"Où est la limite ?"

lundi 13 mars 2006.
 

« Pourquoi nous postons-nous aux barrages ? Pour en savoir plus que ce qu’on nous raconte. Pour que nous ne puissions pas dire que nous ne savions pas. Pour protester. Pour raconter l’histoire qui n’est pas dite. Pour enregistrer et diffuser ce que la plupart d’entre nous préférons écarter de notre routine quotidienne. »

Esti Tsal, une des organisatrices de l’exposition « Barrages sans limite » ( 1 ) parle ici de l’activité des femmes de « Machsom Watch ».

Sur notre logo, il est écrit : « Non aux barrages - Femmes contre l’Occupation et pour les Droits de l’Homme ». Ce logo, nous le portons chaque fois que nous partons en observation.

***

Jour après jour, deux fois par jour, tous les jours de l’année, un groupe d’environ cinq femmes se rend à l’un des barrages disséminés dans toute la Cisjordanie, de Jénine au nord jusqu’à Hébron au sud. Certaines d’entre nous s’y rendent une fois par semaine, d’autres une fois tous les quinze jours, selon notre désir et nos disponibilités. Nos âges diffèrent : il y a parmi nous des jeunes femmes, des femmes d’âge mûr, d’autres d’âge plus mûr encore. Nous restons toutes à un barrage pendant plusieurs heures, à regarder, à observer et à noter tout ce que nous voyons et entendons, de toutes les manières possibles.

A la fin de chaque période d’observation, nous rédigeons un rapport aussi détaillé que possible, en hébreu et en anglais. Ce que nous avons vu et entendu, nous le postons sur notre site Internet. Dans un grand nombre de cas, nous emmenons aussi des appareils photos, classiques, digitaux et des caméras de vidéo. Les documents photographiques sont conservés et stockés eux aussi sur le site. Tous ces documents servent de base à des rapports bisannuels et à d’autres publications, diffusés auprès des instances gouvernementales, auprès de députés, de la Justice et de la Défense, des différents médias et à l’étranger.

Pourquoi en réalité nous rendons-nous là-bas ? Tout d’abord, pour en savoir plus que ce qu’on nous raconte. Pour voir de nos propres yeux. Pour que nous ne puissions pas dire que nous ne savions pas. Pour protester. Pour raconter, faire savoir, ce qui n’est pas dit, ce qu’on veut très fort qu’il ne soit pas connu, ce qu’on veut ne pas savoir. Pour enregistrer et diffuser ce que la plupart d’entre nous préférons écarter de notre routine quotidienne. Placer un miroir et dire : voilà de quoi nous avons l’air. Il ne faut pas cesser de répéter la question : où est la limite ?

C’est en février 2001 que s’est créé « Machsom Watch », une organisation de femmes israéliennes opposées à l’occupation. C’est une organisation de terrain dont l’activité est entièrement bénévole et dont la finalité essentielle est d’amener au cœur de la société israélienne ce qui se fait dans les Territoires. L’humiliation quotidienne, le désespoir, les difficultés, la souffrance. La violence, le déclin moral, la privation de la liberté de mouvement, l’oppression et le mépris de tout droit humain élémentaire.

Nous sommes là pour demander : que diable faisons-nous ici ? De qui, en réalité, les soldats nous protègent-ils ? Qui protègent-ils ? A quoi gaspillons-nous tant de ressources ? A qui appartiennent toutes ces maisons à toit rouge que nous voyons par la vitre de la voiture ? Pour qui construit-on les quartiers que nous apercevons ? Pour qui construit-on tant de routes et de tunnels ? Pourquoi tant de soldats et de barrages sont-ils placés sur la route qui mène là-bas ? Que font des bulldozers sur le terrain, mordant dans ce paysage divin, faisant d’une oliveraie un morceau de route asphaltée ?

Tout cela, nous le voyons en chemin, quand nous nous rendons aux barrages. Dans la voiture, les conversations vont bon train entre nous. Il y a des discussions, une profusion d’idées, beaucoup de divergences. Mais nous sommes toutes d’accord sur un point : l’occupation corrompt, elle est immorale - et nous œuvrons pour qu’elle cesse.

