Sociologie politique de l'international
Représenter la "réalité" de la guerre
Cultures & Conflits n°9-10 (1993) pp.389-400
Herfried Münkler

Chaque soir de janvier et de février 1991, à l'heure où le commandant en chef des forces alliées dans le Golfe (ou un de ses généraux) se présentait devant la presse internationale pour rendre compte du déroulement de la guerre aérienne, un malaise gagnait perceptiblement : les images vidéo des attaques aériennes alliées montrées par le général, ses indications sur la nature et l'importance des objectifs détruits - le rapport de tout cela avec la réalité de la guerre n'était pas absolument évident1. La guerre "propre" que les images présentées à l'appui d'informations douteuses suggéraient, ne pouvait pas correspondre à la réalité. Pas de sang, pas de blessés, pas de morts : difficile de concevoir que la réalité de la guerre fût cela. Les reporters occidentaux envoyés dans les Etats du Golfe se sont donc dispersés pour tenter d'approcher ce qu'ils supposaient être la réalité de la guerre. Ils interviewèrent des pilotes de retour de mission ou bien rejoignaient des unités de l'armée de terre déployées quelque part dans le désert pour demander aux soldats si l'imminence d'une attaque terrestre leur faisait peur. Les pilotes parlaient de destructions considérables et du tir de barrage irakien, et les soldats postés dans le désert reconnaissaient volontiers qu'ils avaient effectivement peur. Partout ces témoignages sonnaient plus authentique que les indications chiffrées, abstraites, du commandant en chef ou que les images vidéo que celui-ci faisait défiler sur son écran. Mais était-ce suffisamment "authentique" ? Pouvait-on vraiment prétendre avoir capté la "réalité" de la guerre ? La majorité des journalistes allemands semble en avoir conçu quelques doutes, et le journaliste Wilfried Scharlau ne s'en est pas caché, qui, au cours d'un débat télévisé, n'a pas hésité à déclarer que la "réalité" de la guerre était naturellement là où les bombes tombaient, où les destructions étaient opérées, où l'on mourait, là, enfin, où l'on souffrait de la guerre plus qu'on ne la faisait. Ce que l'on tenait pour "réalité", ce n'était plus la guerre selon Carl von Clausewitz, à savoir, la tentative de briser par la force la volonté de l'adversaire, mais bien plutôt les conséquences directes et indirectes, recherchées ou non, de cet affrontement de deux volontés politiques. Le label d'"authenticité" de la perception et de l'expérience était décerné non à la dimension active, mais à la dimension passive de la guerre. Pourquoi ? On ne voit que trop bien l'intérêt que peuvent avoir les états-majors à décrire les batailles et à présenter la guerre sous un jour trompeur : à tromper l'adversaire qui, vraisemblablement, les lit, les écoute et les voit, et à cacher ses erreurs et ses défaites à sa propre opinion publique, mais aussi aux politiques qui contrôlent l'armée. Mais pourquoi, à côté de cette image déformée que, guidés par l'intérêt, les états-majors donnaient de la guerre, ne pas avoir également présenté la perception faussée de ceux qui vivaient la guerre comme victimes ? D'où vient que l'on se rallie plus volontiers à la vue générale, ne s'embarrassant pas de détails, des états-majors qu'au plan rapproché ? Ou, plus concrètement : pourquoi le général Schwarzkopf aurait-il pu dire et montrer ce que bon lui semblait sans que, pour autant, "l’authenticité" de ses rapports fût jamais mise en question ? Incontestablement, le plan rapproché présente l'avantage de permettre au plus grand nombre de s'y retrouver, l'angle sous lequel les choses sont montrées reflétant la façon dont lui-même les percevrait et les vivrait s'il était sur le théâtre des opérations. Il faut reconnaître aux téléspectateurs occidentaux, aidés en cela par leur sens des réalités, qu'ils se sont, dans l'ensemble, plutôt identifiés aux hommes qui servaient les plans qu'à ceux qui les avaient conçus, et qu'ils se sont refusé à s'adonner aux jeux puérils auxquels on se livrait jadis en temps de guerre, au moins dans presque toutes les maisons bourgeoises où l'on suivait le déroulement de la guerre et la progression du front à grand renfort de petits drapeaux de toutes les couleurs que l'on déplaçait