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JSF - Lettre n°12

Notre différence

édito

Depuis la fin de ses activités, notamment au Rwanda, JSF a entrepris une double réflexion qui porte, d’une part, sur ses fondements et, d’autre part, sur son organisation. Sur le premier aspect, au terme de ce siècle terrible pour les droits de l’homme et donc dans le vaste champ des interventions possibles, les préférences de l’Association se sont tournées vers le développement du droit. Trois arguments justifient ce choix largement débattu.

Notre savoir d’abord, c’est à dire le droit dans ses rapports avec l’urgence qui est le signe distinctif des "humanitaires". Ce serait une grande vanité que de prétendre dire avec sûreté ce qu’est le droit. De graves docteurs se sont penchés sur la question et il semble que l’accord se fasse sur un point: le droit est constitué d’un ensemble de préceptes de conduites obligatoires pour des hommes vivant en société et destinés à faire régner l’ordre et la justice. Qui ne voit alors que le droit n’existe que dans une relation avec une forme de société politique, qu’il a pour but d’y encadrer une relation pacifique entre le pouvoir et les individus, qu’il est donc obéissance à la règle commune et qu’il s’apprécie sur la longue période? Tout cela bien sûr n’est pas chose facile lorsqu’il s’agit du droit international. En effet, les acteurs de la société internationale sont particulièrement puissants et n’obéissent pas toujours aux règles qu’ils ont établies et qui doivent les contraindre. C’est la raison pour laquelle le rôle et la place du droit se dessinent comme en creux et se situent dans des interstices - mais ils sont im menses - entre la violence et la force d’évolution rapide de la vie politique. S’il n’en était pas ainsi, notre savoir se diluerait. Or le droit n’est pas la politique, il n’est pas la médecine!

Notre savoir-faire ensuite. Les résultats de ce que nous avons fait démontrent d’évidence ce qui vient d’être écrit. Par exemple, en ex-Yougoslavie, nous avons très tôt compris que la visite des camps et le recueil des témoignages relevaient de la compétence d’autres instances et peut-être d’ONG, mieux armées que JSF pour entreprendre ce travail. Nous avons donc décidé de suivre les activités du TPI, ce qui nous a permis d’aborder presque en solitaire et avec bonheur les rives nouvelles du droit pénal international. Ce n’est donc pas un hasard si toutes les autorités rencontrées ont salué l’utile originalité de notre démarche. Au Rwanda, notre action dans les prisons a été aussi ex em plaire. La fiche d’écrou a permis d’introduire l’ordre juridique en identifiant les prisonniers et elle a permis à son tour le démarrage des procès pour que passe la justice. On le sait, le Prix des Droits de l’Homme de la République française est venu couronner cette action et ce n’est pas un hasard non plus. En effet, dans le fond, elle a permis d’encadrer juridiquement la violence politique. Non, le droit n’est pas la politique, il n’est pas la médecine!

Enfin notre stratégie. Il est à peine besoin de rappeler que les droits de l’homme peuvent être appréhendés par le philosophe, le journaliste, le religieux et ... bien sûr le juriste. Celui-ci cependant se distingue de ceux-là, même si son champ d’action et d’étude est moins spectaculaire et bride peut-être l’enthousiasme ; le juriste se doit d’être précis et d’essayer de dire ce qui, dans la cité terrestre, introduit de l’humanité - et non de l’humanitaire - dans la communauté des nations. Non, décidément, ce travail juridique ne se confond pas avec celui du politique ou du médecin!

C’est cette cohérence entre les niveaux d’analyse qui permet à JSF d’être prise au sérieux par ses interlocuteurs et d’être reconnue comme particulièrement compétente. Pour que la réalité continue à être conforme à cette perception, la prochaine Assemblée générale aura donc à se prononcer sur des candidatures à de nombreux projets ou sur des propositions qui nous sont faites. Toutefois, à s’en tenir là, ce qui serait déjà beaucoup, l’on oublierait le second aspect de la réfle xion entreprise sur l’organisation même de l’Association. A cet égard, trois grands thèmes peuvent être abordés.

En premier lieu, nos propres forces humaines. Tous les membres de JSF ont des emplois du temps surchargés et il leur est extrêmement difficile d’être, en plus, disponibles pour des activités associatives. Et pourtant, l’engagement de JSF présuppose un surcroît d’énergie indispensable. C’est un problème récurrent d’une extrême importance et qui nous renvoie à nous-mêmes. Il faut l’envisager avec franchise et honnêteté, faute de quoi l’existence de l’Association peut être menacée.

En deuxième lieu, nos moyens financiers. Nos ressources proviennent, pour l’instant, des contributions volontaires des Barreaux et des bourses attribuées dans le cadre de programmes d’actions définis par des institutions internationales ou nationales. Dans les deux cas, même s’il y a des nuances, notre autonomie n’est que relative. Une idée avait été suggérée pour conforter notre indépendance, mais elle semble avoir été mal exploitée: demander à de grandes en treprises de soutenir JSF par le biais du mécénat. Par ailleurs, il convient aussi d’aborder une autre question plus feutrée, mais réelle: celle du défraiement du membre de JSF qui accepte la charge d’une mission, tout en n’oubliant pas la notion de bénévolat.

En dernier lieu, notre administration. Cette question est complexe, puisqu’elle concerne tout à la fois le personnel engagé, les moyens techniques mis à disposition, ou le système de communication souhaitable entre nous et avec les autres, etc... De ce point de vue, le versement de la dernière tranche du programme DG VIII a permis de décider de doter le siège d’un réseau informatisé performant et, très récemment, de recruter un Secrétaire général.

Cher lecteur, chère lectrice, en conclu sion, n’oubliez pas ce mot d’ordre: "Les 5 et 6 septembre, tous à Marseille pour participer à l’Assemblée générale de JSF!" Pour la préparer, renvoyez le plus rapidement possible, le questionnaire auquel vous avez répondu, afin de guider les débats. En cette période, un autre impératif s’impose aussi à tous : bonne rentrée !...

Marie-Luce Pavia

la présidente de JSF

 

A propos du Tribunal Pénal

International de La Haye

Procès Tadic

Le jugement

Le jugement rendu par la Chambre de Première Instance du T.P.I. est un document tout à fait exceptionnel de plus de 300 pages, sans compter les nombreux renvois à de précédentes décisions du T.P.I. sur des points de procédures particuliers.

Ce jugement est d’abord une véritable page d’Histoire, pas moins de 50 pages étant consacrées à un rappel historique des faits dont la force est de ne pas être qu’une vérité historique puisque acceptée tant par l’Accusation que la Défense, le Tribunal "s’étant efforcé de résoudre les rares cas où il y a eu une certaine contradiction en employant des termes neutres" (§ 54) .

C’est aussi pour nous, peu habitués à un système juridique accusatoire fortement dominant dans le déroulement procédural, de découvrir son efficacité au plan de la motivation même si l’architecture dudit jugement aurait pu gagner en simplicité voire en logique.

I - UNE LEÇON D’HISTOIRE

La politique de Slobodan MILOSEVIC est analysée au travers de la longue histoire de la Grande Serbie qui s’est frayée un chemin pendant un siècle et demi sauf à l’époque du régime communiste du Maréchal TITO qui avait su préserver l’unité de l’Etat Yougoslave, avant que "son dépérissement et son remplacement pardes formes distinctes de nationalisme, dans une Bosnie Herzégovine où aucun groupe ethnique ne détenait, à lui seul, la majorité, ne laissa rien à cette dernière qui puisse remplacer le communisme et lui conserver son statut d’entité unifié" (§ 83).

Le tribunal décrit ensuite l’importance de la propagande serbe, et sa prise de contrôle progressive de l’ensemble des médias du pays, par l’utilisation récurrente des atrocités commises lors de la seconde guerre mondiale par les Oustachis croates.

C’est ainsi en jouant "très habilement" (le terme est sans doute malheureux mais il est utilisé à différentes reprises dans le jugement) sur le sentiment nationaliste que les dirigeants serbes firent croire à leurs ressortissants d’une part qu’ils étaient menacés par la cruauté et l’impérialisme des populations musulmanes et croates, et d’autre part que seul l’établissement d’une Grande Serbie permettrait d’assurer leur protection et même leur survie.

La communauté musulmane fût présentée systématiquement dans les médias comme "intégriste" et "politisée" et la pratique du nettoyage ethnique comme la meilleure solution pour répondre à ce péril.

Ainsi dès l’année 1989, les dirigeants serbes organisèrent des rassemblements pour défendre et promouvoir l’idée d’une guerre totale à défaut de quoi leurs ressortissants se retrouveraient "comme par le passé dans un camp de concentration du type JASENOVAC" (§ 88).

Cette théorie fût développée notamment par Radoslav BRDANIN, Président de la région autonome serbe de BANJA LUKA qui déclarait que 2 % était le pourcentage maximum de non serbes qu’il était possible de tolérer dans cette région (§ 89).

Il préconisait un plan en trois étapes:

1/ création de conditions de vie impossibles pour les non serbes qui les inciteraient à partir de leur propre chef, notamment par la pression et la terreur,

2/ déportation et bannissement,

3/ liquidation des non serbes restant qui ne correspondraient pas à ses vues pour la région.

La renaissance de ce sentiment ultra nationaliste fût favorisée notamment par l’Académie Serbe des Lettres et des Sciences qui pronât d’importants changements constitutionnels afin de modifier l’équilibre démographique du pays entre ses différentes régions, relayée par le SDS, le parti politique Serbe, qui put organiser un plébiscite en faveur des serbes de Bosnie aux termes duquel les bulletins de vote étaient différents selon que l’on était Serbe ou non Serbe.

Le résultat de ce plébiscite (100% de voies favorables à ce que le peuple Serbe de Bosnie Herzégovine demeure dans un Etat Yougoslave commun incluant la Serbie et différentes régions autonomes Serbes et notamment de KRAJINA et de SLAVONIE) permît au SDS de développer ses propres structures politiques encourageant la création de régions autonomes serbes.

Cet activisme institutionnel s’accompagnait d’une propagande toujours efficace qui faisait écrire par Simo MISKOVIC, Président du SDS, un article paru dans la presse sous le titre: "prévenir la répétition du massacre de 1941"...

Le jugement s’attache ensuite assez longuement au rôle joué par l’armée Yougoslave, la JNA qui, d’armée nationale véritablement multi-ethnique, est devenue l’instrument de la désintégration de l’Etat.

Ainsi, en Juillet 1991, sur ordre du Quartier Général de BELGRADE, la JNA s’emparait au Ministère de la Défense de Bosnie Herzégovine de l’ensemble des dossiers relatifs à la conscription, ce qui eut pour traduction dans la réalité de faire passer le pourcentage de Serbes au sein de la JNA de 35 % en Juin 1991 à 90% au début de l’année 1992 (§ 106).

Certes, cette importante domination Serbe était notamment due au fait que la Slovénie et la Croatie avaient quitté la Fédération mais il y eut également une volonté délibérée ainsi que des pressions importantes pour encourager, voire contraindre, les non Serbes, et parmi eux notamment les officiers, à quitter la JNA qui, se trouvant à cours d’hommes, notamment parce qu’en Bosnie Herzégovine les non Serbes refusaient désormais de répondre aux mobilisations, s’appuya de plus en plus sur des forces paramilitaires Serbes, recrutées essentiellement en Serbie et au Montenegro dont les plus connues sont les redoutables "TIGRES ARKAN" ou encore les "TCHETNIKS" de SESEW.

A la suite du vote par le Conseil de Sécurité de l’ONU de sa résolution n° 752, le 15 Mai 1992, ordonnant que cesse immédiatement toute forme d’ingérence extérieure en Bosnie Herzégovine de la part d’unités de la JNA, cette dernière était dissoute.

Nous reviendrons plus tard sur les conditions dans lesquelles de nouvelles forces armées étaient créées puisqu’il s’agira pour le tribunal de déterminer si, à partir de cette date, les faits reprochés à l’Accusé étaient ou non imputables à l’armée fédérale, ce qui permettait alors aux victimes d’être regardées comme des "personnes protégées" au sens de la Convention de GENÈVE.

La dissolution de la JNA laisse place à la création de la V.R.S., qui deviendra l’armée de la Républika Srpska (R.S.), le reste de l’ex-JNA devenant la V.J., armée de la nouvelle République Fédérale de Yougoslavie - Serbie et Montenegro - (R.F.Y.).

Il n’est de toute facon pas contesté que la V.R.S. était le produit de la dissolution de l’ancienne JNA et du repli en Serbie de ces éléments non bosniaques et quasiment tous les officiers à la tête des unités de l’ancienne JNA gardèrent leur commandement, sous l’appellation V.R.S., et continuèrent d’ailleurs de recevoir leur solde du Gouvernement Fédéral de BELGRADE (R.F.Y.).

Le tribunal analyse ensuite l’historique de la prise de l’Opstina (sorte de district) de PRIJEDOR en rappelant qu’avant le conflit, cette région était symbolique de l’unité et de la fraternité Yougoslave et que de nombreux couples mixtes y vivaient.