J’ai rejoint cette organisation il y a quatre ans environ. Une amie m’en avait parlé, me disant que je n’avais pas idée de ce qui se passait à une demi heure de route de Tel Aviv, et elle m’avait proposé de la rejoindre. J’ai bien sûr été d’accord. Je ne savais pas à quoi m’attendre et j’avais un peu d’appréhension. Dangereux ? Pas dangereux ? Je croyais savoir. Comme tout le monde, je lis moi aussi, je m’intéresse, je suis attentive. J’écoute les histoires rapportées par les enfants qui font leur service militaire là-bas, je vois les photos dans le journal, les images à la télévision. Je me dis que la situation est vraiment terrible, mais la vie continue.

Rien ne m’avait préparée à la vision de 200 personnes faisant la file, de jeunes hommes pour la plupart, yeux baissés, attendant patiemment le mouvement du doigt du soldat leur ordonnant d’avancer « wahad-wahad », un à un. Un bras métallique barrant la route, quelques soldats : un barrage. C’était sur la ligne de frontière entre Taibeh et Tulkarem. A une heure tardive de l’après-midi, des gens qui retournent chez eux de leur travail en Israël, après une journée de travail épuisante.

Qu’ai-je vu ce jour-là ? Rien d’exceptionnel. Il n’y a pas eu de violence, pas de grossièreté. Personne ne s’est mal conduit, nul ne s’est déchaîné. Simplement des gens se tenant dans la file, soumis, dociles, presque comme si c’était la routine. Cette image-là, je ne l’oublierai jamais. Je m’imaginais tout le temps, moi-même et mes proches, debout là, jour après jour, en appelant à la bonté du soldat pour qu’il accélère la progression de la file.

J’ai vu aussi beaucoup de voitures portant une plaque d’immatriculation jaune [israélienne] et passant devant le barrage en toute liberté. J’étais plutôt surprise. Jusqu’à ce que je comprenne qui était qui. Il y avait parmi eux énormément de gens en habit traditionnel. Régulièrement, les conducteurs de ces voitures emmenaient des soldats qui voulaient un lift et prenaient la direction de l’est, la direction interdite. « Qu’est-ce qu’il y a là-bas ? », ai-je demandé. On m’a dit : « C’est interdit, pour vous, d’aller là. C’est dangereux ! » J’ai insisté : « Mais alors pourquoi est-ce permis à ces voitures-là ? » « Ceux-là peuvent. Ils habitent là. » « Là », je l’ai découvert par la suite, ce sont les colonies d’Avnei Hefetz et d’Einav.

Cette nuit-là, je n’ai pas pu m’endormir. Je n’ai pas pu non plus expliquer à mon entourage proche ce qui n’allait pas. Ce même jour, la voiture avec laquelle nous nous déplacions avait été volée, expérience pas vraiment agréable qui n’ajoutait pas peu à la frustration. Pourtant on l’avait presque oublié. L’image de ces gens dans la file, soumis au bon vouloir des soldats, ne me quittait pas.

Depuis lors, j’ai été presque entièrement absorbée par le besoin pressant d’en voir et d’en savoir davantage. J’ai compris que jusque là je voyais, certes, mais flou, jusqu’à ce que je consente à changer les verres de mes lunettes. Maintenant je vois net et clair. Et ce qu’on voit n’est pas simple, mais cruel. Cinq minutes de route depuis Kfar Saba et vous êtes dans un autre monde. Négligé, tendu, instable. Sans loi. Avec un langage du corps différent chez le dominant et le dominé. Chaque jour, vous découvrez de nouveaux faits que, comme tout le monde, vous ignoriez.

Par exemple que la majorité des barrages sont des barrages internes. En d’autres termes, ils ne se trouvent pas sur la ligne de frontière mais en profondeur dans le territoire palestinien, entre deux localités. Imaginez un barrage entre Ramat Gan et Givatayim. Vous vous levez le matin, vous voulez vous rendre à votre travail, chez le médecin, à l’université, au jardin d’enfants. La routine de la vie. Seulement voilà, vous êtes arrêté en route. Plusieurs soldats armés vous demandent vos papiers. Même chose sur le chemin du retour. Pourquoi ? Parce que peut-être, juste peut-être, avec vous là, quelqu’un pourrait chercher à passer avec de particulièrement mauvais desseins.