au fur et à mesure. Pas de doute : vue par l'état-major général, la guerre se réduit à des chiffres, des traits, des lignes et des flèches. La supériorité aérienne, les mouvements de troupes, la situation en matière de ravitaillement - c'est en ces termes que les états-majors pensent pouvoir rendre compte de la situation telle qu'elle se présente à un moment donné. Mais, comme l'on vient de le montrer, la vision de l'état-major est nécessairement caractérisée par un refus de toute subjectivité et de toute sensibilité - et c'est principalement ce parti pris qui devrait valoir à la version des états-majors un "malus" en matière d'authenticité. Dès lors que l'on ne montre ni lieux ni visages et qu'il n'est, par principe, question ni de sang ni de souffrance, parce que toute l'action est réduite à des données quantifiables, l'exigence d'objectivité devient suspecte d'inhumanité, au sens littéral du terme, et la présomption d'inauthenticité prend corps. Et pour peu que cette vision inhumaine de la guerre donne en plus ouvertement à voir que ses propagateurs sont prêts, au besoin, à étouffer et à maquiller des informations et des données, autrement dit, qu'ils usent des moyens et des méthodes de la censure, alors la présomption d'inauthenticité se mue tout entière en présomption d'invraisemblance et de contre-vérité. La version des états-majors passe dès lors pour incapable de dire la vérité, ce qui signifie que pour approcher la vision "authentique", autrement dit la "réalité" de la guerre, il faut s'éloigner autant que faire se peut de la vision de l'état-major. Au regard d'en haut, qui est celui que peuvent porter les généraux, on oppose la vue d'en bas, dont les hommes qui viennent de vivre un bombardement sont l'incarnation. Ce qu'ils ont à dire est concret, parlant, gorgé d'expérience, et se caractérise par un degré élevé de subjectivité et le refus de toute forme de quantification du vécu. C'est la détresse à l'état brut qui est montrée ; elle est sans aucun doute subjectivement "authentique", mais est-elle pour autant - et c'est revenir à la perspective de Soljenitsyne dans Août 14 - la forme "authentique" du récit de guerre, de la description d'une bataille ?

Pendant la guerre du Golfe, l'utilisation du compte rendu des opérations de guerre à des fins stratégiques a atteint provisoirement son point culminant, et ce, des deux côtés. Du côté américain, où elle a pris la forme d'une censure rigoureuse qui interdit dès le départ de montrer ne fût-ce qu'un soldat américain mort. La guerre, bien sûr, mais aussi la façon dont on rendrait compte de son déroulement, devaient aider à surmonter le traumatisme de la guerre du Vietnam, provoqué, selon les généraux, par la diffusion aux Etats-Unis, presque en simultané, d'images et de commentaires qui avaient précipité le pays dans une profonde perplexité. Les Irakiens, de leur côté, ont, à partir d'un moment bien précis, systématiquement fait venir des reporters en Irak, et ce, dans la limite des conditions posées par la censure, pour les mettre en présence des conséquences des bombardements sur la population civile. Leurs reportages, les images de ce qui devait apparaître à beaucoup comme la "réalité" de la guerre, devaient, dans les pays occidentaux, mais aussi et avant tout dans les pays arabes, apporter un démenti à la version officielle des forces d'intervention, selon laquelle la guerre n'était pas dirigée contre le peuple irakien, mais uniquement contre le dictateur irakien et son armée. On peut dire sans conteste que pendant toute la durée de la guerre aérienne, la défense de l'Irak contre les forces alliées s'est appuyée moins sur ses propres chasseurs que sur les caméras des journalistes occidentaux - pas au niveau tactique, mais au niveau stratégique, pour reprendre la distinction faite par Clausewitz. Tout comme les bombes larguées par l'aviation alliée sur des objectifs militaires en Irak entamaient principalement le potentiel militaire de l'Irak, les images des habitations bombardées véhiculées par les médias occidentaux devaient ébranler la détermination de ceux qui, dans les pays occidentaux, avaient applaudi à l'intervention militaire dont le but était la libération du Koweit. L'impression que l'Irak ne s'était pas (ou