Lors des élections municipales de 1990, le SDS prônait déjà la création d’une Grande Serbie, de nombreux incidents émaillant la campagne électorale et la composition des postes gouvernementaux au niveau de la répartition entre le SDA majoritaire (musulmans), le SDS (serbes) et le HDZ (croates).

Le SDS créa d’ailleurs rapidement ses propres structures étatiques distinctes y compris un Ministère Serbe des Affaires Intérieures, la caserne de PRIJEDOR devenant un lieu privilégié de rassemblement.

Le SDS n’attendait plus qu’un prétexte pour procéder à la prise de la localité de PRIJEDOR le 30 Avril 1992, avant qu’un incident sur un barrage routier ne justifie l’attaque de l’ensemble de la région un mois plus tard (incident d’HANBARINE) et notamment de l’attaque de la région de KOZARAC, abritant une forte concentration de population musulmane qui fût pilonnée avant que l’infanterie n’incendie les maisons les unes après les autres. (§140)

Les dirigeants Serbes devaient d’ailleurs reconnaître plus tard que la prise de PRIJEDOR avait été planifiée à l’avanca et participait d’un effort concerté entre la police, l’armée et les responsables politiques qui prenaient leurs instructions au Ministère de l’Intérieur de la Républika Srpska.

C’est après l’attaque de KOZARAC que les non Serbes fûrent emmenés dans les camps, les hommes vers ceux de KERATERM ou d’OMARSKA, les femmes et les personnes âgées vers celui de TRNOPOLJE.

Les nouveaux responsables et notamment le Président de la région autonome de KRAJINA, composante de la R.S., RADOSLAV BRDANIN, multipliaient les interventions quant à la nécessité pour la Grande Serbie de ne pas dépasser 2 % de non Serbes et que pour y arriver il fallait notamment annuler les mariages mixtes, "les enfants qui en étaient issus n’étant bon qu’à faire du savon" (§ 147).

C’est dans ce contexte que se sont déroulés les faits imputés à l’Accusé, essentiellement dans les camps où les conditions de vie étaient effroyables, le viol et la torture étant particulièrement utilisés.

A l’extérieur, les non Serbes, qui se voyaient imposer le port d’un brassard blanc, vivaient dans la terreur de se faire dénoncer par d’anciens amis ou de disparaître.

La force de ce récit, outre la minutie de son enchaînement chronologique, réside dans le fait que les divergences entre l’Accusation et la Défense sont apparues comme tout à fait mineures et que la réalité historique apparaît dans sa cruauté et sa simplicité, la Défense n’en contestant pas la matérialité puisque la stratégie utilisée sera celle d’une "défense d’alibi" aux termes de laquelle les faits ne sont pas contestés mais l’Accusé prétend ne pas y avoir été mêlé.

On est loin de la "défense de rupture" d’un Barbie ou de celle que laisse entrevoir Papon dans le cadre d’un prochain procès.

Ce qui est intéressant en l’espèce c’est que, nonobstant la défense d’alibi de TADIC, ses avocats ne se borneront pas à nier simplement sa présence lors des faits incriminés, mais contesteront de façon pugnace la matérialité de ceux-ci, le déroulement de certaines opérations et des conclusions juridiques que l’on peut en tirer, validant ainsi la présentation historique globale que le tribunal a fait de la situation.

II - UN ACCUSÉ ORDINAIRE

On a tous en mémoire l’image du visage de Dusko TADIC, le regard absent, écoutant avec une nonchalance certaine l’exposé des uns et des autres auxquels il est d’autant moins attentif qu’il ne consent que rarement à mettre ses écouteurs pour bénéficier de la traduction simultanée.

L’homme est peu expansif et ne réagira d’ailleurs aucunement au prononcé du jugement sur la culpabilité.

L’Accusé est âgé d’un peu plus de 40 ans et après avoir mené une petite carrière sportive de karatéka, a ouvert un café à la fin 1990 à KOZARAC, ville dont 90 % des habitants étaient musulmans avant le conflit.

Petit à petit, les Serbes nationalistes se sont mis à fréquenter ce café qui est devenu un lieu de rassemblement d’individus vêtus du manteau des "Ducs", vêtement symbolique du nationalisme Serbe, qui s’y retrouvaient pour chanter des chants tchetniks.

L’Accusé qui nie avoir été nationaliste a adhéré au SDS en 1990 et consignait régulièrement ses impressions dans un concert qui fût bien évidemment l’une des pièces à conviction de l’Accusation.

Il ressort assez clairement que les prises de position de TADIC sont favorables à la constitution de la Grande Serbie.

Ainsi il consigne dans son rapport de travail qu’il était convenu qu’il prenne la parole lors d’un rassemblement du SDS "pour dire ouvertement et sans détours tout ce qui était négatif et source de friction dans les rapports unissant les différents groupes ethniques" (§187).

Plus tard, en août 1992, l’Accusé préconise "qu’un effort soit fait en matière de nettoyage et de sécurisation dans le cadre de la reconstruction du centre de KOZARAC" (§ 189).

Après l’attaque de KOZARAC, l’Accusé devient responsable politique de la ville et est élu Président du conseil local du SDS puis représentant à l’Assemblée Municipale de PRIJEDOR, poste qui dans le climat de l’époque n’aurait pu être accordé à une personne qui n’aurait pas été acquise à la cause serbe.

A compter du 16 Juin 1992, il prend des fonctions d’officier de police réserviste au barrage routier d’ORLOVCI, ce qui constituera le fondement de la défense d’alibi de l’Accusé qui justifiera de par la production de ses horaires de travail ne pouvoir être présent au même instant en d’autres lieux.

III - L’ACTE D’ACCUSATION

L’analyse de celui-ci est relativement complexe car les 34 chefs d’accusation retenus à l’encontre de l’Accusé sont issus de 9 séries de faits distincts, chaque fait donnant lieu à différentes qualifications juridiques (les chefs d’accusation) qui eux-mêmes renvoient à différentes incriminations du "Statut" adopté par le Conseil de Sécurité pour assurer le fonctionnement du Tribunal Pénal International.

En réalité, le paragraphe 5 de l’Acte d’accusation relatif à des faits de viol fût abandonné par le Procureur qui estimait ne pouvoir être en mesure d’en rapporter la preuve et donc par voie de conséquence, les 3 chefs d’accusation lui correspondant ont également été abandonnés.

En définitive donc 31 chefs d’accusation ont été retenus constituant -soit une infraction grave aux Conventions de GENÈVE de 1949 (Art. 2 du Statut), - soit une violation des lois et coutumes de la guerre (Art. 3 du Statut), - soit un crime contre l’Humanité (Art. 5 du Statut).

En outre, il faut distinguer pour les Articles 2 & 5 du Statut:

- les incriminations en matière d’infraction grave aux Conventions de GENÈVE (Art.2) visent l’homicide intentionnel, la torture ou traitement inhumain, ou encore le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou porter des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé,

- en ce qui concerne les crimes contre l’Humanité (Art.5), le meurtre, le viol (abandonné), la persécution pour des raisons politiques, raciales et/ou religieu ses, et enfin les actes inhumains.

Cette introduction apparaît trop fastidieuse pour que puisse être envisagé maintenant de détailler les faits conduisant aux différents chefs d’accusation, étant précisé que si certains faits sont précisément déterminés, d’autres comportent des lacunes quant à la date à laquelle ils se sont déroulés ou quant à l’identité des victimes.

La majeure partie des faits reprochés à l’Accusé se sont déroulés dans les camps et concernent des sévices infligés aux prisonniers et plus rarement des meurtres; ces faits sont visés en 7 paragraphes et conduisent à 30 chefs d’accusation distincts.

Le 8e paragraphe et dernier chef d’accusation, est relatif à des persécutions relatées sous 5 formes distinctes qui se sont déroulées entre le 23 Mai et le 31 Décembre 1992, soit sur l’ensemble de la période visée à l’Acte d’accusation.

Ainsi, ce qui ne facilite pas la clarté de l’exposé, un fait unique identifié précisément peut déboucher sur 3 chefs d’accusation distincts (par exemple sévices infligés à Sefik SIVAC au camp d’OMARSKA vers le 10 Juillet 1992) alors que de très nombreux faits commis sur une période de plus de six mois (pillage, déportation, actes de torture, violences sexuelles, passage à tabac, conflscation des biens, viols collectifs, sélection et transfert d’individus, etc...) conduisent à un chef d’accusation unique.

IV - UN JUGEMENT FLEUVE

Cette apparente complexité de l’acte d’accusation, motivée par la nature des faits reprochés à l’Accusé, a conduit le tribunal à adopter une méthodologie rigoureuse pour apprécier d’abord la réalité de chaque fait invoqué, pris d’ailleurs dans un ordre différent de celui de l’acte d’accusation, en étudiant systématiquement pour chaque série de faits les événements allégués, le rôle éventuel tenu par l’Accusé, les éléments de preuve soumis par la Défense pour enfin en tirer des conclusions factuelles.

Le tribunal analyse ensuite la défense d’alibi de l’Accusé pour enfin s’attacher à différents problèmes relatifs à la preuve.

Dans un second temps, le tribunal s’attache à déterminer la qualification juridique des faits au regard de son Statut dont les Articles 2 à 5 définissent la compétence ratione materiae dans le cadre des poursuites à l’encontre des personnes responsables :

- selon l’Article 2 du Statut, d’infractions graves aux Conventions de GENÈVE,

- selon l’Article 3, des personnes ayant violé les lois et coutumes de la guerre,

- selon l’Article 4, des personnes ayant commis un génocide (aucun fait n’est visé dans l’affaire TADIC),

- selon l’Article 5, des personnes responsables des crimes contre l’Humanité.

Enfin, le tribunal examine l’Article 7 du Statut relatif à la responsabilité pénale individuelle pour apprécier le degré nécessaire de participation pour que celle-ci soit retenue.

Dans une dernière partie, il reste enfin au tribunal à tirer les conclusions juridiques tirées de l’application du Statut aux faits imputés à l’Accusé.

Pour rigoureux que soit ce plan, il n’empêche pas qu’une certaine confusion se dégage de la lecture d’un tel jugement.

La décision aurait semble t-il gagné en clarté en commençant par la définition des normes et concepts juridiques pour ensuite étudier chaque série de faits pour en tirer simultanément - et les conclusions factuelles - et les conclusions juridiques.

Cela aurait par exemple permis d’éviter que soit renvoyée l’analyse juridique de la persécution après celle de l’Article 5 du Statut visant les crimes contre l’Humanité dont la persécution fait justement partie.

V - LES FAITS IMPUTÉS À TADIC

La Chambre de Première Instance du T.P.I. va successivement examiner les séries de faits imputés à l’Accusé TADIC.

• Tout d’abord, durant une période s’écoulant du 1er Juin au 31 Juillet au camp d’OMARSKA, le meurtre de 4 personnes dénommées et les sévices causés à une personne dénommée, et enfin les actes inhumains (émasculation) infligés à 2 autres personnes (paragraphe 6 et chefs d’accusation 5 à 11 de l’acte d’accusation);

• les sévices et mauvais traitements infligés à une personne dénommée, aux alentours du 8 Juillet 1992 au camp d’OMARSKA (paragraphe 10 et chefs d’accusation 21 à 23 de l’acte d’accusation);

• les sévices infligés à 3 personnes dénommées et à d’autres détenus non dénommés vers la fin Juillet 1992 au camp d’OMARSKA (paragraphe 8 et chefs d’accusation 15 à 17 de l’acte d’accusation);

• les sévices infligés au camp d’OMARSKA à des détenus non dénommés vers la fin du mois de Juin ou le début du mois de Juillet 1992 (paragraphe 9 et chefs d’accusation 18 à 20 de l’acte d’accusation);

• le meurtre de 4 personnes dénommées, sorties du rang alors qu’elles marchaient en colonne à KOZARAC en vue d’être transférées dans les camps, le 27 Mai 1992 (paragraphe 11 et chefs d’accusation 24 à 28 de l’acte d’accusation);

• le meurtre de 5 personnes dénommées et les sévices portés à 8 personnes dénommées vers le 14 Juin 1992 dans la région de JASKICI et de SIVCI (paragraphe 12 et chefs d’accusation 29 à 34 de l’acte d’accusation);

• et enfin les persécutions commises entre le 23 Mai et le 31 Décembre 1992 dans l’Opstina de PRIJEDOR et notamment dans les camps d’OMARSKA, KERATERM et TRNOPOWE (paragraphe 4 et chef d’accusation 1 de l’acte d’accusation).

Pour chaque série de faits, le tribunal analyse quels sont les événements précis allégués pour préciser le rôle éventuel de l’Accusé avant d’analyser les éléments de preuve soumis par la Défense et de terminer par des conclusions factuelles permettant d’établir si le principe de la culpabilité de l’Accusé est établi "au delà de tout doute raisonnable".

Toute cette analyse est extrêmement complète et motivée (le tiers du jugement y est consacré), la procédure accusatoire prenant ici toute son importance.

Chaque fait est examiné et même disséqué à la lumière des témoignages, dont la Défense se ne prive pas de soulever le caractère parfois contradictoire.

L’Accusé s’attache néanmoins essentiellement à une défense d’alibi aux termes de laquelle il ne pouvait se trouver au camp d’OMARSKA puisqu’il exerçait à cette période ses fonctions d’officier de police au barrage routier d’ORLOVCI, témoignage et carnet de présence à l’appui.