De quoi êtes-vous coupable ? Vous n’êtes assurément pas coupable. Mais là-bas, tout le monde est présumé coupable jusqu’à ce que le vrai coupable se fasse attraper. Même si vous êtes parvenu à passer cet obstacle, il n’est vraiment pas sûr qu’un ou deux kilomètres plus loin, il n’y aura pas un autre barrage. Là aussi vous serez contraint de vous mettre dans la file, d’attendre le même mouvement de doigt qui vous commandera d’avancer. Mais il se peut que la carte d’identité qui vous avait permis de passer précédemment ne « marche » pas ici. Vous voilà maintenant considéré comme « retenu ». Allez donc expliquer qu’avant cela, vous passiez sans problème. Ici non ! On vous prend votre carte d’identité et vous êtes obligé d’attendre jusqu’à ce que... jusqu’à ce que le diable sait quoi. Et alors quelqu’un, tout à coup, vous dira oui. L’explication ? Allez comprendre. Que dit l’armée ? Sécurité, sécurité.

Une comparaison ? Un dangereux violeur rôde à Tel Aviv et toute la ville devient suspecte. Tout le monde est contrôlé à l’entrée et à la sortie de la ville et à tous les principaux carrefours jusqu’à ce que le violeur soit arrêté. Serait-ce acceptable ? Absolument pas. Mais dans les Territoires, c’est la norme, la routine. Vous passez une part vraiment non négligeable des heures de la journée dans une file, gaspillant un temps précieux. Simplement à faire la file. Des heures. Parfois jusqu’à la nuit. La famille peut attendre. Ils savent tous que vous êtes sûrement calé à un barrage.

Allez maintenant expliquer qu’on retienne interminablement ces gens qui attendent dans la file. L’obstination, en dépit des difficultés, à ne pas renoncer à une journée de cours, à ne pas renoncer à une journée de travail, même au prix d’une interminable attente, debout, dans la file, cette obstination nous en sommes témoins lorsque nous allons ensemble en observation en de nombreux barrages, mais la majorité des gens n’ont pas conscience de ce qui se passe « dans les coulisses » des barrages. Les gens n’ont pas conscience de la bureaucratie asphyxiante d’un régime de restrictions des déplacements, de la course d’obstacles par laquelle il faut passer pour obtenir une autorisation à aller d’un endroit à un autre, de cette manière méthodique de pourrir la vie des Palestiniens.

Sous nos yeux, l’aspect du paysage se modifie et dans le paysage, l’aspect des barrages. Toujours plus de tourniquets, toujours plus d’électronique, toujours plus de contrôle. Les barrages de la ligne de frontière ont pris de nouveaux atours et ont été repeints d’apaisantes couleurs pastel. On leur a même octroyé un nouveau nom : « points de passage ». Ce n’est pas un barrage, c’est un passage de frontière, un terminal. Cela sonne bien, c’est merveilleusement photogénique, sauf que nous entendons les Palestiniens parler de détresse plus grande et d’un sentiment d’une prison encore plus étroite. De plus en plus de contrôle, de moins en moins de liberté de mouvement.

La cage se sophistique. Inhumaine. Des milliers de personnes qu’on fait passer d’un endroit à l’autre comme du bétail. Poussés à travers d’innombrables tourniquets, d’un tourniquet à un autre tourniquet. En permanence, un œil vous observe depuis le poste de contrôle. Les forces de sécurité sont très fières des derniers perfectionnements et de la nouvelle technologie, mais elles ont oublié en cours de route l’aspect humain. Au-dessus de vous, des soldats circulent, l’arme pointée, pour le cas où il y aurait du désordre.

Nous apprenons que les barrages appelés « points de passage », avec leurs couleurs pastel et l’air conditionné sont incommensurablement plus cruels que les précédents. Vous êtes contrôlé à chaque pas. Vous sortez de chez vous et vous vous heurtez à un mur. Vous voulez vous rendre dans la localité voisine mais il vous est interdit d’emprunter la route que jusqu’il y a peu vous pouviez emprunter. Même se déplacer à pied n’est pas simple. Une jeep militaire peut surgir à l’improviste avec à son bord deux soldats qui vous demandent vos papiers.