pas suffisamment) défendu contre l'offensive aérienne alliée est trompeuse : l'attitude irakienne était en fait une tentative de porter un coup moins au moral de l'adversaire qu'à son sens moral, et ce, en lui présentant les résultats de ses attaques menées contre des objectifs physiques plutôt qu'en lui infligeant des destructions d'objectifs physiques, dans la plus pure tradition guerrière. Ce n'est pas la défense militaire qui devait sinon briser, du moins affaiblir, la volonté d'en découdre des forces d'intervention, mais la démonstration de leur supériorité et des conséquences de leur intervention. Ses fusées n'ayant pas une portée suffisante pour atteindre les Etats-Unis, Saddam Hussein attaquait à coups d'images tournées par des caméras électroniques - pas dans le désert, donc, mais dans les pays apportant leur soutien à la force d'intervention. Ce faisant, les Irakiens tiraient parti du déficit de représentation présenté par une attaque aérienne par rapport à une offensive terrestre. Alors qu'après une offensive terrestre, il est encore possible d'établir une relation entre les destructions opérées et les gains de terrain, après une attaque aérienne, en revanche, il n'y a rien d'autre à montrer précisément que des destructions. A la destruction opérée d'un côté ne correspond aucun équivalent en gain représentable de l'autre, puisque la destruction est considérée comme un gain en soi. Une destruction qui est d'autant plus difficile à admettre que ceux qui sont attaqués donnent moins de signes de défense. Quelqu'un dont on a l'impression qu'il ne se défend pas, peut-il encore être qualifié de combattant ? Difficile de dire où passe la frontière entre combattant et non combattant, mais on a constamment eu le sentiment que l'offensive aérienne alliée était menée contre des non combattants, un sentiment résultant notamment de ce que, dans une guerre aérienne stratégique, les objectifs militaires ne sont plus des chars ou des canons, mais des systèmes de communication, certaines usines, des centrales électriques, des barrages, ou encore des routes et des ponts. Si l'aviation irakienne avait essayé de protéger ces objectifs, leur destruction serait apparue comme un succès militaire. Et pourtant, ce qui apparaissait comme un signe de faiblesse s'inscrivait, en fait, dans une stratégie d'ensemble qui visait à mobiliser l'opinion internationale en lui donnant à voir le visage d'un pays impuissant et sans défense. Tout bien considéré, on peut dire que, dans cette guerre du moins, accorder un "bonus" d'authenticité au plan rapproché et un "malus" à la version des états-majors revenait à faire, consciemment ou non, le jeu de la stratégie irakienne. L'utilisation du compte rendu des opérations de guerre à des fins stratégiques n'était, en fait, pas totalement nouvelle, pas plus qu'elle ne constituait une première. Pendant la Première guerre mondiale, déjà, la censure allemande, - et elle ne fut sûrement pas la seule à le faire - veillait à ce qu'aucune image montrant des prisonniers allemands ou des soldats allemands morts ne fût publiée, et ce, pour ne pas entamer le patriotisme allemand. Ce ne sont pas tant les directives de la censure américaine dans le Golfe que le libéralisme dont les Américains firent preuve au Vietnam qui a constitué une première et une singularité dans l'histoire de la chronique guerrière. En Allemagne pendant la Première guerre mondiale, le Service central de la censure sur la presse ne se contentait pas d'exiger la dissimulation de certaines images, il allait jusqu'à imposer la publication d'autres images. Une des dispositions du manuel publié par ses soins stipulait : "Il est recommandé de diffuser un grand nombre d'images des saccages perpétrés par les Russes en Pologne. De telles images impressionnent les pays neutres". Saddam Hussein et ses généraux ont, quelques semaines durant, mené la guerre dans l'esprit de cette instruction. Mais comment le Service central de la censure sur la presse en Allemagne souhaitait-il que la guerre fût montrée ? En tout cas, pour la première fois, des journaux de guerre illustrés paraissant régulièrement circulaient, qui, semaine après semaine, rendaient compte images à l'appui de la situation sur les différents fronts. Certes, il