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Islande
Barrage contre nature
Construit contre l'avis des écologistes, d'experts et d'une partie de l'opinion, le gigantesque barrage de Kárahnjúkar doit fournir de l'électricité pour le profit exclusif d'une fonderie d'aluminium américaine. Sans parvenir à retenir les habitants.
Par Anne-Françoise HIVERT
QUOTIDIEN : Mercredi 27 septembre 2006 - 06:00
Islande, envoyée spéciale
Les cars arrivent à 13 heures tapantes à Egilsstadir. Les
passagers descendent sur le parking de la station-service, à
l'entrée de la ville de 1 500 habitants, située à l'est de
l'Islande. La plupart sont des hommes. Ils parlent polonais,
chinois ou italien. Ils vont faire un tour à la supérette restée
ouverte le dimanche, avant de s'attabler à la cafétéria. Certains
profitent d'une éclaircie pour aller siroter un café au soleil, ou
manger une glace dehors. Les Islandais sont invisibles, ou presque.
Le dimanche, à Egilsstadir, on préfère rester chez soi.
«Une de mes amies s'est fait siffler alors qu'elle promenait son
chien», s'indigne une habitante.
En fin d'après-midi, les visiteurs remontent dans leurs cars.
Direction : Kárahnjúkar, à une cinquantaine de kilomètres. Les
hommes, presque tous étrangers, travaillent sur le chantier, au
nord du glacier de Vatnajökull. L'ouvrage, gigantesque, comprend
cinq barrages, dont le plus grand mesure 193 m de haut et 730 de
large. D'ici à 2007, les eaux submergeront 57 km2 de terre. Et
d'ici à 2009 la centrale électrique disposera d'une capacité de
production de 690 MW, soit la moitié de ce que produit actuellement
l'Islande. Le tout sera destiné à la fonderie d'aluminium,
construite par le géant américain Alcoa, dans le fjord de
Reydarfjördur.
C'est l'un des projets les plus controversés de l'histoire du
pays. Mais aussi le plus gros investissement que n'ait jamais connu
l'île. L'équivalent de 20 % du PIB islandais.
«Le projet doit redonner vie à l'Est», explique le ministre
de l'Industrie, Jón Sigurdsson. La survie de la région a longtemps
dépendu de la pêche, mais l'instauration de quotas et l'épuisement
des stocks ont frappé de plein fouet l'économie locale. Les
pêcheurs ont vendu leur bateau, les conserveries mis la clé sous la
porte. Et les habitants ont quitté la région. En dix ans, la
population a diminué de 10 %. En 2000, elle ne comptait plus que 12
000 habitants.
Sólveig Bergsteinsdóttir, qui gère le centre d'information sur
Kárahnjúkar créé par la compagnie d'électricité Landsvirkjun,
témoigne :
«Ce n'était pas beau à voir. Les villages se vidaient. Les gens
étaient déprimés.» Une habitante d'Egilsstadir confirme :
«Les jeunes n'avaient plus d'avenir ici. Il fallait qu'ils
partent. Leurs parents voulaient les suivre, mais ils ne pouvaient
pas : personne n'achetait les maisons à vendre.»
Il y a longtemps que l'idée d'exploiter l'énorme potentiel
hydraulique de la région avait germé.
«A part les poissons, nos rivières et nos sources géothermales
sont les seules ressources naturelles dont nous disposons ,
observe Sigurdur Arnalds, en charge du projet de Kárahnjúkar auprès
de la compagnie d'électricité.
Nous avons toujours rêvé d'en tirer profit.» Mais l'Islande
ne compte que 300 000 habitants et ses plus proches voisins, les
Groenlandais et les Ecossais, vivent à 300 et 800 km de là. Alors,
fabriquer de l'électricité, soit. Mais pour qui ?
Un chantier à marche forcée
Au début des années 60, l'île trouve la solution. Elle doit
attirer à elle les industries consommatrices d'énergie. Certes, il
faudra importer la matière première, et exporter les produits
finis. Mais elle propose de vendre son électricité à des prix
ultracompétitifs. En 1966, le groupe Alcosuisse se laisse tenter.