L’Accusé, qui a déposé sous serment, prétend par ailleurs ne s’être jamais rendu au camp d’OMARSKA, argumentation à double tranchant dans la mesure où de très nombreux témoins attestent l’y avoir rencontré.

Pour l’essentiel, le tribunal considère que ces témoignages sont dignes de foi, ce qui le conduit à considérer que si "l’Accusé ment lorsqu’il nie s’être jamais rendu au camp d’OMARSKA, la thèse de la Défense est compromise".

Pour autant, dans le souci d’une meilleure motivation, le tribunal ajoute :

"Cependant, il incombe, comme toujours, à la présente Chambre de Première Instance, de déterminer si, nonobstant les critiques portées par la Défense aux dépositions des témoins à charge, elle est convaincue au delà de tout doute raisonnable de la culpabilité de l’Accusé eu égard à chacun des éléments des actes décrits" (§ 234).

Le tribunal apparaît d’ailleurs particulièrement sourcilleux, et on ne peut que s’en féliciter, quant à la motivation de sa décision.

Ainsi, alors que le tribunal expose que, même si en temps de guerre il est difficile d’exiger la production d’un corps pour justifier d’un décès, il doit néanmoins exister des éléments de preuve permettant d’établir un lien de cause à effet entre les blessures occasionnées et le décès, et de noter :

"L’Accusation n’a pas été en mesure de foumir ces preuves. Si la Défense n’a pas fait valoir cet argument relatif au caractère inapproprié de la preuve, il revient à la Chambre de Première Instance de le faire Lorsque les éléments de preuve permettent d’aboutir à plus d’une conclusion raisonnable, il n’appartient pas à la présente Chambre de tirer la conclusion la moins favorable à l’Accusé, ce qu’elle serait amenée à faire en constatant que l’un quelconque des 4 détenus est décédé des suites de ses blessures ou qu’ils sont effectivement morts" (§ 240).

En l’espèce, un témoin a entendu le camion utilisé pour évacuer les corps, suivi d’un coup de feu tiré à distance mais il n’existe pas de preuve ni de l’identité de la personne qui a tiré ni de celui des 4 détenus qui aurait été abattu, même s’il y a effectivement de fortes probabilités que les détenus soient effectivement décédés.

Il ressort des débats que l’Accusé a effectivement commis l’essentiel des sévices qui lui sont imputés mais il n’est pas établi, au delà de tout doute raisonnable, que l’Accusé ait commis les meurtres de 4 prisonniers du camp d’OMARSKA, ni des 4 personnes visées à KOZARAC ou encore des 5 autres à JASKICI et SIVCI.

Il reste désormais à articuler cette responsabilité de principe à sa qualification juridique telle qu’elle est fixée par le Statut du tribunal.

Au préalable, il convient de s’attacher rapidement à la défense de l’Accusé ainsi qu’à différentes difficultés soulevées par les modes de preuve rencontrées tant par l’Accusation que par la Défense.

VI - LA DEFENSE D’ALIBI DE TADIC

L’Accusé a plaidé non coupable à l’égard de l’ensemble des chefs figurant dans l’Acte d’accusation et a offert, en dehors d’arguments juridiques distincts, une défense d’alibi en ce sens qu’il déclare s’être trouvé ailleurs lorsque chacun des actes se serait produit.

L’Accusé a justifié son alibi par la production des registres de tours de garde lorsqu’il était en poste à ORLOVCI.

Le tribunal a discuté le caractère probatoire de tels registres dont il n’est pas établi qu’ils aient eu un caractère officiel mais, et surtout, il est apparu, par des vérifications de l’emploi du temps pour chaque fait, qu’il n’existait aucune incompatibilité entre le début ou la fin du service de TADIC, la distance à parcourir et la survenance des événements, principalement au camp d’OMARSKA.

L’Accusé prétendait également ne pas posséder de véhicule et ne pouvoir utiliser celui de service mais là encore, il est apparu des failles que les témoins à décharge, et notamment de sa propre famille, n’ont pu combler.

Il convient enfin d’apprécier les fonctions de l’Accusé au poste de contrôle d’ORLOVCI au regard de ce que l’Accusation décrit comme étant "la mission supérieure de la police de la circulation, à savoir la mise en œuvre du nettoyage ethnique aux fins de créer une Grande Serbie".

Ainsi, le tribunal note que "s’agissant des heures d’affectation et de repos, l’alibi de l’Accusé, en rapport avec son emploi comme policier de la circulation, dépend entièrement tant de la recevabilité des éléments de preuve comme démontrant une conformité paffaite avec la description de ses horaires d’affectation (...) que de l’hypothèse que les autorités n’ont pas effectivement autorisé ou, peut-être, encouragé, l’Accusé à se livrer, pendant ses heures de service, à d’autres activités servant plus directement la cause du nettoyage ethnique que sa présence au poste de contrôle d’ORLOVCI" (§ 513).

C’est dans ces conditions que sauf sur certains points extrêmement précis, la défense globale de l’Accusé a été écartée par le tribunal qui lui a notamment opposé les nombreux témoins de sa présence sur les lieux où les infractions ont été commises.

VII - LES PROBLÈMES POSÉS PAR LA PREUVE

La Défense a fait valoir un certain nombre d’objections qui ont nécessité que le tribunal y apporte une réponse juridique.

Alors que la plupart des témoins à charge vivent désormais réfugiés dans d’autres pays, la Défense a rencontré de grandes difficultés pour faire témoigner les témoins à décharge et ce en raison du refus des autorités Serbes de coopérer.

C’est dans ces conditions que le tribunal a admis les témoignages par vidéo conférence établis à partir d’un endroit réputé sûr du territoire de l’ex-Yougoslavie.

Dans d’autres cas, le tribunal a accordé des sauf-conduit pour éviter que les témoins à décharge ne fassent l’objet de poursuites à la suite de leur déposition.

Enfin, l’identité de certains témoins a été dissimulée et certains témoignages ont été recueillis à huis clos.

La Défense a également invoqué le manque de spécificité des accusations portant sur une période qui n’était pas définie avec certitude, ce qui représente incontestablement une difficulté dans le cadre d’une défense d’alibi.

Le tribunal estime que la date et l’heure d’un fait incriminé ne revêtent un caractère dirimant que si ceux-ci sont des éléments constitutifs essentiels de l’in frac tion pour conclure que dans aucun des crimes allégués en l’espèce la date ou l’heure n’est fondamentale et que par voie de conséquence les éléments de preuve présentés par l’Accusation sont suffisamment précis pour respecter les principes du procès équitable (§ 534).

Le tribunal s’est ensuite penché sur la corroboration causale, principe de droit romain aux termes duquel les normes de preuve doivent être "justes" et "permanentes" plutôt que des "normes ad hoc" élaborées par le tribunal.

Il s’agit ici de savoir si l’adage "Unus testis nullus testis" doit être retenu.

Le tribunal estime que la condition de corroboration ne fait pas partie du droit international coutumier et que d’ailleurs de nombreux pays occidentaux l’ont abandonnée, et revendique le pouvoir inhérent du juge dans sa fonction d’investigation de statuer uniquement sur la base de son intime conviction personnelle.

C’est dans ces conditions que le tribunal, en application de son propre Règlement, estime "que tout élément de preuve pertinent ayant valeur probante doit être reçu comme moyen de preuve, à moins que sa valeur probante soit largement inférieure à l’exigence de garantir un procès équitable" (§ 536).

La Défense a ensuite mis en cause le fait que l’ensemble des témoins à charge étaient tous des victimes, qui plus est appartenant au même groupe ethnique, alors que l’on juge justement un membre du groupe victorieux.

Le tribunal après avoir relevé "que la haine ethnique, même sans l’exacerbation due à un conflit violent entre groupes ethniques, peut constituer une raison de douter de la crédibilité d’un témoin particulier (mais) il n’est ni approprié ni correct de conclure qu’un témoin ait censé manquer fondamentalement de crédibilité uniquement parce qu’il a été victime d’un crime commis par une personne du même groupe ethnique, ou de toute autre caractéristique que l’accusé". "La crédibilité des témoins, y compris tout motif qu’ils pourraient avoir de donner de faux témoignage, est une évaluation qui doit être effectuée dans le cas de chacun d’eux pris individuellement" (§ 541).

Sur un registre similaire, la Défense a également soutenu que la couverture médiatique préalable au procès a pu altérer la preuve testimoniale.

Fidèle à l’analyse in concreto de chaque témoignage, le tribunal, après avoir rappelé qu’il s’agit d’une difficulté inhérente à tout procès, rappelle qu’il convient d’en tenir compte lors de l’évaluation de la crédibilité du témoin à la suite de son audition et le cas échéant du contreinterrogatoire dont il a pu faire l’objet.

La couverture médiatique est également à l’origine des difficultés rencontrées dans le cadre de l’identification de l’accusé.

Ce problème concerne moins les témoins d’attestation qui connaissaient l’accusé préalablement, que les témoins d’identification qui le reconnaissent sur présentation de photographies et lors de l’audience.

La Défense a fait citer un expert qui, pour l’essentiel, a validé le protocole d’identification retenu par le tribunal même si il lui manquait une description préalable de l’Accusé.

La Défense a enfoncé le clou en invoquant la renonciation de l’Accusation à s’appuyer sur un témoignage dont il s’était avéré qu’il pourrait être faux, pour tenter de semer le trouble quant à la crédibilité des témoins de l’Accusation qui n’aurait pas pris toutes les assurances nécessaires.

Le tribunal a écarté d’autant plus aisément cette affirmation qui relève de la suspicion généralisée que le témoin en question l’avait été dans des conditions tout à fait particulières (seul témoin à avoir été offert comme témoin à l’accusation par les Autorités de Bosnie Herzégovine qui en assurait alors la détention - § 554).

Enfin, le tribunal, dans le cadre d’une exception préjudicielle, avait admis la preuve par ouï dire.

On ne peut pas dire que l’argumentation du tribunal en matière de preuve dissipe tout doute quant à la recevabilité des différents témoignages.

Les Magistrats composant la Chambre de Première Instance ont revendiqué leur pouvoir inhérent basé sur l’intime conviction et le "large pouvoir discrétionnaire assujetti à un nombre limité de restrictions" (§ 537).

Dans la mesure du possible, le tribunal - comme pour tenter d’atténuer ce pouvoir discrétionnaire - appréciera, et même décrira, le comportement des témoins lors de l’audience.

VIII - LE STATUT DU T.P.I.

Le Tribunal International est régi par son Statut adopté par le Conseil de Sécurité à la suite du rapport du Secrétaire Général de l’ONU le 3 Mai 1993.

La procédure du tribunal est quant à elle régie également par le Règlement (règlement de procédure et de preuve) qui fût adopté par les juges du tribunal en Février 1994.

L’Article 1er du Statut habilite le tribunal à juger les personnes présumées responsables de violations graves du Droit International Humanitaire commises sur le territoire de l’exYougoslavie depuis 1991.

Les Articles 2 à 5, on l’a vu, définissent les incriminations relevant de la compétence ratione materiae du tribunal.

Enfin, l’Article 7 définit le concept de responsabilité pénale individuelle qui doit être établi pour se cumuler aux incriminations des articles précédents.

Avant d’analyser spécifiquement les Articles 2, 3 & 5 du Statut, il convient d’en définir les conditions générales.

Il faut d’une part établir l’existence d’un conflit armé durant la période considérée sur les territoires de Bosnie Herzégovine et, d’autre part, que les actes de l’accusé aient été commis dans le contexte de ce conflit armé.

A vrai dire, cette double condition ne pose guère de difficultés.

IX - LES INFRACTIONS GRAVES

(aux Conventions de Genève)

L’Article 2 du Statut renvoie au régime des infractions graves aux Conventions de GENÈVE qui ne s’applique qu’au conflit armé d’un caractère international et aux crimes commis contre des personnes et des biens considérés comme "protégés", et en particulier les civils qui, à un moment quelconque, et de quelque manière que ce soit, se trouvent, en cas de conflit d’occupation, au pouvoir d’une partie au conflit ou d’une puissance occupante dont elles ne sont pas ressortissantes (§ 578).

Le statut de "personne protégée" des victimes ne peut être établi que dans la mesure où ces conditions sont remplies et le tribunal va s’attacher dans le détail à analyser la nature du conflit pour apprécier la réalisation des trois critères de cette définition, soit:

- au pouvoir d’une partie,

- d’une partie au conflit ou d’une puissance occupante,

- ne pas en être ressortissant.

La question est de déterminer le moment précis où une partie exerce un contrôle effectif sur un territoire.

Pour apprécier cette notion d’effectivité du contrôle, le tribunal s’inspire de la décision rendue en 1986 par la Cour Internationale de Justice dans l’affaire dite "Nicaragua" opposant le Gouvernement Nicaraguayen à celui des Etats Unis d’Amérique accusé d’avoir violé les règles de Droit International Humanitaire en soutenant les contras dans leur guerilla contre le Gouvernement.