était interdit de montrer ses propres tués, mais, dans le même temps, tout le monde savait qu'il n'y a pas de guerre sans morts et que leur nombre, surtout depuis le début des batailles de matériel sur le front ouest, était extrêmement élevé. Un fait qu'il eût été absurde de vouloir taire, surtout dans le cas d'une guerre qui devait durer plus de quatre ans. Après l'échec du mouvement enveloppant tenté par l'armée allemande lors de la bataille de la Marne, il était devenu impossible de continuer à éluder la question concernant le traitement réservé aux morts. On y répondit en ne montrant pas de cadavres non ensevelis, en ne donnant à voir ses propres morts qu'une fois ceux-ci mis en terre, en dérobant au regard la vision du mort, pour ne montrer que les signes et les symboles évoquant sa mort. Dans la presse illustrée, on affectionnait tout particulièrement les petits cimetières militaires à l'aspect quasi idyllique. Ils sauvaient le mythe de l'héroïsme de l'anéantissement dont le menaçaient le feu roulant, la guerre de tranchées et la fosse commune. Peut-être le tableau quasi idyllique du petit cimetière militaire entourant une église de village quelque part en France correspondait-elle à la réalité là où la photo avait été prise, mais répandre cette image comme représentative de la mort du soldat en général, c'était purement et simplement de la propagande. Dans son journal de guerre, Orages d'acier, Ernst Jünger se demande à quoi peut bien ressembler un paysage dans lequel on n'ensevelirait pas les morts. Cette question, à laquelle son journal apporte une réponse à qui le lit jusqu'au bout, pourquoi Jünger se l'est-il posée ? Que, dans le cadre d'une guerre, des morts fussent laissés sans sépulture, il n'y avait là rien de vraiment nouveau : Adolph Menzel, notamment, à qui l'on doit les illustrations de l'Histoire de Frédéric le Grand de Kugler, a, par deux fois au moins, représenté un champ de bataille sur lequel les corps de soldats morts ou grièvement blessés gisent, pêle-mêle, les uns au-dessus des autres. Il n'est dit nulle part qu'ils auraient été enterrés. Mais, lorsque les illustrations de Menzel parurent, la Guerre de Sept ans remontait déjà à presque cent ans en arrière ; il y avait moins de risques à représenter l'horreur d'événements remontant à une époque aussi lointaine qu'il n'y en aurait eu à représenter une scène dans laquelle chacun aurait pu imaginer que lui ou l'un des siens eût pu être un de ces cadavres sans sépulture. Si, avec Gianbattista Vico, on voit dans la religion, le mariage et l'inhumation des morts les trois caractéristiques de l'état culturel de l'humanité, on ne peut que considérer le fait de laisser des soldats morts sans sépulture comme une régression, un retour à la barbarie et c'est précisément ce sur quoi porte la question de Jünger. L'homme nouveau, ainsi qu'il qualifie le combattant de la première guerre, est un de ces barbares libres de toutes conventions dans une civilisation mensongère. Mais ce n'était assurément pas une réponse à faire aux familles des victimes. On trouve un autre genre de réponse dans l'évocation, par le comte Paul-Philippe de Ségur, du moment où la Grande armée, dans sa retraite, repasse sur le champ de bataille de Borodino d'où, cinq semaines plus tôt, à l'issue d'une bataille particulièrement meurtrière, elle avait marché sur Moscou : "Après la Kologha, on marchait absorbé, quand plusieurs de nous, levant les yeux, jetèrent un cri de saisissement. Soudain chacun regarda autour de soi ; on vit une terre toute piétinée, nue, dévastée, (...). Sur ce sol désolé gisaient trente milliers de cadavres à demi dévorés. Quelques squelettes, restés sur l'éboulement de l'une de ces collines, dominaient tout. Il semblait que la mort eût établi là son empire (...). Alors le cri ; "C'est le champ de la grande bataille !" forma un long et triste murmure (...) ; seulement on détournait la tête en marchant, pour jeter un triste et dernier regard sur ce vaste tombeau de tant de compagnons d'armes, sacrifiés inutilement, et qu'il fallait abandonner"2. Plus que la retraite elle-même, c'est la confrontation avec les vestiges de la marche sur Moscou qui a contribué à la propagation de la résignation et du désespoir dans les rangs