accès direct aux numéros

Journal favorisant la pensée indépendante,
l'éthique et la responsabilité

Tracasseries israéliennes entre la Ligne verte et le Mur de séparation

par Rebecca Weiss

Il y a quelques semaines, suite à une initiative de l’Assemblée générale de l’ONU qui a saisi la Cour internationale de justice de La Haye, une audition a eu lieu à propos de la légalité du Mur de séparation. Des juristes de l’OXPIL (Oxford Public Interest Lawyers), groupe d’experts en droit international de l’université d’Oxford, ont été interrogés sur les conséquences juridiques de la construction du Mur. Ils ont attiré l’attention sur le fait que cet ouvrage viole le droit international, c’est-à-dire la 4e Convention de Genève de 1949 qui concerne la protection des populations soumises à une occupation. De plus, il constitue une atteinte au droit humanitaire international.

Pour pouvoir vivre dans leur maison, quelque 6000 Palestiniens de la zone frontalière de Cisjordanie ont besoin d’une autorisation de la puissance occupante israélienne. Il n’est pas permis aux visiteurs de pénétrer dans les villages sans raison particulière et sans autorisation. Des commerces font faillite, les terres agricoles s’assèchent et beaucoup de maisons sont détruites par les forces israéliennes.

Ce «régime d’autorisations» – c’est ainsi que la Haute Cour israélienne appelle cette procédure tracassière imposée aux quelque 6000 habitants palestiniens enfermés dans la zone située entre le Mur de séparation et la Ligne verte – consiste en un maquis de onze variétés d’autorisations.

Jabara

Jabara, au sud de Tulkarem, est un de ces villages palestiniens encerclés. Il se situe à l’intérieur du territoire annexé par le nouveau tracé du Mur. A l’origine, ce dernier aurait dû passer à l’ouest du village et Jabara se serait trouvé en Cisjordanie. Mais, subitement, on a modifié le tracé, manifestement pour que la colonie israélienne de Sla’it au sud de Jabara se trouve du côté israélien du Mur, si bien qu’il a été construit plus à l’est.

Les habitants de la colonie israélienne Sla’it ne sont soumis à aucun des arrêtés imposés aux habitants palestiniens de Jabara. Ces prescriptions ne concernent ni les citoyens de l’Etat d’Israël, ni ses habitants ni les personnes autorisées à immigrer en Israël au nom du «droit au retour».

Jabara est un très joli village entouré de pâturages. Tout autour, l’herbe, les arbres fruitiers et le marbre donnent au village une certaine similitude avec des coins paisibles de Provence. Mais tout ce qui représentait jadis un avantage géographique est devenu un obstacle géopolitique. Aujourd’hui, Jabara est une grande prison dans laquelle la vie est devenue insupportable. Au début, les habitants, dans un mouvement de révolte civique sans espoir, ont refusé d’aller chercher les autorisations qu’on leur avait imposées. Pendant un mois entier le village a été fermé: personne n’en sortait, personne n’y entrait. Puis les habitants se sont soumis et ils ont reçu les autorisations, mais la vie ne s’est pas améliorée pour autant.

Tracasseries

Voici une liste des autorisations dont les habitants de la région frontalière ont besoin dans leur vie quotidienne. La plus importante permet à une personne de séjourner à son domicile et de dormir chez elle. Elle n’est pas délivrée automatiquement à chaque habitant, comme ce serait naturel. Les uns reçoivent une permission d’un an, d’autres ne la reçoivent que pour trois ou six mois et doivent la renouveler quand elle est expirée. Le directeur d’une école de Tulkarem, par exemple, est soumis à des conditions encore plus dures: Il a fait dix ans de prison à Naplouse et a été libéré dans le cadre des mesures humanitaires prévues par l’Accord d’Oslo. Pourquoi avait-il été arrêté? «Parce que j’avais travaillé pour la paix», dit-il. Depuis, il ne cesse d’être soupçonné et il n’a obtenu que pour trois mois l’autorisation de vivre dans sa maison.

En outre, un habitant de la région a besoin d’une autorisation spéciale pour voyager entre les villes de la Cisjordanie, d’une autre pour cultiver sa terre qui se trouve la plupart du temps au-delà du mur, et une autre encore, naturellement, pour se rendre en Israël. Mais ce n’est pas tout. Il y a bien sûr beaucoup de situations dans lesquelles quelqu’un de l’extérieur – un médecin, un commerçant, un parent ou toute autre personne – doit venir voir quelqu’un dans la zone. Dans ce but, onze formes différentes d’autorisations ont été définies. Une pour le propriétaire d’une firme, une pour un commerçant, une pour un salarié, une pour un paysan, une pour un instituteur, une pour un élève, une pour un fonctionnaire des autorités palestiniennes, une pour un visiteur, une pour un fonctionnaire d’une organisation internationale, une pour un fonctionnaire d’une autorité locale, une pour un membre d’une équipe médicale. Tous ces obstacles ont pour conséquence que les gens évitent d’avoir affaire à Jabara et que ses habitants restent isolés dans leur prison.

Situation absurde au barrage routier

Jabara n’a qu’une sortie: le barrage routier de Kafriyat. Même les soldats israéliens admettent que c’est le plus insensé de tous les barrages. Il est traversé par les colons juifs qui vont dans la zone C (sous contrôle israélien), les habitants de Tulkarem qui pénètrent dans la zone A (sous contrôle palestinien) et les habitants de Jabara qui se rendent dans la zone B (soumise à l’autorité militaire israélienne). Dans ce désordre de personnes, de voitures, d’ânes et de charrettes, il est difficile de savoir qui va dans quelle direction. Les soldats ont l’impossible mission de courir parmi les titulaires d’autorisations déconcertantes.