Il ne vous est pas réellement possible de planifier votre journée. Presque toujours, quelqu’un a d’autres projets pour vous. Auparavant, on voyait de l’animation, les gens se rendaient d’un endroit à l’autre. Des jeunes, des adultes, des femmes. Des gens, quoi. Aujourd’hui, le paysage est quasi vide de gens. Où sont-ils tous ? Les routes de l’apartheid sont presque vides. Des centaines de kilomètres sans trafic si ce n’est celui de l’armée, les différentes forces de sécurité et les habitants des colonies qui se déplacent sans être dérangés.

Auparavant, on voyait sur les routes des mules tirant des charrettes chargées avec à leur côté des gens allant à pied sur des kilomètres parce qu’il leur était interdit de rouler en voiture. Aujourd’hui, même ça il n’y a plus. Auparavant, on voyait énormément d’enfants circulant aux barrages, aux carrefours, sur les routes. Aujourd’hui, cela aussi, on ne le voit plus. Où sont-ils tous ? Où a-t-on repoussé toute cette population ?

« Machsom Watch » est le seul groupe citoyen présent dans les Territoires de manière continue, courante. Nous disposons par conséquent d’une information qui est mise à jour quotidiennement, deux fois par jour, tous les jours de l’année. C’est un trésor inépuisable d’informations exclusives et sans pareil sur ce qui se passe dans les Territoires, y compris pour ceux qui veulent faire une recherche universitaire sur ce que nous a amené l’occupation avec toutes ses pathologies.

Grâce à cette présence continue, nous découvrons des « lois » et des directives que la raison ne tolère pas. Saviez-vous que des lois votées par le parlement israélien étaient appliquées avec une ardeur inexpliquée dans les Territoires ? La « loi de protection de la nature », par exemple, qui interdit de cueillir un plant d’hysope ou de sauge même s’il pousse dans la cour de votre maison. Vous vous êtes fait prendre ? Vous devrez payer une amende de 600 shekels [107 euros]. Nous l’avons vu de nos yeux, sans y croire.

Et si un général se lève un beau jour avec l’idée qu’aujourd’hui tout le monde doit sauter à cloche-pied, il en sera ainsi. Pas besoin d’un vote au parlement. Il suffit d’un général à l’imagination fertile et la consigne est passée à tous les soldats des barrages. Vous avez vu quelqu’un marcher sur ses deux pieds ? Vous pouvez lui prendre sa carte d’identité et le faire attendre à volonté.

Cela paraît délirant mais ma fable n’est pas éloignée de la réalité. Les barrages fonctionnent à l’arbitraire. Il n’y a pas de logique. Un lieu sans lois, où la procédure peut changer d’un instant à l’autre. Ce qui était interdit l’instant d’avant devient permis. Pourquoi ? Comme ça. La phrase « c’est mon barrage et personne ne me dira ce que j’ai à faire », nous l’avons entendue bien trop souvent.

Aujourd’hui (jeudi), s’ouvre l’exposition de photographies « Barrages sans limite » à l’Ecole de Photographie Géographique, marquant les cinq ans d’activité de l’organisation. L’exposition comprend des documents photographiques allant des débuts de l’organisation jusqu’à ce jour. Toutes les photos ont été prises par des femmes de l’organisation. Avec cette exposition, nous essayons de transmettre un peu de ce que nous voyons, de ce que nous vivons, un peu de ces choses que nous apercevons, que nous examinons, de ce que nous comprenons et découvrons. Nous tentons d’éclairer avec une grande torche la zone invisible, et d’éveiller l’attention du public israélien sur la vie quotidienne des Palestiniens, rendue insupportablement difficile.

Esti Tsal est membre active de Machsom Watch et elle est l’une des organisatrices de l’exposition « Barrages sans limite ».

( 1 ) Exposition « Barrages sans limite », galerie de l’Ecole de Photographie Géographique, Sderot HaHayal 8, Tel Aviv.

Heures d’ouverture : du dimanche au jeudi de 10 à 13h et de 16 à 21h, le vendredi de 10 à 13h.

L’exposition s’achèvera le vendredi 24 mars.

Ynet (Yediot Aharonot), 24 février 2006

Refernce

( Traduction de l’hébreu : Michel Ghys )

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