de l'armée. Ségur lui-même choisit, pour évoquer l'horreur du champ après la bataille, de se lancer dans des considérations sur le tragique des actions et des ambitions de l'homme, qui ne sont pas sans rappeler les réflexions inspirées à Thucydide par la défaite du corps expéditionnaire des Athéniens en Sicile : "C'était là que nous avions tracé avec le fer et le sang l'une des plus grandes pages de notre histoire. Quelques débris le disaient encore, et bientôt ils allaient être effacés. Un jour le voyageur passerait avec indifférence sur ce champ semblable à tous les autres ; cependant, quand il apprendra que ce fut celui de la grande bataille, il reviendra sur ses pas, il le fixera longtemps de ses regards curieux, il en gravera les moindres accidents dans sa mémoire avide ; et sans doute qu'alors il s'écriera : "Quels hommes ! quel chef ! quelle destinée ! Ce sont eux qui, treize ans plus tôt dans le midi, sont venus tenter l'Orient par l'Egypte, et se briser contre ses portes. Depuis, ils ont conquis l'Europe, et les voilà qui reviennent, par le nord, se présenter de nouveau devant cette Asie, pour s'y briser encore ! Qui donc les a poussés dans cette vie errante et aventureuse ? (...) Quelle nécessité les a poussés ? Eh quoi donc ? si ce n'est la confiance dans un chef jusque-là infaillible ! l'ambition d'achever un grand ouvrage glorieusement commencé ! L'enivrement de la victoire, et surtout cette insatiable passion de la gloire, cet instinct puissant, qui pousse l'homme à la mort, pour chercher l'immortalité"3. Dans la défaite, la catastrophe annoncée de la campagne de 1812, Ségur veut voir l'acte final du drame forcené de l'orgueil humain - ce qui, pour dire les choses avec délicatesse, suppose le recours à un artifice : Ségur fait comme si les morts de Borodino étaient les mêmes hommes que ceux qui accompagnaient Napoléon lorsque celui-ci tenta de marcher sur l'Orient en passant par l'Egypte. Or, en réalité, en dehors de Napoléon lui-même, ils n'ont pas dû être très nombreux à se retrouver à Borodino. Pourtant, en faisant des morts de Borodino des êtres anonymes, en les assimilant à tous les soldats des campagnes napoléoniennes, en faisant de chacun de ces hommes un "soldat inconnu", Ségur réussit dans son entreprise d'identification. La mort de tous ces hommes sur le champ de bataille de Borodino trouve ainsi sinon un sens, du moins une signification : comme exemple de l'orgueil humain, dont la grandeur ne laisserait pas de surprendre le voyageur de passsage, même à des décennies, voire des siècles de distance. Les morts de Borodino étaient ainsi entrés dans l'immortalité. L'image idyllique du petit cimetière militaire, le nihilisme héroïque de Jünger ou les réflexions, un peu dans la manière de Thucydide, de Ségur sur l'Histoire sont autant de variantes de la figuration de la mort telle qu'elle apparaît sous ses multiples visages. L'attitude consistant à repousser la mort, soutenue temporairement pendant la guerre du Golfe, en est une autre - qui, soit dit en passant, n'est envisageable que dans les guerres de très courte durée, dans la mesure où elle suppose que la fin de la bataille marque également la fin de la guerre, l'effet produit par la victoire devant ensuite rendre plus supportable l'annonce attendue du nombre des victimes. Si le calcul s'est avéré juste du côté des alliés, il n'en a pas été de même du côté irakien. Si les journaux de guerre illustrés durant la Première guerre mondiale avaient pour consigne de ne pas montrer de soldats morts, en revanche, ils se devaient de montrer des combattants. Mais comment figurer des combats sans donner à voir ses propres soldats morts ? En préférant la peinture à la photographie des combats. Il y avait bien aussi des photos dans les journaux illustrés, mais il s'agissait, le plus souvent, de photos montrant la vie à l'arrière ou du matériel de guerre au repos. Les scènes de bataille étaient peintes, avec une préférence marquée pour les scènes figurant des soldats montant unis à l'assaut de quelque place, comme s'il n'existait pas encore d'armes automatiques, comme si l'on se battait encore comme à l'époque de la guerre de 1870 ou même comme au temps de Napoléon. La plus appréciée peut-être et la plus connue de ces