Il construit une fonderie d'aluminium au sud du pays. En 1965,
l'Etat et la commune de Reykjavik créent la compagnie Landsvirkjun.
Sa mission : développer le secteur énergétique islandais. Des
agences de marketing sont mobilisées, des brochures imprimées...
Quarante ans plus tard, l'Islande devient le premier producteur
d'aluminium du monde
per capita .
Dans l'est, les élus sont séduits. Pourquoi n'auraient-ils pas
droit à leur fonderie ? Originaire de la région, le ministre des
Affaires étrangères en fait une affaire personnelle. Avec le
premier ministre de l'époque Davíd Oddsson, Halldór Ásgrímsson sera
l'un des principaux avocats de la construction du barrage de
Kárahnjúkar et de la fonderie de Reydarfjördur. Peu importe
l'opposition des écologistes. Les objections de géologues. La
démesure du projet. Les chantiers doivent démarrer, à marche
forcée. Sigurdur Arnalds résume :
«Le monde a besoin d'aluminium, ne serait-ce que pour construire
les avions qui transportent les touristes en Islande. N'est-ce pas
mieux pour la planète de le produire avec des énergies
renouvelables ici, plutôt qu'avec du charbon ailleurs ?» Les
arguments, présentés à Kyoto, font mouche. L'Islande est autorisée
à augmenter de 10 % ses émissions de gaz à effet de serre, par
rapport à 1991.
La mère de Björk en grève de la faim
Les écologistes protestent.
«C'est la plus grosse catastrophe naturelle causée par l'homme
dans l'histoire au pays», affirme Steingrímur Sigfússon, le
leader du parti Gauche verte. En 2004, la mère de la chanteuse
Björk mène une grève de la faim de trois semaines pour protester
contre le projet, tandis que sa fille dénonce
«le sacrifice de la nature au profit du progrès». Le ministre
de l'Industrie s'insurge :
«Fallait-il que nous rejetions le progrès et que nous continuons
à vivre comme des esquimaux pour amuser les riches touristes
américains ?»
Le poète Andri Magnason évoque, lui,
«une nation en état de guerre psychologique». Son dernier
livre, intitulé
Dreamland a self-help book for a frightened nation («Le
pays de rêves. Guide de survie pour une nation effrayée»), s'est
vendu à 14 000 exemplaires, un record. Il y dénonce
«la propagande qui fait de la beauté de l'Islande l'ennemi du
progrès». Le biologiste Gudmundur Pall Olafsson photographie la
zone bientôt inondée. Il dit avoir été accusé par les membres du
gouvernement de trafiquer ses clichés pour embellir la nature. Le
journaliste Omar Ragnarsson, auteur d'un documentaire sur la
région, raconte lui aussi :
«On a essayé de m'intimider, en menaçant ma femme et mes amis.
Soit j'arrêtais de parler de la destruction de la nature, soit
j'allais payer très cher.» En 2003, 700 personnes de l'est du
pays demandent sa démission mais son employeur de l'époque, une
chaîne de télévision, prend sa défense.
Plusieurs experts évoquent des pressions. Le géologue Grimur
Björnsson, employé par l'Agence nationale de l'énergie, rédige en
2002 un mémo, qui met en garde contre l'instabilité géologique de
la région de Kárahnjúkar. Le document est enterré par sa direction.
Les députés n'en entendront jamais parler, jusqu'à cet été.
Pourtant, la compagnie d'électricité affirme aujourd'hui avoir pris
l'étude au sérieux. L'opposition accuse la ministre de l'Industrie
de l'époque d'avoir tenté de dissimuler des informations, pour
accélérer les travaux. Elle nie.
Déjà, en 2001, l'adhésion de l'Agence nationale de planification
à l'étude d'impact ne devait être qu'une formalité. L'organisme
public avait pourtant émis un avis défavorable au projet, jugeant
son impact environnemental
«substantiel, irréversible et négatif». Six mois plus tard,
la ministre de l'Environnement donne son feu vert, suite à un
recours en appel. Pour Steingrímur Sigfússon, c'est bien la preuve
qu'il s'agit d'un
«joint-venture entre le gouvernement, Landsvirkjun et
Alcoa», entre les pouvoirs publics et les industriels.