La CIJ a fixé un seuil particulièrement élevé comme critère pour décider du degré de contrôle requis de la part des Etats Unis:

(...) même prépondérante ou décisive, la participation des Etats Unis à l’organisation, la formation, I’équipement, le financement et l’approvisionnement des contras, la sélection de leurs objectifs militaires ou paramilitaires et la planification de toutes leurs opérations, demeure insuffisante en elle-même (...) pour que puissent être attribués aux Etats Unis les actes commis par les contras au cours de leurs opérations militaires ou paramilitaires au Nicaragua. (le contrôle général exercé ne signifierait pas en lui-même) que les Etats Unis aient ordonné ou imposé la perpétration d’actes contraires au Droit de l’Homme ou au Droit Humanitaire allégués par l’Etat demandeur. (...) "Pour que la responsabilité juridique de celui-ci soit engagée, il devrait en principe être établi qu’il avait le contrôle effectif des opérations militaires et para-militaires au cours desquelles les violations en question se seraient produites" (§ 585).

C’est dans ces conditions que la Chambre de Première Instance du T.P.I. s’interroge sur le degré de contrôle de la République Fédérale de Yougoslavie, et son armée la V.J., sur les actes de la V.R.S., l’armée de la Républika Srpska.

Il convient en effet de rappeler, que suite à la résolution 752 du Conseil de Sécurité, à compter du 15 Mai 1992, l’ancienne armée fédérale JNA avait été dissoute ce qui conduit le tribunal à apprécier dans le détail le fonctionnement de la V.R.S. par rapport à la V.J., et notamment entre l’Etat Major Général de la V.R.S. et le commandement de BELGRADE.

L’Accusation a versé aux débats une pièce à conviction établissant la coordination des opérations mais le tribunal relève que la coordination n’a pas la même signification que direction et commandement (§ 598).

L’Accusation estime que le degré de contrôle est suffisamment établi par le fait que les anciens officiers de la JNA se sont retrouvés au poste de commandement de la V.R.S. et que, surtout, la R.F.Y. (Belgrade) assurait la continuation du paiement des soldes.

Pour autant, s’appuyant sur l’arrêt de la CIJ, le tribunal, qui ne conteste pas la dépendance de la V.R.S. à l’égard du ravitaillement en matériel par la V.J., ni que la R.F.Y. "avait la capacité d’exercer une influence considérable et peut être même un contrôle sur la V.R.S, aucun élément de preuve ne luipermet de conclure que la R.F. Y. et la V.J. ont jamais dirigé ou, pour cette raison, jamais ressenti la nécessité d’essayer de diriger les opérations militaires effectives de la V.R.S., ou d’influencer ses opérations au delà de ce qui aurait découlé naturellement de la coordination des objectifs et activités militaires par la V.R.S. et la V.J. aux échelons supérieurs" (§ 605).

C’est dans ces conditions que le tribunal, à la majorité, après avoir admis la complémentarité entre les armées dont l’objectif commun était la réalisation de la Grande Serbie, conclut qu’après le 19 Mai 1992 (date du retrait effectif des troupes de la JNA) les forces armées de la Républika Srpska ne pouvaient pas être considérées comme des organes ou des agents de facto du Gouvernement de la République Fédérale de Yougoslavie - Serbie et Montenegro et qu’en conséquence les victimes ne peuvent être considérées comme des personnes "protégées" au sens des Conventions de GENÈVE, l’Accusé devant alors nécessairement être déclaré non coupable de l’ensemble des chefs qui se fondent sur l’Article 2 du Statut (chefs 2, 5, 8, 9, 12, 15, 18, 21, 24, 27, 29 et 32).

En annexe au jugement, l’opinion dissidente de la Présidente du tribunal est jointe.

On est soulagé d’apprendre qu’il existe une opinion dissidente car la position majoritaire du tribunal apparaît tout à fait critiquable.

On pourrait même s’interroger sur la dimension politique de la décision qui de fait, épargne BELGRADE.

Il ne semble pas que tel soit le cas, la folie criminelle Serbe étant suffisamment établie tout au long du jugement.

Il s’agit plutôt d’un juridicisme pointilleux qui, encore plus que dans l’affaire Nicaragua et pour d’autres motivations juridiques, fait prévaloir le lien matériel à la commune intention des parties.

Sur l’applicabilité de l’Article 2 du Statut, le tribunal a fait preuve d’une exigence particulière que l’on n’a pas toujours rencontrée lors de l’audition de certains témoignages relatifs au déroulement des faits.

Force est de constater le caractère tout à fait artificiel de la création de la V.J. et de la V.R.S. sur les structures de l’ancienne JNA condamnées par la résolution n°52 de l’ONU.

Ce que le tribunal appelle la simple coordination entre les deux unités militaires s’avère être une véritable symbiose qui exclut toute autonomie de l’action de la V.R.S. qui n’a partagé "l’idéal d’une Grande Serbie" qu’après que ce projet eut été mis en œuvre par BELGRADE.

Ce ne sont pas les prétendus simulacres d’élection en Bosnie Herzégovine qui ont fait disparaître le lien intellectuel originel entre partisans d’une même cause.

C’est peut être dans l’analyse du degré de contrôle, surtout à la lecture de l’arrêt Nicaragua où elle revêt une pertinence certaine, que le tribunal s’est fourvoyé.

En effet, plutôt que d’analyser le comment de ce contrôle, on pourrait s’interroger sur le pourquoi du contrôle d’une armée qui fait "spontanément" ce que l’on attend d’elle.

La Présidente de la Chambre de Première Instance a fait savoir qu’elle était en désaccord avec l’opinion majoritaire du tribunal et que les conditions d’applicabilité de l’Article 2 du Statut étaient bien remplies en l’espèce.

Elle estime que la création de la V.R.S. est une fiction juridique, dont le Conseil de Sécurité n’a d’ailleurs pas été dupe puisque dans sa résolution n° 757 il "déplorait" que les exigences formulées dans la résolution n° 752 n’aient pas été satisfaites.

Le changement de dénomination et d’insigne de l’armée ne pouvait cacher qu’il s’agissait des mêmes hommes, des mêmes armes, des mêmes infrastructures et des mêmes objectifs, l’Etat Major Général de la V.R.S. entretenant des communications directes avec l’Etat Major Général de la V.J. par l’intermédiaire d’une liaison émanant de BELGRADE.

Enfin, si les preuves formelles du contrôle effectif sont rares, il faut voir dans l’attaque de KOZARAC exécutée par la V.R.S. alors que la JNA l’avait planifiée, une démonstration de son existence.

Dans ces conditions, la Présidente conclut, fort logiquement, qu’en retenant les critères posés par la CIJ dans la décision Nicaragua, le degré de preuve requis pour établir la qualité d’agent de facto a bien été rempli puisqu’il y a contrôle effectif.

Mais la Présidente va plus loin en estimant que le critère de contrôle effectif est inadéquat pour déterminer la qualité d’agent dans la présente espèce qui ne peut s’apprécier au regard de la jurisprudence Nicaragua.

Pour que les actes de la V.R.S. soient assimilés, à des fins juridiques, à des actes du Gouvernement de la R.F.Y., la V.R.S. étant alors un organe ou un agent de facto de ce gouvernement, l’opinion majoritaire du tribunal a recherché l’existence d’un contrôle effectif définit dans Nicaragua comme le double lien entre la dépendance d’une part, et l’autorité d’autre part.

Concernant le procès TADIC, où il s’agit d’établir la responsabilité d’un individu à la suite de la violation de règles de Droit International et non pas la violation par un Etat de ces mêmes règles dans le but de voir consacrer sa responsabilité à des fins indemnitaires, il fallait ignorer le critère formel de la structure militaire (contrôle effectif) pour simplement apprécier la dépendance de la V.R.S. à l’égard de la R.F.Y., de sorte que l’armée considérée a agi en qualité d’agent de la République Fédérale de Yougoslavie.

C’est la conclusion à laquelle arrive la Présidente Mac DONALD qui estime que les victimes étaient bel et bien des personnes protégées au sens de la Convention de GENÈVE.

X - LA VIOLATION DES LOIS & COUTUMES DE LA GUERRE

L’Article 3 du Statut dirige la Chambre de Première Instance vers les sources du Droit International Humanitaire coutumier qui constitue "les lois et coutumes de la guerre" et vise les violations des dispositions de l’Article 3 commun aux Conventions de GENÈVE applicable au conflit armé ne présentant pas un caractère international, en tant que considération élémentaire d’humanité, applicable aux conflits armés en général (§ 559 et 609).

Les critères d’applicabilité du Statut sont les suivants:

- la violation doit porter atteinte à une règle de Droit International Humanitaire,

- la règle doit être de caractère coutumier ou, si elle relève du droit conventionnel, les conditions requises doivent être remplies,

- les violations doivent emporter de graves conséquences pour la victime,

- la violation doit entraîner la responsabilité pénale individuelle de son auteur.

Il faut en outre, pour satisfaire aux conditions posées par l’Article 3 commun des Conventions de GENÈVE, que soit établi que l’acte:

- est commis dans le cadre d’un conflit armé,

- à un lien étroit avec le conflit armé,

- est commis contre des personnes qui ne participent pas directement aux hostilités.

L’ensemble de ces conditions ne pose pas de difficultés particulières et le tribunal estime qu’en l’espèce ces conditions sont remplies.

XI - LES CRIMES CONTRE L’HUMANITE

L’Article 5 du Statut renvoie aux crimes contre l’humanité prohibés par le Droit International Humanitaire coutumier.

La notion de crime contre l’humanité en tant que concept juridique indépendant a été reconnu pour la première fois par le Statut du Tribunal de Nuremberg même si la notion existait déjà dans le préambule de la Convention de La Haye de 1907.

Le caractère coutumier du Statut de Nuremberg et, partant, de l’imputation de la responsabilité pénale individuelle pour la perpétration de crimes contre l’humanité, a été rappelé par l’ONU (§ 622).

Pour l’Accusation, les éléments constitutifs du crime contre l’Humanité sont:

- que l’accusé ait commis l’un des actes énumérés (dans l’affaire TADIC trois chefs d’accusation pour meurtre, un pour persécution pour raisons politiques raciales et/ou religieuses, et sept pour actes inhumains),

- que les actes aient été commis au cours d’un conflit armé,

- alors qu’existait une attaque généralisée ou systématique dirigée contre une population civile,

- que l’accusé savait qu’il participait à l’attaque contre cette population.

La Défense accepte pour l’essentiel ces éléments constitutifs mais estime que les crimes doivent être commis dans un conflit armé et que par ailleurs l’attaque doit être généralisée et systématique.

Le tribunal retient que les actes doivent être commis au cours d’un conflit armé ce qui nécessite d’une part l’existence d’un conflit armé et, d’autre part, d’un lien entre l’acte et ce conflit.

Afin d’écarter les actes isolés, le tribunal apprécie le caractère généralisé ou systématique de l’attaque, en estimant que ces conditions sont alternatives comme le prévoit d’ailleurs le projet de code de la CDI (projet de Code des crimes contre la Paix et la Sécurité de l’Humanité - § 647).

Le tribunal définit ensuite une conception large du terme "civil" qui englobe fort logiquement les non combattants mais également les personnes engagées dans un mouvement de résistance comme dans le cadre d’une décision rendue par le tribunal le 3 Avril 1996, "les patients d’un hôpital, civils ou résistants, qui avaient déposé les armes, ont été considéré comme des victimes de crime contre l’Humanité" ("hôpital de Vukovar" - § 643).

Pour développer cette argumentation, le tribunal s’est notamment appuyé sur l’affaire Barbie dans laquelle la Chambre d’Ac cusation de Lyon avait ordonné qu’un acte d’accusation pour crime contre l’Humanité soit émis à son encontre pour des "persécutions contre des Juifs innocents" avant que, fort heureusement, la Chambre Criminelle ne casse la décision en estimant que les membres de la Résistance pouvaient également être victimes de tels crimes. (§ 641).

Le tribunal, à la suite du Secrétaire Général de l’ONU, a ajouté une condition supplémentaire de discrimination qui ne figurait pas dans le Statut de Nuremberg.

Bien que cette condition ne soit pas prévue au Statut du TPI, ni même au projet de code de la CDI, le tribunal a adopté la condition d’intention discriminatoire pour des raisons nationales, politiques, ethniques, raciales ou religieuses, pour tous les crimes contre l’humanité.

Enfin, l’auteur de l’infraction doit avoir conscience du contexte élargi dans lequel ces actes sont commis, c’est-à-dire que n’est pas incriminé l’acte commis dans un dessein purement personnel.

C’est dans ces conditions que la Chambre de Première Instance a conclu qu’un conflit armé existait sur le territoire de l’Opstina PRIJEDOR durant la période considérée et que ce conflit était le résultat d’une politique consistant à commettre des actes inhumains contre la population civile du territoire, en particulier la population non Serbe, en vue de créer une Grande Serbie.

A l’appui de cette politique, des actes inhumains ont été commis contre de nombreuses victimes et conformément à un plan reconnaissable.

"Les actes ont été dirigés contre une population civile sur la base de raisons discriminatoires, ils ont été commis de manière à la fois généralisée et systématique en application d’une politique préconçue et ils l’ont été dans le contexte d’un conflit armé et en étant lié audit conflit" (§ 660).

