoise pour toujours plus d’énergie dans un pays dont l’intention est de doubler sa capacité hydroélectrique d’ici à 2010.

On connaissait la pharaonique réalisation de retenues d’eau sur le Yangzi ­ le barrage des Trois-Gorges ­, qui a donné lieu à d’importants mouvements de protestation paysans. On sait moins que, plus à l’ouest, sur le même fleuve, en amont et en aval d’une autre gorge, celle dite du "Tigre bondissant", huit barrages sont prévus sur la "rivière au sable d’or", (Jinsha jiang, le joli nom du Yangzi dans la région). Le Mékong, lui, a déjà été doté de deux barrages au Yunnan et six autres sont en projet. Sans compter donc, les retenues sur la Nu...

Le Mékong... C’est en utilisant l’exemple négatif d’un barrage sur ce grand fleuve que Yu Xiaogang, professeur à l’université du Yunnan, à Kunming, chef-lieu de la province, s’est attiré les foudres des autorités locales. Il fuit les journalistes, est menacé par les sbires de l’autocratie provinciale, mais il s’active. L’homme a osé faire un "reportage" sur le Mékong, où il a emmené des paysans du fleuve Nu pour leur prouver à quel point les barrages sont sources de misère.

Il a réalisé un DVD montrant des paysans déplacés qui survivent en fouillant le dépôt d’ordures proche de la centrale hydroélectrique responsable de leur exil. On y voit des femmes en pleurs ramassant des déchets et conspuant les autorités qui les ont ravalées au rang de clochards loin de leurs villages natals. Pour cause de construction de grands barrages.

A Pékin, le pouvoir est malgré tout de plus en plus conscient des impacts écologiques et humains de ce genre de grands travaux. En avril 2004, le premier ministre chinois Wen Jiabao a pris la décision de "suspendre" le projet de barrages sur la Nu, estimant qu’une telle décision "devrait être révisée et décidée de manière scientifique". Voeu pieux ? Comme l’énonce un écologiste chinois qui préfère taire son nom : "Le gouvernement entend faire preuve de réalisme et prendre en compte les desiderata des organisations non gouvernementales (ONG) écologistes chinoises. J’ai peur qu’en fait, les tenants du complexe industriel finissent par avoir raison de nos revendications "vertes"" . Autrement dit : une Chine en expansion économique permanente ne peut se permettre de prendre en compte des réalités écologiques contradictoires. Et pourtant : une " Agence d’Etat pour la protection de l’environnement" (SAPA) est aujourd’hui à l’oeuvre. Son numéro deux, Pan Yue, est considéré par les Verts chinois comme celui grâce auquel l’écologie est désormais devenue une priorité. "Il est en phase avec nous , explique le même responsable "écolo", mais je ne suis pas sûr qu’il aura raison du plus for t."

Fin avril, dans le haut Yangzi, non loin de la gorge du Tigre bondissant, s’est tenue une étrange cérémonie : un anthropologue du nom de Xiao Liangzhong, mort en début d’année, a eu l’insigne honneur d’être élevé au rang de héros de l’écologie locale. Certains de ses partisans, hostiles aux barrages, ont sacrifié en son nom un coq, sous contrôle d’une police qui avait dépêché des sbires munis d’appareils photos. Pour les militants de la région, il est devenu l’emblème d’une revendication anti-barrage.

Un paysan local, Ge Juanxiao, a repris le flambeau. En 2004, il a réussi à se faire admettre à Pékin durant une session du Programme des nations unies pour le développement (PNUD). M. Ge, 57 ans, face ronde sous une casquette de base-ball, moitié han, moitié bai, minorité locale, est un paysan "high tech" qui use et abuse de son ordinateur pour promouvoir un militantisme "vert". Il assène aujourd’hui son propos : "Nous avons survécu aux guerres, nous sommes encore vivants après les tremblements de terre, mais les barrages nous tueront."

Bruno Philip, Le Monde
Article paru dans l’édition du 03/07/05