Et de fait les autorités islandaises déroulent le tapis rouge
devant le géant américain. Le niveau des prix négocié entre
Landsvirkjun et Alcoa est gardé secret.
«Mais ils doivent être très bas pour qu'Alcoa décide de fermer
deux fonderies aux Etats-Unis et de transférer sa production en
Islande», remarque Arni Finnsson, le président de l'Association
islandaise de conservation de la nature (Inca). Comme nombre de ses
collègues, le professeur d'économie Thórólfur Matthíasson
«doute de la profitabilité du projet». D'autant que la
main-d'oeuvre islandaise censée accourir pour repeupler cet Est
déserté se fait rare. Le groupe italien de BTP Impregilo, qui a
décroché le contrat de construction du barrage de Kárahnjúkar,
devait embaucher 1 500 ouvriers. Seulement un quart sont Islandais.
Beaucoup n'ont pas tenu.
«Les logements étaient épouvantables, les salaires bien en
dessous de ce que prévoient les accords collectifs et l'ambiance
était horrible», affirme le patron du Syndicat des électriciens
(RS'), Gudmundur Gunnarsson le père de Björk. Impregilo finit par
aller recruter en Chine, où la compagnie a construit l'immense
barrage des Trois-Gorges.
Désillusions et vies brisées
Pour calmer les esprits, Alcoa et Landsvirkjun n'hésitent pas à
mettre la main à la poche. De nouvelles routes sont construites. La
société américaine perce même un tunnel entre Reydarfjördur et le
village voisin, réduisant de moitié la durée du trajet. Elle
construit un gymnase, offre des équipements ultramodernes à
l'hôpital, finance le voyage scolaire des enfants du coin et un
stage de formation de policiers aux Etats-Unis. Certains habitants
recommencent à faire des projets. D'autres, en revanche, décrivent
désillusions et vies brisées. Le fermier Gudmundur Ármannsson vit à
une vingtaine de kilomètres d'Egilsstadir, dans la maison
construite par son père. Deux lignes à haute tension traversent
désormais la vallée en contrebas. Le projet hydroélectrique a
bouleversé la vie de ses voisins.
«Le fils du premier devait reprendre la ferme. Il est mort dans
un accident sur le barrage. Le second est parti. Il craignait que
les lignes électriques nuisent à la santé de ses enfants. Le
troisième et le quatrième ont reçu des compensations financières
pour les poteaux sur leur terrain. Ils ont vendu leur bétail et
l'un d'entre eux sa maison. Enfin, le cinquième a décidé d'aller
travailler en ville, où la main-d'oeuvre manquait.»
Une fois les travaux finis, d'ici à 2009, Alcoa prévoit
d'embaucher plus de 450 personnes. Le groupe a promis de ne
recruter que des Islandais. Mais Alfred, qui habite à
Neskaupstadur, n'y croit pas :
«Dans mon village, Alcoa a proposé aux élèves un stage de
formation pour travailler à la fonderie. Seulement deux ont
accepté. Ils ont arrêté avant la fin.» Les habitants de
Reykjavik viendront-ils s'installer à l'Est, alors que la
main-d'oeuvre manque partout ailleurs ?
Le projet devait repeupler la région. Selon l'Institut des
statistiques, les habitants continuent de partir.
«On est en train de tuer la communauté locale», s'insurge
Gudmundur Beck. Cet été, ce fermier de Reydarfjördur a bloqué
pendant plusieurs heures les travaux de construction de la
fonderie, avec un groupe de jeunes activistes venus de toute
l'Europe pour protester contre le projet. Alcoa lui réclame 130 000
de dommages et intérêts. Il parle de partir.
«A moins, glisse-t-il,
que l'esprit de la sorcière se réveille.» La sorcière ? Selon
la légende, c'est elle qui aurait coulé le bateau de pirates venus
attaquer le fjord en 1627, et elle encore qui aurait poussé un
avion militaire allemand à s'écraser dans les collines en 1941.
Récemment, l'église du village d'Eskifjördur est partie en fumée.
Le prêtre était un partisan de la fonderie... Libération ne peut être tenu responsable du contenu de ces liens. |
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