XII - LA RESPONSABILITE PENALE INDIVIDUELLE

L’Article 7 du Statut du TPI définit ce concept en stipulant que "quiconque a planifié, incité à commettre, ordonner, commis ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter un crime visé aux Articles 2 à 5 du présent Statut, est individuellement responsable dudit crime" (§ 661).

Le concept pour qu’un acteur individuel puisse être tenu personnellement responsable et puni pour les violations du Droit International Humanitaire a été énoncé pour la première fois lors du procès de Nuremberg dont il est "le legs durable qui donne un sens à l’interdiction des crimes de Droit Intemational en prévoyant que les individus qui commettent de tels crimes encourent une responsabilité et sont passibles de châtiment, ce principe est la pierre angulaire du Droit Pénal International" (§ 665).

Sont visés par ce principe de responsabilité:

- l’auteur principal,

- le complice ou celui qui avait ordonné ou encouragé ledit crime,

- celui qui y a participé en toute connaissance de cause,

- celui qui est lié au plan ou entreprise engagé dans sa perpétration,

- le membre de toute organisation ou groupe lié à la perpétration de ce crime.

L’Accusation estime qu’il faut d’abord privilégier le principe de la responsabilité avant, dans un second temps, d’apprécier le degré relatif de cette culpabilité qui relève lui de la sentence.

S’appuyant sur le procès du "camp de concentration de Mauthausen", l’Accusation soutient que toute assistance, soit-elle aussi limitée que la participation au fonctionnement d’un camp suffit pour retenir la responsabilité pénale de l’individu.

Ainsi, pour les faits de persécution, la simple présence de l’Accusé vu sous l’angle des événements environnants suffit pour conclure qu’il a contribué aux divers actes illicites étant donné que celle-ci, "en tant que membre d’un groupe qui poursuit la persécution des non Serbes contribue et encourage certainement ce crime" (§ 670).

Concernant les autres chefs d’accusation, I’Accusation soutient que l’Accusé est pénalement responsable qu’il ait commis ou non directement les actes répréhensibles ou seulement aidé et encouragé, au sens large, leur perpétration.

Pour la Défense, la participation "de quelque manière que ce soit", telle qu’elle est visée dans l’acte d’Accusation, ne peut être retenue.

Pour la Défense, on ne peut être responsable que si on participe en planifiant, en incitant à commettre, commettant ou aidant et encourageant l’exécution.

"La présence physique sans action conceffée ne vaut pas complicité" et il faut établir l’existence d’un lien causal entre la perpétration du crime et la présence de l’accusé pour rechercher sa responsabilité.

Le tribunal ne partage pas cette analyse et adopte une conception souple du niveau minimal de participation, s’appuyant sur la jurisprudence développée à la suite de la Seconde Guerre Mondiale ou, par exemple, la responsabilité du chauffeur resté dans l’automobile pour éviter que d’autres personnes ne viennent perturber ceux qui exécutaient les victimes a été retenue (§ 685).

Le tribunal estime que "aider et encourager couvre tous actes d’assistance, sous forme verbale ou matérielle, qui prête encouragement ou soutien, aussi longtemps qu’existe l’intention requise (...) la seule présence ne suffit pas (mais) lorsqu’elle a lieu en connaissance de cause et exerce un effet direct et substantiel sur la perpétration de l’acte illégal", permettant d’établir la participation et, partant, la culpabilité pénale (§ 689).

XIII - LES CONCLUSIONS JURIDIQUES

Après avoir analysé les incriminations telles qu’elles ressortent des différents articles du Statut, le tribunal apprécie pour chaque fait imputé à TADIC leur applicabilité.

Concernant le premier chef d’accusation relatif aux faits de persécution, le tribunal doit préalablement définir la notion.

Pour l’Accusation, les éléments constitutifs de la persécution sont d’une part que l’Accusé ait commis un acte ou une omission spécifique contre la victime, d’autre part qu’il entendait que l’acte ou l’omission harcèle, cause des souffrances ou discrimine de toute autre manière la victime pour des raisons politiques, raciales ou religieuses.

La Défense ne conteste pas cette analyse mais s’est montrée préoccupée par l’absence de définition des actes spécifiques ce qui pose la question de savoir si sont également visés les actes relevant d’autres incriminations du Statut.

Pour l’Accusation, le crime de persécution englobe les actes inhumains de toute sorte dirigés contre une population civile quant ils sont commis avec une intention discriminatoire pour des motifs spécifiques (§ 699).

Il s’agit alors d’une élément additionnel de culpabilité quand ces actes sont commis avec une intention discriminatoire.

Le tribunal, et dans la mesure où l’intention discriminatoire est requise pour tous les crimes contre l’Humanité, estime que la question soulevée par la Défense ne peut concerner que les articles autres que l’Article5 du Statut.

En fait, se référant toujours sur le précédent historique qu’a constitué le tribunal de Nuremberg, mais également sur le projet de code de 1996 qui définit la persécution comme l’acte "dont le dénominateur commun est le refus de reconnaître les droits de l’Homme et Ies libertés fondamentales auxquels chacun peut prétendre sans distinction" (§ 703), le tribunal estime que le crime de persécution englobe des actes de divers degré de gravité allant du meurtre aux voies de fait ou au vol, ou encore à la limitation des professions que peuvent exercer les membres du groupe ciblé.

Le Statut du TPI limite les raisons de discrimination aux persécutions commises pour des raisons raciales, religieuses ou politiques.

Cependant, si en Droit International coutumier, elles ont un caractère alternatif, le Statut semble indiquer que la discrimination doit être fondée sur les trois motifs concurremment.

Le tribunal, qui n’exclut pas que le Statut s’écarte du Droit International coutumier, estime néanmoins que dans l’esprit de la coutume l’un seulement des motifs constitue en soi une base suffisante pour fonder la persécution.

De l’ensemble de ces considérations, le tribunal estime TADIC coupable du crime de persécution constitutif du premier chef d’accusation.

Pour les autres chefs d’accusation, le tribunal estime qu’il constitue une violation des lois et coutumes de la guerre et crimes contre l’Humanité, sauf en ce qui concerne les sévices infligés à des détenus non dénommés au camp d’OMARSKA fin juin 1992 ainsi que les meurtres commis au camp d’OMARSKA, à KOZARAC et encore à JASKICI et SIVCI dont il n’apparaît pas, au delà de tout doute raisonnable, qu’ils puissent être imputés à l’Accusé.

Dusko TADIC est ainsi reconnu coupable de 11 des chefs d’accusation (dont 2 partiellement), le prononcé de la peine étant renvoyé à une audience ultérieure.

XIV - LA PEINE

Bien que TADIC ait interjeté appel de la décision, tout comme l’Accusation d’ailleurs, I’audience sentencielle s’est tenue le 14 Juillet 1997.

TADIC a été condamné à une peine de 20 années de prison étant rappelé que le Statut ne prévoit pas la peine de mort.

Il faut sans doute comparer cette peine à celle qui a déjà été prononcé par le TPI en Novembre 1996 à l’encontre d’un simple soldat exécutant qui avait été condamné à 10 années d’emprisonnement pour avoir participé à une exécution massive de civils musulmans.

Si dans l’absolu, on peut estimer la peine de 20 années comme modérée au regard des faits imputés à TADIC dont le rôle dans le nettoyage ethnique revêtait une autre ampleur, on peut aussi estimer qu’au regard de certains individus encore à juger, et surtout à arrêter, on se trouve dans une proportion qui laisse à croire que le tribunal n’entend pas renoncer à juger prochainement les hauts dirigeants Serbes.

Benoît VANDERMAESEN

A propos du Tribunal Pénal

International de La Haye

DOCUMENT

Mémoire d’Amicus Curiae

soumis à la Chambre de première instance II

par M. le professeur Alain Pellet et "Juristes Sans Frontieres"

Affaire IT-95-14-PT, le Procureur C.Tihomir Blaskic

Nous reproduisons le texte du deuxième mémoire présenté au nom de l’Association. Il a été rédigé par Alain PELLET. Cette copie ne comporte pas, à raison de leur nombre, les références d’articles, chroniques, jurisprudences et ouvrages auxquelles ce texte renvoie. Nous les tenons à la disposition de nos lecteurs.

1/ Le présent mémoire est soumis en réponse à l’invitation faite par l’Ordonnance du juge Gabrielle Kirk McDONALD en date du 14 mars 1997 ("Order Submitting the Matter to Trail Chamber II and Invinting Amicus Curiae", Case N° IT-95-14-PT, The Prosecutor v. Tihomir Blaskic).

Cette demande s’inscrit dans le cadre de l’instruction par le Procureur de l’affaire Blaskic et de l’émission par le Juge ayant confirmé l’acte d’accusation de deux actes qualifiés de "supœna duces tecum" adressés d’une part à la Croatie et d’autre part à la Bosnie-Herzégovine et à M. Ante Jelavic, Ministre de la Défense, successeur du conservateur des Archives centrales de l’ancien Ministère de la Défense de la Communauté croate d’Herceg Bosna. Ces "supœnae duces tecum" du 15 janvier 1997 visaient à obtenir des informations et des documents relatifs aux faits reprochés à M. Tihomir BLASKIC. En raison de leur inexécution, le Juge McDonald a émis, le 14 février 1995, deux ordonnances destinées à en assurer le respect. Alors que la Bosnie-Herzégovine s’efforçait de mettre en œuvre les demandes qui lui étaient adressées, la Croatie a mis très directement en cause la validité de cette procédure, en conséquence de quoi le "supœna duces tecum" émis à son encontre a été suspendu le 20 février 1997. Par ailleurs, le Juge a constaté le 7 mars 1997 le non-respect d’un "supœna duces tecum" par M. Ante Jelavic.

Par son ordonnance du 14 mars 1997, le Juge McDonald a décidé de saisir la Chambre qu’elle préside de l’ensemble des problèmes juridiques soulevés et a invité des amicus curiae à demander l’autorisation d’intervenir sur les points suivants:

• le pouvoir d’un Juge ou d’une Chambre de première instance du Tribunal d’émettre un "supœna duces tecum" à l’encontre d’un Etat souverain ;

• le pouvoir d’un Juge ou d’une Chambre de première instance du Tribunal d’adresser une demande à un haut fonctionnaire gouvernemental ou d’émettre un "supœna duces tecum" à son encontre ;

• les suites à donner en cas d’inexécution d’un "supœna duces tecum" ou d’une demande émise par un Juge ou une Chambre de première instance du Tribunal ;

• toute question connexe.

2/ Liminairement, deux points doivent être éclaircis : la nature de la procédure dite "supœna duces tecum" et la compétence du Tribunal pour se prononcer sur la validité de cette procédure.

Un "supœna duces tecum" est un acte juridique revêtu de l’autorité juridictionnelle qui vise à la comparution devant un tribunal du destinataire de l’acte afin de présenter certains documents ou, à défaut, d’expliquer pourquoi il n’est pas en mesure de le faire. En cas de non-comparution et de non-présentation des documents demandés, le destinataire de l’acte se rend coupable d’obstruction - de délit d’entrave (contempt of court) - et encourt une sanction pénale. L’expression latine utilisée en droit anglo-saxon et reproduite dans l’article 54 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal a été traduite dans la version française par "assignation". Cette procédure est prévue, parmi d’autres actes émis par un Juge ou une Chambre de première instance, dans le cadre de l’enquête menée par le Procureur.

3/ Lors de l’audience publique du mercredi 19 février 1997, la Croatie a fait valoir, par la voix de son représentant, M. l’Ambassadeur SALAJ, que "the issue whether subpœnas can be issued to sovereign states should be brought up before the Security Council of the United Nations". Une telle thèse se heurte à de graves objections.Il va de soi que le Conseil de sécurité est libre de modifier pour l’avenir le Statut du Tribunal s’il le juge nécessaire; mais aussi longtemps qu’il ne l’a pas fait, c’est à celui-ci qu’il appartient d’appliquer et d’interpréter les textes qui régissent sa compétence. Pour paraphraser la Cour internationale de Justice, "en créant le Tribunal, le Conseil de sécurité n’a pas délégué ses propres fonctions; il a exercé ses propres pouvoirs, qu’il tenait de la Charte : la responsabilité principale qui lui incombe en matière de maintien de la paix et de la sécurité internationales.[...] Certes, le Tribunal est subordonné en ce sens que le Conseil de sécurité peut l’abolir en supprimant son Statut [...]. Mais l’examen des termes du Statut démontre que le Conseil de sécurité a voulu créer un corps judiciaire; au surplus, il tenait de la Charte la capacité de le faire." Dès lors, le Tribunal a le pouvoir et le devoir de s’acquitter de l’intégralité de ses prérogatives judiciaires, et, comme la Chambre d’appel l’a rappelé à bon droit dans sa décision du 2 octobre 1995 dans l’affaire Dusko Tadic, comme toute juridiction, il dispose de la compétence de sa compétence, à moins d’indication expresse en sens contraire. Qui plus est, il revient à un organe juridictionnel et non à un organe politique de se prononcer sur des questions juridiques.