peintures de guerre est sans doute le tableau de Fr. Grotemeyer représentant la charge des régiments de volontaires à Langemarck le 10 novembre 1914. On y voit des soldats, certains chantant (l'hymne allemand, selon la légende de Langemarck), prenant d'assaut une montagne, baïonnette au canon ; on y voit encore un tambour et un officier sabre au clair : autant d'archétypes de l'idéal du héros dans toute sa magnificence. En fait, la réalité fut toute autre en cette journée du 10 novembre 1914 : les compagnies et les bataillons montant à l'attaque progressaient par bonds dans un épais brouillard ; au prix de pertes considérables, l'assaut se brisa sous le feu répété des mitrailleuses anglaises4. L'image du petit cimetière militaire, comme celle de l'attaque en rangs serrés, devait perpétuer l'image traditionnelle de la guerre. Deux décennies plus tard, Ernst Jünger évoquait la bataille dans ces termes : "Rappelons ici la célèbre charge des régiments de volontaires à Langemarck. Cet événement dont la signification relève moins de l'histoire de la guerre que de celle de l'esprit possède un très haut rang quant à la question de savoir quelle attitude est véritablement possible dans notre temps et dans notre espace. Nous voyons ici la débâcle d'une charge classique, malgré la force de la volonté de puissance qui anime les individus, la force des valeurs morales et spirituelles qui les distinguent. Volonté libre, culture, enthousiasme, ivresse du mépris de la mort ne suffisent pas à surmonter la force d'inertie des quelques centaines de mètres sur lesquels règne la puissance magique de la mort mécanique"5. C'est la mitrailleuse qui, après les offensives des premières semaines de guerre qui étaient encore conduites en formations serrées, a balayé les champs de bataille : les soldats s'enterraient, disparaissant dans le sol par compagnies et bataillons entiers. Dans ces conditions, quelle image de la guerre et de la bataille pouvait-on bien présenter ? Le recours à la peinture dans les journaux illustrés s'expliquait donc également par le fait que le champ de bataille moderne n'avait pas d'autre spectacle à offrir à l'oeil du photographe que celui du désert. Comparée aux batailles des guerres de Frédéric II, de Napoléon ou même de Bismarck, la guerre avait perdu toute représentabilité, elle ne se prêtait plus à l'illustration. Toutefois cette perte de représentabilité affectait davantage le plan rapproché que la vision des états-majors, davantage le regard porté d'en bas que celui porté d'en haut. Dans les états-majors, en effet, on pouvait après comme avant planter des petits drapeaux, tracer des flèches et des lignes ; seul changeait le côté duquel penchait la balance. Aussi la manipulation de l'information était également moins sensible dans la version de l'état-major que dans le plan rapproché. Les tableaux des maîtres de la peinture de guerre auxquels les journaux illustrés faisaient appel, continuaient à suggérer la pérennité du héros de guerre alors qu'en réalité, depuis l'entrée en action des armes automatiques et des armes de destruction massive, comme les gaz, mais aussi depuis le début des batailles de matériel, c'en était bien fini du mode héroïque de combat. Quid des lettres acheminées par la poste militaire aux armées, des explications de l'état-major général et de la question dont l'objet est de déterminer où se situe l'image "authentique" de la guerre. D'un côté, le dépouillement des explications fournies par l'état-major, qui se contente d'additionner des chiffres, rend précisément compte du déroulement de la guerre ; de l'autre, les lettres du front, et toute l'émotion qu'elles contiennent, décrivent correctement les événements : un dilemme qu'il n'est visiblement plus possible de résoudre à la manière de Tolstoï, en considérant la version du soldat comme vraie et celle de l'état-major comme fausse. Mais le déroulement de la Deuxième guerre mondiale et des guerres qui l'ont suivie échapperait également totalement au mode de représentation de rigueur à l'époque de la Guerre de Sept ans et de celles qui l'ont précédée, dont les batailles étaient représentées vues d'une colline imaginaire par un général. Et, dans ce cas, même le mélange de Soljenitsyne semblerait désuet. En