Un jour, un Palestinien d’un certain âge déjà, habitant de Tulkarem, plâtrier de son état, s’est trouvé pris dans la cohue. Un habitant de Jabara l’avait appelé le matin pour exécuter des travaux. Cela aurait pu le faire sortir pour un certain temps du chômage et de la pauvreté qui ne cessent d’augmenter dans cette ville. L’homme de Jabara avait besoin pour sa maison d’un crépi contre les pluies de l’hiver. Le plâtrier a attendu longuement au checkpoint, ayant du mal à comprendre pourquoi il avait besoin d’une autorisation spéciale pour entrer dans un village qui, peu de temps auparavant, était partie intégrante de Tulkarem. Il est resté là, stupéfait, et finalement il a renoncé.

Les habitants de Jabara disent que les soldats eux-mêmes ne comprennent pas ce qui se passe ici, et qu’ils prennent des décisions arbitraires selon l’humeur du moment. Parfois, ils sont de très mauvaise humeur, surtout ceux qui doivent ouvrir l’unique portail dans le mur vers l’est qui est réservé aux écoliers. Car dans le petit village de Jabara, il n’y a pas de services publics, même pas une école. Tous les enfants fréquentent les écoles des villages voisins qui se trouvent maintenant au-delà du Mur. Tous les matins, les soldats ouvrent et ferment le portail pour les écoliers et à 13h 30 précises, ils le rouvrent pour que les enfants puissent rentrer chez eux. Le matin, les soldats attendent que tous les enfants – au nombre de 88 – soient rassemblés près du portail pour l’ouvrir. Si un élève est en retard, il ne passe plus. Heureusement, l’UNICEF a construit une tonnelle pour que les enfants soient au moins protégés du soleil et de la pluie. Sur le chemin du retour, c’est la même procédure. Si alors un élève arrive en retard au portail, il doit dormir à l’extérieur, dans un autre village. Des incidents de ce genre se sont déjà produits et sont mentionnés dans le rapport du Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU.

Quand les soldats sont de bonne humeur, ils se permettent des plaisanteries avec les enfants. Parfois, par exemple, ils les répartissent en différents groupes – Hamas, Djihad et Fatah – et leur ordonnent de se disputer entre eux. C’est ce qu’ils entendent par «humour». Ainsi, jour après jour, on sème la haine.

Impossible d’assurer sa subsistance

Le «luxe» d’un portail qui s’ouvre n’est pas offert aux habitants de Jabara qui ne sont pas des écoliers. Ils restent prisonniers de la zone, ne quittent le village que très rarement et ne peuvent aller voir leurs parents restés à l’est du mur. Les plantes des serres, fruit de longues années de travail, sont fanées depuis longtemps. Les habitants de la région ont demandé aux institutions de l’Union Européenne de financer le transport des serres dans la zone où ils sont enfermés. Mais l’UE n’a pas pu se mettre d’accord. Au désir des pays de l’UE d’améliorer la situation des Palestiniens s’oppose leur réticence à continuer de financer les résultats de la politique israélienne, qu’ils désapprouvent.

Les poulaillers de Jabara, autre moyen de subsistance local, sont vides. «La plupart des gens avaient des poules», dit Faruk Awad, un habitant. «Il faut les nourrir et les soigner. Mais les chauffeurs de camions et le vétérinaire ne veulent pas entendre parler des autorisations dont ils auraient besoin pour venir chez nous. Tout est mort.»

Avant que Tulkarem et ses environs soient découpés, c’était une unité humaine et agricole. L’essentiel du territoire agricole du village de Farun se trouve à Jabara, situé maintenant de l’autre côté du Mur, et est inaccessible aux gens de Farun. Des 11 agriculteurs qui ont demandé aux autorités israéliennes de pouvoir cultiver leur terres à Jabara, 10 ont vu leur demande repoussée.

Les changements fréquents de tracé du Mur, consécutifs à des pressions de l’intérieur et de l’extérieur, font peur aux gens. A chaque modification, les autorités d’occupation désignent d’autres maisons qui, à leurs yeux, sont trop proches du mur. Peu après, elles sont détruites. Les habitants ont peur de quitter leur maison parce qu’elle pourrait être détruite pendant leur absence. Ils soulignent le fait qu’aucun terroriste n’est issu de leur village. «On ne peut pas dire non plus que les maisons qui ont été détruites soient trop près du mur, dit Yusuf Omar. Vous pouvez voir de vos propres yeux qu’elles sont à plus de 300 mètres.» Et il ajoute que «cette politique n’a qu’un but: que nous n’existions plus. Ces destructions ne signifient pas ‹Arrêtez de construire›, mais ‹Cessez de vivre›.»

Ici, la plupart des Palestiniens supposent qu’Israël, en leur rendant la vie impossible dans la zone frontalière, veut exercer une pression existentielle telle sur les habitants qu’ils s’exileront «de leur plein gré». Il pourra alors annexer les régions situées à côté de la Ligne verte.

Sources: Haaretz de février 2004, rapports du Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU, www.palestinechronicle.org, www.btselem.org

(Horizons et débats, numéro 25, avril 2004)

mise à jour  le 03.05.04