4/ Il résulte de ces remarques préliminaires que c’est à bon droit que la Chambre de première instance II a été saisie de manière à se prononcer sur la validité et les effets juridiques des assignations. La Chambre de première instance I ne pouvait l’être puisqu’elle devra juger l’affaire et ne peut donc pas se prononcer dans le cadre de l’enquête.Dans l’espoir d’aider la Chambre de première instance II à répondre aux questions posées par l’ordonnance du Juge McDONALD, le soussigné examinera successivement, tant en son nom de "Juristes sans Frontières" qu’en son nom personnel, la question de la validité d’une assignation ("supœna duces tecum") adressée à un Etat que celle du pouvoir d’un Juge ou d’une Chambre de première instance d’adresser une assignation de ce type à une personne physique (fut-elle membre d’un gouvernement). En ce qui concerne le premier point, il apparaît que les Etats ont l’obligation absolue de coopérer avec le Tribunal, mais que les assignations "supœnae" ne constituent pas une forme appropriée pour mettre en œuvre cette obligation (I). En revanche, le Tribunal peut sans aucun doute émettre de telles assignations à l’encontre d’individus, même si ceux-ci sont investis de fonctions officielles, mais à condition qu’elles leur soient adressées à titre personnel (II).

I - La validité contestable des subpœnae duces tecum adressés à un Etat

5/ L’obligation des Etats de coopérer avec le Tribunal est particulièrement étendue et absolue (A). Elle trouve cependant ses limites dans le nécessaire respect par le Tribunal de la compétence que lui assigne son Statut (B). Il n’en reste pas moins que, si la validité d’assignations adressées à un Etat sous la menace de sanctions pénales est contestable, un Juge ou une Chambre de première instance peuvent lui adresser des demandes et tirer les conséquences d’un refus de coopération (C).

A- Les états ont l’obligation absolue de coopérer avec le Tribunal

6/ Le TPI a été créé par les résolutions 808 (1993) et 827 (1993) du Conseil de sécurité agissant en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Aux termes du paragraphe 4 de la résolution 827, le Conseil a décidé :

"que tous les Etats apporteront leur pleine coopération au Tribunal international et à ses organes, conformément à la présente résolution et au statut du Tribunal et que tous les Etats prendront toutes mesures nécessaires en vertu de leur droit interne pour mettre en application les dispositions de la présente résolution et du statut, y compris l’obligation des Etats de se conformer aux demandes d’assistance et aux ordonnances émanant d’une chambre de première instance en application de l’article 29 du statut."

Ces obligations s’imposent aux Etats en vertu notamment des articles 2 et 5, 25 et 41 de la Charte.

De plus, la Fédération de Bosnie-Herzégovine, la République croate, la Républika Srpska et la République fédérale de Yougoslavie (Serbie et Monténégro) ont réitéré leur engagement de coopérer avec le TPI dans les accords de Dayton-Paris. A l’article IX de l’Accord-cadre, les Parties ont reconnu leur "obligation (...) de coopérer aux enquêtes et aux poursuites pour crimes de guerre et autres violations du droit humanitaire international". De même, à l’article X de l’Annexe 1-A, elles se sont engagées à "coopérer intégralement avec toutes les Entités (...) qui seraient normalement habilitées par le Conseil de sécurité des Nations Unies, notamment, le Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie".

Par ailleurs, la Bosnie-Herzégovine a organisé les modalités de sa coopération avec le Tribunal en signant avec lui un mémorandum d’accord à cette fin le 3 décembre 1994, et l’Acte constitutionnel croate de coopération entre la République de Croatie et le TPI vise une fin identique.

7/ Tenant compte de l’ensemble de ces éléments et agissant à nouveau dans le cadre du Chapitre VII, le Conseil de sécurité a, par sa résolution 1031 (1995), parfaitement résumé les obligations pesant sur l’ensemble des Etats. Au paragraphe 4, le Conseil de sécurité :

"réaffirme ses résolutions relatives au respect du droit international humanitaire dans l’ex-Yougoslavie, réaffirme aussi que tous les Etats doivent apporter leur pleine coopération au Tribunal international pour l’ex-Yougoslavie et à ses organes conformément aux dispositions de sa résolution 827 (1993) du 25 mai 1993 et du statut du Tribunal international, et se conformer aux demandes d’assistance et aux ordonnances émanant d’une chambre de première instance en application de l’article 29 du statut, et leur demande de permettre la création de bureaux du Tribunal".

Il existe donc une indiscutable obligation pour les Etats de coopérer avec le TPI.

8/ De cette obligation générale découle notamment une obligation spécifique qui est de se conformer aux demandes d’assistance et aux ordonnances émanant d’une Cham bre de première instance. Cette obligation résulte du reste expressément de l’article 29 du Statut du Tribunal :

"Les Etats répondent sans retard à toute demande d’assistance ou à toute ordonnance émanant d’une Chambre de première instance et concernant, sans s’y limiter :

a/ L’identification et la recherche des personnes;

b/ La réunion des témoignages et la production des preuves ;

c/ L’expédition des documents ;

d/ L’arrestation et la détention des personnes;

e/ Le transfert ou la traduction de l’accusé devant le Tribunal".

Toutes les ordonnances émanant d’une Chambre de première instance doivent donc être considérées comme juridiquement contraignantes pour les Etats en vertu des règles du droit international et plus particulièrement des dispositions de la Charte des Nations Unies.

9/ Dans ses lettres du 10 février et du 28 mars 1997, comme dans la déclaration lue par son représentant lors de l’audience publique du 19 février 1997, la Croatie se prévaut des dispositions spécifiques de l’Acte constitutionnel de coopération entre la République de Croatie et le Tribunal pénal international. Un tel raisonnement revient à remettre en cause, sinon l’existence de celui-ci, du moins la nature judiciaire de ses fonctions. De toutes manières, cet instrument interne croate ne peut être opposé au Tribunal.

Il faut rappeler à cet égard qu’un Etat ne saurait invoquer les dispositions de son droit interne pour refuser de remplir ses obligations internationales. Comme le précise l’article 27 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités :

"Une partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité".

Cette disposition reflète une pratique bien établie, consacrée par une jurisprudence constante.

Il en va ainsi quelle que soit la place de la règle nationale invoquée dans la hiérarchie des normes internes, et même si elle a valeur constitutionnelle :

"... un Etat ne saurait invoquer vis-à-vis d’un autre Etat sa propre Constitution pour se soustraire aux obligations que lui imposent le droit international ou les traités en vigueur".

Ce raisonnement s’impose d’autant plus en l’espèce que l’obligation des Etats de coopérer avec le Tribunal trouve son fondement dans la Charte des Nations Unies à laquelle les Etats membres ont conféré, dans l’article 103, une valeur supérieure à celle des traités ordinaires, comme l’a rappelé la CIJ.

B - La spécificité des "supœna duces tecum" exclut leur utilisation à l’encontre d’un état.

10/ Lors de l’audience publique du 19 février 1997, le Juge McDonald a semblé considérer que l’article 54 du Règlement de procédure et de preuve constituait une base juridique suffisante à la compétence d’un Juge ou d’une Chambre de première instance pour émettre une "assignation" ("supœna duces tecum").

Avec tout le respect dû à la Présidente de la Chambre de première instance II, ceci ne constitue pas une justification suffisante: encore faut-il que cette disposition soit conforme au Statut du Tribunal et qu’elle ait bien la signification que les ordonnances contestées lui prêtent implicitement. C’est d’ailleurs le cœur même du problème auquel les amicus curiae sont appelés à répondre. Et s’il n’est pas douteux qu’il appartient bien au Tribunal (et non au Conseil de sécurité) de se prononcer sur ce point, il n’est pas moins certain qu’il a le devoir de le faire.

Dans sa décision dans l’affaire Tadic, la Chambre d’appel a estimé "que le Tribunal international est compétent pour examiner l’exception d’incompétence le concernant fondée sur l’illégalité de sa création par le Conseil de sécurité". Il l’est a fortiori pour se prononcer, par la voie de l’exception d’illégalité, sur la conformité de son propre Règlement à son Statut. Or c’est précisément ce à quoi visent les objections de la Croatie.

11/ L’examen de cette question soulève essentiellement deux problèmes d’importance inégale :

1°- l’article 54 du Règlement est-il fondé à déléguer à un Juge compétence pour délivrer des assignations ?

2°- une telle assignation peut-elle être adressée à un Etat sous la menace de sanctions pénales ?

12/ Etant donné que l’article 54 du Règlement accorde le pouvoir d’émettre des assignations indifféremment à "un Juge ou une Chambre de première instance" et que, en l’espèce, les ordonnances contestées émanent d’un Juge unique, le premier point à éclaircir est celui de savoir si l’émission par un Juge d’une assignation à un Etat peut être rattachée à la catégorie des "ordonnances émanant d’une Chambre de première instance" au sens de l’article 29 précité (n°7). Une interprétation littérale du Statut paraît l’exclure. On peut toutefois considérer que, dans le cadre de sa fonction de contrôle des actes nécessaires à l’enquête, le Juge est en fait rattaché à une Chambre de première instance et que les actes pris "émanent" donc de la Chambre au sens de l’article 29 du Statut.

Cette interprétation est confortée par l’article 19, paragraphe 2, du Statut qui dispose : "... le juge saisi, sur réquisitions du Procureur, décerne les ordonnances et mandats d’arrêt, de détention, d’amener ou de remise de personnes et toutes autres ordonnances nécessaires pour la conduite du procès".

Les termes très généraux de la mention soulignée donnent à penser que le Juge saisi bénéficie d’une compétence très large pour adopter toutes les ordonnances nécessaires et que celles-ci peuvent être adressées aux Etats eux-mêmes (tel est d’ailleurs, en fait, le cas des "mandats" expressément mentionnés par cette disposition). Du reste, commentant l’article 29, le Secrétaire général a bien précisé que l’obligation de coopération des Etats s’étendait aux mandats d’amener, qui relèvent de la compétence du Juge unique aux termes du second paragraphe de l’article 19.

13/ Le second problème spécifique posé par les subpœnae adressés aux Etats tient à la nature même de l’assignation qui, en toute logique, conduit, en cas de non-respect, au délit d’entrave ou d’obstruction ou d’outrage au Tribunal (contempt of court). Le terme même, repris du latin par les systèmes juridiques anglo-saxons, "subpœna", suppose la menace d’une sanction pénale; cette institution juridique, que les droits romano-germaniques ne connaissent pas sous cette appellation, ni, semble-t-il, exactement sous cette forme, se singularise par le fait que le commandement est adressé au destinataire "sub pœna". Or, ni en vertu de son Statut, ni en vertu du droit international général, le Tribunal ne peut infliger de "peines" aux Etats au sens du droit pénal.

14/ Dans son Mémoire du 1er avril 1997, dans lequel il défend la thèse contraire, le Procureur écrit :

"Notwithstanding the particular terminology used in different legal systems a "supœna duces tecum" is simply a legal instrument by which a judicial organ may compel the production of evidence".

Cette définition appelle deux remarques: en premier lieu, on peut avoir des doutes sur l’adéquation d’une conception aussi large au cas en examen; en second lieu et de toutes manières, pour neutre qu’elle paraisse, cette définition n’en pose pas moins un problème dès lors que le subpœna ainsi défini est adressé à un Etat.

Les doutes que l’on peut nourrir à l’égard de l’exactitude, en l’espèce, de la définition très vague et générale proposée par le Procureur tiennent à ce que la notion de "supœna duces tecum" a été introduite récemment (en 1996) dans l’article 54 du Règlement du Tribunal. L’exposant ignore évidemment pour quelles raisons précises et dans quelles conditions il a été procédé à cette modification; il lui apparaît néanmoins qu’il s’en déduit nécessairement que les "assignations" ("supœnae duces tecum") se distinguent des autres instruments juridiques qu’énumérait déjà l’article 54 : "ordonnances" ("orders"), "citations à comparaître" ("summonses"), "mandats" ("warrants") et "ordres de transferts" ("transfers orders").

Même si l’on peut admettre, avec le Procureur, que le régime juridique spécifique des "supœnae duces tecum" en vigueur dans les droits des Etats-Unis ou du Royaume-Uni n’a pas été transposé ipso facto dans la procédure du Tribunal, il apparaît néanmoins que c’est bien cette institution juridique qui a été adoptée. Or, d’une part, elle est propre aux droits de common law et, d’autre part, elle se caractérise bien par la menace de contrainte pénale dont elle est assortie.

15/ Il est significatif à cet égard que, dans son Mémoire, le Procureur invoque à l’appui de la définition qu’il retient des règles en vigueur dans divers Etats, qui n’ont, en réalité qu’un rapport lointain avec les "supœnae" de la common law.

Ainsi par exemple, le premier alinéa de l’article 283 du Code français de procédure pénale dispose :

"Le président [de la Cour d’assises], si l’instruction lui semble incomplète ou si des éléments nouveaux ont été révélés depuis sa clôture, peut ordonner tous actes d’information qu’il estime utiles".

On est loin ici de toute idée de décision "sub pœna" (même si une peine pour non respect de telles ordonnances n’est pas exclue - cf. l’article 413-11 du Code pénal; mais il ne s’agit pas là d’une conséquence inhérente au concept d’"acte d’information").