résumé, la représentation de la bataille vue par un général du haut d'une colline est "authentique" tant que la guerre est une guerre opposant des rois ou des empereurs et leurs armées (de mercenaires) respectives, tant que le peuple ne fait qu'en observer les péripéties. Dans le combat qui a opposé les armées de Frédéric et de Marie-Thérèse pour la Silésie, les Silésiens eux-mêmes n'ont joué pratiquement aucun rôle. La perception que le soldat a de la bataille commence à s'imposer à partir du moment où la guerre, de guerre de cabinets devient une guerre de peuples, à partir du moment, donc, où l'on a envoyé au feu des armées de masse, auxquelles chaque famille ou presque fournissait son lot de combattants. Dès lors, les lettres et les récits de ces soldats ont été considérés comme la seule description "authentique" des batailles. La Première et la Deuxième guerre mondiale furent des guerres de généraux à la tête de "matériel humain" ; elles furent aussi des guerres entre des peuples, qui y participèrent comme jamais encore auparavant. Qu'étaient-ils davantage, qu'étaient-ils avant tout ? La question peut paraître dépassée, mais il est indiscutable que si la version de l'état-major est authentique, celle du soldat ne peut pas l'être - à moins que le soldat ne se considère lui-même comme le matériel que l'état-major voit en lui. Voilà qui plaide en faveur de la logique implacable de Tolstoï qui, en donnant pour authentique la version du soldat, contestait catégoriquement l'authenticité de celle de l'état-major. Plus nettement que la Deuxième, c'est la Première guerre mondiale (au moins sur le front ouest) qui marque la transformation de la guerre qui, de combat entre hommes avec le secours d'armes est devenue usage d'armes s'accommodant de la mort d'hommes. Peut-être cette évolution n'a-t-elle pas été très sensible dès les premières années de la Deuxième guerre mondiale, ce qui expliquerait que beaucoup d'observateurs y aient d'abord vu le "triomphe" de la guerre de batailles de matériels. Une illusion qui s'est évanouie avec les premiers bombardements de villes entières. Sur les champs de bataille de la grande guerre (qu'il faut bien distinguer, ici, de la petite guerre ou guérilla), il n'y a désormais plus de sujets, mais uniquement des objets, qui, parfois, s'imaginent être des sujets. C'est, pour en revenir à la guerre du Golfe, se leurrer que penser pouvoir échapper à cette logique en réduisant le plan rapproché à une forme passive de perception. C'est précisément celle que l'on trouve jusque chez Jünger, accompagnée de son corollaire obligé : le camouflage de la passivité en forme supérieure de l'activité. Pendant la guerre du Golfe, presque tous les correspondants de guerre ont succombé à cette suggestion.

Notes de bas de page
1 Texte extrait de Herfried Münkler, Gewalt und Ordnung, das Bild des Krieges im politischen Denken, Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1992, p. 197-207, Traduit de l'allemand par Véronique Bodin.
2 Paul-Philippe de Segur, Histoire de Napoléon et de la Grande armée pendant l'année 1812, Stuttgart, Franckh, 1826, p. 562-563.
3 Ibid., p. 563-564.
4 Cf. l'ouvrage qu' Otto-Ernst Schüddekopf a consacré à la Première guerre mondiale.
5 Ernst Juenger, Le travailleur, trad. de l'allemand par J. Hervier, Paris, Ch. Bourgois, 1989, p. 145-146.

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Résumé

Les états-majors militaires ont une conception particulière de la réalité de la guerre qui s'exprime dans des chiffres, des lignes et des flèches ; ils refusent toute subjectivité et toute sensibilité. A l'inverse, journalistes et téléspectateurs inclinent plutôt aujourd'hui à voir la réalité de la guerre là où les destructions sont opérées, là où les hommes meurent. Quelle a été l'innovation des services de censure américains et irakiens, pendant la guerre du Golfe, par rapport aux attitudes adoptées lors de conflits antérieurs ? L'auteur interroge des pratiques, officielles ou non, adoptées depuis les guerres napoléoniennes et le premier conflit mondial. "Représenter" la guerre apparaît toujours comme une entreprise fortement affectée par les exigences du pouvoir.

 
Monday, December 18, 2006
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