16/ Quoi qu’il en soit, il résulte de toutes manières de la définition donnée par le Procureur que la caractéristique première des "supœna duces tecum" tient à la contrainte qui peut être exercée pour les faire exécuter ("... a legal instrument by which a judicial organ may compel the production of evidence".) Ceci ne pose pas de problème particulier lorsque l’assignation est adressée à une personne physique; mais il n’en va pas de même vis-à-vis d’un Etat.

En effet, alors que l’outrage au tribunal (contempt of court) est prévu à l’article 77 du Règlement de procédure et de preuve, il ne concerne que des personnes physiques, témoins ou individus faisant pression sur des témoins, et l’on n’imagine pas sa transposition à un Etat, que le Tribunal ne peut nécessairement pas condamner à une amende (dont le montant maximal, fixé à 10.000 dollars des Etats-Unis, serait au surplus peu significatif d’une entité étatique), et, moins encore à une peine de prison...

17/ Aucune disposition du Règlement, ni du Statut, ne permet au Tribunal de se prononcer sur la responsabilité pénale de l’Etat, ni même sur la responsabilité étatique en général; comme le relève un commentaire autorisé, "the International Tribunal is not authorized to impose any penalties on States for non-compliance, in contrast with individuals". Ceci est parfaitement cohérent avec la mission générale du Tribunal qui est de mettre en œuvre la responsabilité des individus et non une quelconque forme de responsabilité collective. Plus généralement, ceci est conforme au mécanisme général de la responsabilité internationale de l’Etat, que l’on rapproche parfois de la responsabilité civile - à tort selon l’exposant- mais qui n’a certainement aucun caractère pénal.

Il suffit de relever à cet égard que si l’article 19 du projet d’article de la C.D.I. sur la responsabilité des Etats opère une distinction entre les "crimes" de l’Etat et les simples "délits", il est très généralement admis que ce vocabulaire pénaliste est inadapté en ce qu’il a une connotation pénaliste incompatible avec les caractères de la responsabilité de l’Etat au regard du droit international. Du reste, les conséquences que tire la C.D.I. de la notion de "crime international de l’Etat" ne l’apparentent nullement à celles qu’en tirent les droits nationaux et excluent toute sanction de caractère proprement pénal.

18/ Ainsi, que l’on examine la question sous l’angle des compétences conférées au Tribunal par son Statut ou sous celui du droit international général, il apparaît clairement que le TPI ne peut prononcer de sanction à l’encontre d’un Etat pour non-respect d’un acte ou d’une demande émanant de lui. Ceci, de l’avis de l’amicus curiae, exclut la possibilité d’adresser à un Etat une demande "sub pœna" : le Tribunal ne peut tirer du refus d’un Etat de se plier à un ordre de ce genre une conséquence de nature pénale.

C - Les solutions possibles

19/ Si l’on admet le bien-fondé des deux conclusions partielles exposées ci-dessus, à savoir :

1°/ que les Etats ont l’obligation absolue de coopérer avec le Tribunal, mais

2°/ que celui-ci ne peut leur adresser "d’assignations" sub pœna,

la question se pose de déterminer de quelle(s) solution(s) de rechange dispose le Juge ou la Chambre de première instance saisis pour mettre en œuvre et faire respecter l’article 29 du Statut.

20/ Un premier point paraît ne faire aucun doute : qu’il s’agisse de la Chambre ou d’un Juge unique, rien n’exclut la possibilité d’adresser des demandes aux Etats, dans le cadre de la conduite du procès, et ces de man des ont, pour leur(s) destinataire(s), un caractère rigoureusement obligatoire. La seule impossibilité est d’émettre des demandes - qui ont le caractère de commandements- sous la menace de sanctions pénales.

En d’autres termes, le Juge ou la Chambre peuvent adopter des "ordonnances" ("orders"), sans restrictions, et pour toutes les fins nécessaires à la procédure. Il est, à cet égard, révélateur que l’énumération figurant à l’article 29 du Statut ne soit expressément, pas limitative. Ils peuvent donc agir dans le cadre de l’article 54 du Règlement, et la Chambre de première instance peut également se fonder sur l’article 98.

Dans le cas présent, le seul reproche juridique qui puisse être adressé aux ordonnances initiales du Juge McDONALD ne tient pas à leur contenu mais à la forme retenue, "sub pœna", alors que le Tribunal ne peut infliger aucune sanction pénale aux Etats destinataires en cas de non-exécution.

21/ La solution raisonnable paraît donc être que la Chambre de première instance I rapporte les ordonnances du 15 janvier et du 14 février 1997 et, si elle estime les mesures ordonnées utiles, qu’elle adopte une nouvelle ordonnance demandant la transmission des documents en question. La Croatie sera alors dans l’obligation de coopérer avec le Tribunal et de transmettre les documents demandés.

La situation actuelle, après la suspension du "supœna duces tecum" par l’ordonnance du Juge McDONALD du 20 février 1997 qui a relancé la coopération avec la Croatie, paraît d’ailleurs s’inscrire assez nettement dans ce schéma.

Un peu plus difficile apparaît, dans cette perspective, la situation de la Bosnie-Herzégovine, qui n’a jamais contesté le bien-fondé de l’assignation qui lui a été adressée. Néanmoins, l’amicus curiae suggère respectueusement que, dans le souci de régulariser la procédure, il serait sans doute préférable de procéder de la même manière à son égard.

22/ Dans l’un comme dans l’autre cas, la question ne s’en pose pas moins de déterminer la conduite à tenir dans l’hypothèse où les Etats destinataires ne respecteraient pas les termes de ces nouvelles ordonnances, au contenu assez proche du "supœna duces tecum" mais vidé de la menace immédiate, que le Tribunal ne peut pas prononcer.

Il semble que, dans une telle hypothèse, rien n’empêcherait la Chambre de première instance II ou sa Présidente d’inviter l’Etat en cause à s’expliquer de son manquement à l’obligation de coopération qui lui incombe (comme du reste le Juge McDonald l’a fait dans les phases précédentes de l’affaire); celui-ci se verrait contraint de déférer à cette demande. Mais il lui appartiendrait alors de déterminer lui-même quels seront ses représentants car il s’agit d’un acte adressé à une collectivité en tant que telle et non à un individu spécifique.

Si la Chambre de première instance ou le Juge saisi ne sont pas satisfaits des explications, ils ne disposent d’aucun pouvoir d’exécution forcée à l’encontre de l’Etat en cause et ne peuvent que se limiter à constater le défaut de coopération et à le porter à la connaissance du Conseil de sécurité, par l’intermédiaire du Président du Tribunal.

23/ Certes, une telle issue n’est prévue par aucune disposition expresse du Statut. Elle est cependant conforme à son esprit et aux relations qui existent entre le Tribunal et son "créateur", le Conseil de sécurité, et aux responsabilités globales conférées à celui-ci.

Le Tribunal a été créé par le conseil de sécurité en tant qu’organe subsidiaire conformément à l’article 29 de la Charte, sur le fondement du chapitre VII de la Charte. Mais, comme ceci a été souligné ci-dessus, il n’en résulte pas que, ce faisant, le Conseil ait délégué ses propres fonctions : il demeure, seul, investi de sa "responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales" et du pouvoir de sanction que lui confère le chapitre VII. C’est donc à lui qu’il appartient d’adopter les mesures qui s’imposent pour permettre au Tribunal d’assurer effectivement la mission qui lui a été confiée dans le cadre de la responsabilité plus générale du Conseil.

C’est du reste sans doute sur la base d’un raisonnement de ce type que le Tribunal a expressément prévu qu’il lui était loisible de saisir le Conseil de sécurité de certains manquements spécifiques des Etats à leur obligation de coopération. Il en va ainsi de :

• non-respect d’une demande officielle de dessaisissement (article 11)

• refus de se plier à une ordonnance adoptée en vue d’assurer le respect du principe non bis in idem (article 13)

• non-exécution d’un mandat d’arrêt ou d’un ordre de transfert (articles 59B), ou

• défaut de signification d’un acte d’accusation (article 61E)

Il est significatif que, dans cette dernière hypothèse, le Règlement se fonde expressément sur l’article 69 du Statut.

24/ On peut, il est vrai, s’interroger sur la faculté du Tribunal de saisir le Conseil de sécurité en l’absence d’une disposition expresse du Règlement.

L’objection ne paraît cependant pas dirimante. D’une part en effet, aux termes de l’article 15 du Statut, c’est au Tribunal lui-même qu’il appartient d’adopter (et, par suite, de modifier) son Règlement et il n’a pas hésité à y insérer des dispositions de ce type. D’autre part, en tant qu’organe subsidiaire du Conseil, il paraît légitime que le Tribunal puisse saisir celui-ci chaque fois qu’il en ressent le besoin; en vertu de l’article 34 du Statut, le Président du Tribunal est du reste tenu de présenter chaque année un rapport annuel au Conseil de sécurité (et à l’Assemblée générale).

25/ Il va de soi que c’est à la Chambre de première instance ou au Juge saisis de déterminer si le comportement de l’Etat justifie ou non la saisine du Conseil de sécurité et, pour cela, il leur appartient de prendre en considération les circonstances particulières à chaque espèce.

En la présente occurrence, la Bosnie-Herzégovine et la Croatie invoquent chacune des motifs différents pour justifier la non-exécution des mesures ordonnées par le Juge McDONALD. L’amicus curiae n’entend pas prendre parti sur leur bien-fondé dans le cas particulier et se bornera seulement à de brèves remarques de caractère général.

26/ La Croatie se place sur trois terrains différents pour refuser de donner effet à l’assignation "sub pœna" qui lui a été adressée :

• en premier lieu, elle conteste la licéité même d’une mesure de ce genre; sur ce point l’amicus curiae estime que sa position est juridiquement fondée; mais il peut y être remédié si la Chambre de première instance II reprend une procédure correcte.

• en deuxième lieu, ce pays considère que certains des documents requis ne sont pas pertinents; il appartient au Juge saisi ou au Tribunal d’apprécier ces allégations souverainement;

• en troisième lieu et enfin, les autorités croates estiment que l’obligation de coopération avec le Tribunal pesant sur les Etats s’arrête là où commencent les intérêts de la sécurité nationale.

Dans son Mémoire du 1er avril 1997, le Procureur discute longuement cette allégation. L’amicus curiae partage généralement ces positions tout en pensant que des conclusions plus fermes pourraient être tirées de l’argumentation :

a/ l’intérêt national d’un Etat peut légitimement limiter l’obligation de celui-ci de coopérer avec le Tribunal sur des points déterminés;

b/ le Tribunal est seul juge de la légitimité de telles prétentions, dont l’Etat en cause doit s’expliquer devant lui de manière précise et motivée;

c/ il semble raisonnable que ces explications soient données à huis clos;

d/ si l’Etat refuse de s’expliquer sur ce point ou de donner effet à une décision de la Chambre de première instance ou du Juge saisi écartant son objection, il agit à ses risques et périls et il appartient au Tribunal de tirer les conséquences de ce refus,

e/ y compris en saisissant, le cas échéant, le Conseil de sécurité.

27/ Pour sa part la Bosnie-Herzégovine - qui ne conteste pas la compétence d’un Juge pour adresser des "assignations" à un Etat - semble s’être acquittée de son obligation de coopération à la satisfaction du Juge saisi, n’en est pas moins dans l’incapacité de fournir au Tribunal les documents requis.

Juridiquement, la responsabilité d’un Etat se trouvant dans une telle situation ne paraît pas pouvoir être engagée : d’une part, l’obligation de coopération qui pèse sur tous les Etats à l’égard du Tribunal est une obligation de comportement et non une obligation de résultat; d’autre part et en tout état de cause, "à l’impossible, nul n’est tenu" et la force majeure constitue, en droit international comme en droit interne, une "cause exonératoire de responsabilité" ou, probablement de manière plus exacte, une "circonstance excluant l’illicéité", étant entendu que c’est à l’Etat d’en apporter la preuve.

Il n’en résulte d’ailleurs pas forcément que le Juge saisi ou la Chambre de première instance soient, dans un cas de ce genre, forcément empêchés de saisir le Conseil de sécurité par l’intermédiaire du Président du Tribunal. Il semble au contraire qu’il soit loisible à ce dernier d’agir pour attirer l’attention du Conseil sur les causes qui rendent impossibles pour l’Etat de donner effet aux ordonnances qui lui ont été adressées. Encore une fois, il n’est pas attendu du Conseil qu’il exerce ses pouvoirs de fonctions judiciaires, mais, ce qui est tout différent, qu’il exerce ses pouvoirs de cœrcition en vue de permettre au Tribunal de s’acquitter de sa mission et, pour cela, il peut, bien sûr, prendre des sanctions contre un ou plusieurs Etats, mais il lui est également loisible d’agir à l’égard de toute "partie intéressée". Ainsi, durant la crise yougoslave (et en d’autres occasions), il ne s’est, en effet, pas privé de s’adresser directement à des entités non étatiques, de leur enjoindre d’adopter un comportement déterminé et même d’adopter des mesures contraignantes à leur encontre.

En d’autres termes, la saisine du Conseil de sécurité pourrait être un moyen pour le Tribunal de tenter d’obtenir que le Conseil exerce des pressions non seulement sur un Etat qui refuse de coopérer mais aussi sur une entité non étatique quelconque, voire même sur un individu, qui, par son attitude tient en échec la bonne volonté de l’Etat requis et empêche celui-ci d’apporter son aide au Tribunal. Ceci conduit à examiner la questions des assignations adressées à une personne physique.

II- La validité incontestable des subpœnae duces tecum adressés à une personne physique, même investie de fonctions officielles

28/ Autant le principe même d’une assignation "sub pœna" à un Etat semble discutable, autant rien ne paraît s’opposer à ce qu’une personne physique soit le destinataire direct d’un "subpœna duces tecum" (A), même lorsque cette personne est investie de fonctions officielles, si, du moins, celles-ci ne sont pas la cause de la demande du Tribunal (B). Ici encore, la question se pose de la conduite à tenir si l’intéressé, qu’il soit ou non investi de telles fonctions, ne respecte pas l’assignation dont il est destinataire (C).

A - Le Tribunal peut adresser un subpœna duces tecum à un individu

29/ Comme l’avait relevé le Tribunal militaire international de Nuremberg, "ce sont des hommes, et non des entités abstraites, qui commettent des crimes dont la sanction s’impose, comme sanction du Droit international".

Il n’est pas exagéré de considérer que ce principe est à la base même de l’existence du TPI et constitue le fondement de ses compétences. C’est pour punir des hommes, de chair et de sang auteurs de crimes qui révoltent la conscience de l’humanité toute entière et dont la répression intéresse la communauté internationale dans son ensemble qu’il a été créé.

De la même manière, la non-communication d’éléments nécessaires à l’enquête est le fait d’hommes et non d’entités abstraites. Ces hommes ne commettent pas directement l’un des crimes du droit des gens, mais ils empêchent la répression de ceux-ci. Il est donc logique que le Tribunal, le cas échéant, constate et sanctionne une telle attitude, ce qui relève de ses compétences implicites et est conforme à l’exercice de la fonction juridictionnelle par les tribunaux pénaux dans tous les ordres juridiques.

30/ Du reste, bien que le Statut ne comporte aucune disposition expresse en ce sens, plusieurs dispositions du Règlement de procédure et de preuve envisagent la possibilité d’adresser des commandements exprès à des personnes physiques.

Tel est le cas de toutes les dispositions qui s’adressent directement aux suspects, aux accusés, aux condamnés, aux conseils ou aux témoins. Ceci ne pose pas de problème particulier et est conforme au principe dégagé dès 1928 par la Cour permanente de Justice internationale selon lequel :

"on ne saurait contester que l’objet même d’un accord international, dans l’intention des parties contractantes, puisse être l’adoption par les parties de règles déterminées créant des droits et des obligations pour les individus".

31/ L’émission d’une assignation à l’encontre d’un individu repose sur l’article 54 du Règlement de procédure et de preuve. Celui-ci précise et développe les dispositions de l’article 19, paragraphe 2, du Statut :

"S’il confirme l’acte d’accusation, le juge saisi, sur réquisition du Procureur, décerne les ordonnances et mandats d’arrêt, de détention, d’amener ou de remise de personnes et toutes autres ordonnances nécessaires pour la conduite du procès."

Sans doute, ni l’une, ni l’autre de ces dispositions ne précisent-elles expressément que ces actes peuvent être adressés à des personnes physiques, mais l’expression "nécessaires pour la conduite du procès" a été interprétée de façon large comme signifiant "nécessaires aux fins de l’enquête, de la préparation ou de la conduite du procès" (formulation de l’article 54 du Règlement) et, dans les deux cas, on a toujours considéré que les individus pouvaient être et étaient directement visés.

On peut d’ailleurs relever que, dans le cas présent, ni la Bosmie-Herzégovine, ni la Croatie n’ont contesté la possibilité pour le Tribunal - qu’il s’agisse d’une Chambre de première instance ou d’un Juge unique - d’adresser des ordonnances de toutes natures à des personnes physiques, et de le faire "sub pœna". Davantage même : dans sa lettre du 28 mars 1997, la Croatie s’appuie expressément sur le fait que le Règlement de procédure et de preuve prévoit des sanctions pénales à l’encontre des individus et non des Etats pour dénier au Tribunal la possibilité d’adresser des subpœnae duces tecum à ces derniers; du même coup, elle reconnaît, implicitement mais nécessairement, la validité des sanctions pénales prévues à l’article 77 du Règlement à l’encontre des premiers en cas de non-exécution des mesures ordonnées en vertu de l’article 54.

B - Les personnes physiques ne peuvent invoquer leurs fonctions officielles pour se soustraire à un subpœna duces tecum

32/ Selon la Croatie cependant, la compétence d’une Chambre de première instance ou d’un Juge unique d’adresser des assignations sous la menace de sanctions pénales (" sub pœna ") ne s’étendrait pas aux individus investis de fonctions officielles. Reconnaissant l’obligation des Etats de coopérer avec le Tribunal, elle admet que " the assistance request can be directed to a state ", mais elle ajoute : " but not to a specifically named high government official to appear to behalf of the state ". Elle précise en outre dans sa lettre du 28 mars 1997 :

"A State has the right to act independently in designating the authority or the individual who will cooperate with the Tribunal which stipulates that this cooperation is incumbent upon the Government of Croatia and not upon individuals".

33/ Cette argumentation appelle deux remarques.

En premier lieu, l’argument fondé sur la loi constitutionnelle croate n’est pas recevable en droit international public, ainsi que ceci a été rappelé ci-dessus.

En outre et en second lieu, l’amicus curiae a la conviction que le problème n’est pas convenablement posé de cette manière : certes, si le Tribunal adresse une ordonnance à un Etat, c’est à celui-ci de déterminer les moyens propres à s’acquitter de l’obligation générale lui incombant. Mais ce n’est pas le cas lorsque la demande (quelle que soit sa forme) est adressée à une personne physique nommément désignée. Dans une telle hypothèse, le Tribunal - Chambre de première instance ou Juge unique - estime que c’est la collaboration de cette personne qui est nécessaire "pour la conduite du procès" ou "aux fins de l’enquête, de la préparation ou de la conduite du procès". Cette détermination relève de la compétence du Tribunal, et il n’appartient pas à un Etat, quel qu’il soit, de contester cette décision.

34/ Il y a cependant lieu de distinguer deux hypothèses bien distinctes :

- en premier lieu, il peut se faire que le Juge ou la Chambre de première instance soient intéressées par la collaboration d’un individu en particulier, dont il se trouve qu’il exerce des fonctions officielles, gouvernementales ou non;

- mais, en second lieu, il peut arriver également que la Chambre ou le Juge saisis ne s’intéressent à cette personne qu’à raison des fonctions qu’elle exerce.

Cette distinction n’est probablement pas toujours aisée en pratique, mais elle ne paraît guère discutable conceptuellement et elle a sans aucun doute des conséquences sur le plan juridique.

Dans la seconde hypothèse (collaboration en tant qu’organe et représentant de l’Etat), d’une part, la demande survit à un éventuel changement du titulaire de la fonction : ce n’est pas M.X ou M.Y qui est en cause, mais le Ministre titulaire de tel ou tel poste ministériel ou le chef de tel ou tel service; et, d’autre part et surtout, le raisonnement développé ci-dessus à propos de l’Etat lui-même, paraît pleinement transposable : l’intéressé a, sans aucun doute, l’obligation de répondre avec diligence et complètement à la demande du Juge ou de la Chambre, mais celle-ci ne peut lui être adressée sub pœna: dans l’exercice de ses fonctions, il représente l’Etat et ne peut être considéré comme une personne privée.

Il en va différemment dans la première hypothèse, celle dans laquelle ce n’est pas le Ministre, ou le chef de service, mais bien M.X ou M.Y, dont il se trouve qu’il est investi de fonctions officielles.

35/ Dans ce cas, le seul véritable problème - mais il n’est, curieusement, soulevé, au moins directement, ni par la Croatie ni par M. Ante JCLAVIC - est de savoir si un membre du gouvernement ou, plus généralement, toute personne investie de fonctions officielles, civiles ou militaires, ne pourrait exciper de celles-ci pour se soustraire à une injonction d’un organe du Tribunal et bénéficier, en quelque sorte "par contamination" des immunités de l’Etat souverain et si, comme dans l’autre hypothèse, le raisonnement applicable à l’Etat lui-même ne devrait pas être étendu à ces personnes.

Il est certain qu’un tel argument trouve quelque fondement dans les règles du droit international général. On peut en particulier remarquer qu’au regard du droit de la responsabilité internationale de l’Etat,

"est considéré comme un fait de l’Etat d’après le droit international le comportement de tout organe de l’Etat ayant ce statut d’après le droit interne de cet Etat, pour autant que, en l’occurrence, il ait agi en cette qualité".

"Le comportement d’un organe de l’Etat est considéré comme un fait de cet Etat d’après le droit international, que cet Etat appartienne au pouvoir constituant, législatif, judiciaire ou autre, que ses fonctions aient un caractère international ou interne, et que sa position dans le cadre de l’organisation de l’Etat soit supérieure ou subordonnée".

De même, en l’absence de faute lourde, les immunités de l’Etat, de juridiction ou d’exécution, s’étendent à l’ensemble des organes de l’Etat, en tout cas lorsque ceux-ci exercent des prérogatives de puissance publique.

36/ Toutefois, tout bien considéré, il ne s’agit pas, ici non plus, d’objections décisives:

- en premier lieu, ces règles ne sont applicables que si la personne considérée agit "en qualité d’organe de l’Etat"; ceci n’est pas, en principe, le cas lorsque le Tribunal fait appel à leur coopération en les désignant nommément;

- en second lieu et surtout, elles ne présentent pas un caractère absolu; supplétives de volonté, elles cessent d’être applicables en présence de normes contraires dérogatoires.

Tel est le cas dans le cadre du TPI dont la compétence repose sur l’idée de "voile étatique", dont l’article 7, paragraphe 2, du Statut constitue la traduction la plus frappante, dans la droite ligne des dispositions généralement applicables devant les juridictions pénales internationales.

Sans doute, cette disposition concerne-t-elle la compétence ratione personae du Tribunal et les personnes appelées à collaborer avec lui ne sont-elles pas, en principe, justiciables deavnt lui. Toutefois, ce principe n’est pas absolu, comme en témoignent les articles 77 et 91 du Règlement et il ne serait pas conforme à l’esprit du Statut d’admettre une inégalité entre ces personnes selon qu’elles sont, ou non, investies de fonctions officielles. Ceci constitue probablement un principe central de la responsabilité individuelle en droit international : les individus ne peuvent se retrancher derrière leur fonction, derrière des ordres supérieurs, derrière des dispositions légales internes ou derrière la souveraineté étatique pour s’exonérer de leurs obligations en vertu du droit international.

Dès lors, à partir du moment où il est bien clair que les assignations ne leur sont pas adressées en tant que représentants de l’Etat mais en tant qu’individus, c’est à dire que leur responsabilité individuelle est engagée, il n’y a aucune raison de distinguer entre une personne "purement" privée et une autre, investie de fonctions officielles.

37/ La Croatie semble considérer qu’une telle interprétation permet au Tribunal de s’ingérer dans ses affaires intérieures et porte atteinte à l’exclusivité de juridiction des Etats sur leur ressortissants qui, selon une partie de la doctrine, constituerait le cœur même de la notion de "domaine réservé", notion consacrée par l’article 2, paragraphe 7 de la Charte.

Cette notion est essentiellement relative et son étendue paut varier en fonction des engagements contractés par les Etats. Selon la CPJI :

"La question de savoir si une certaine matière rentre ou ne rentre pas dans le domaine exclusif de l’Etat est une question essentiellement relative : elle dépend du développement des rapports internationaux. (...) Il se peut très bien que, dans une matière qui (...) n’est pas, en principe, réglée par le droit international, la liberté de l’Etat de disposer à son gré soit néanmoins restreinte par des engagements qu’il aurait pris envers d’autres Etats".

De tels engagements se trouvent dans la Charte elle-même : si elle fait de la non-intervention dans les affaires intérieures d’un Etat un principe essentiel, elle a prévu une exception, dans l’article 2, paragraphe 7, lui-même, en ce qu’il concerne la mise en œuvre du Chapitre VII :

"Aucune disposition de la présente Charte n’autorise les Nations Unies à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un Etat ni n’oblige les Membres à soumettre des affaires de ce genre à une procédure de règlement aux termes de la présente Charte : toutefois, ce principe ne porte en rien atteinte à l’application des mesures de cœrcition prévues au Chapitre VII ".

Or la création du TPI et ses pouvoirs reposent sur les résolutions 808 (1993) et 827 (1993) adoptées par le Conseil de sécurité en vertu du Chapitre VII. Dans ce cadre, les Etats ne peuvent pas invoquer le principe de non-intervention dans leurs affaires intérieures ni la notion de domaine réservé ou de "compétence nationale". Dès lors, le TPI peut s’adresser aux individus, même lorsqu’ils sont investis de fonctions officielles, et émettre des actes directement contraignants à leur égard, indépendamment de l’acquiescement étatique.

C - Les solutions possibles

38/ Dès lors que la Chambre de première instance ou le Juge saisis ont compétence pour adresser des "assignations" à toute personne physique, sans égard pour ses éventuelles fonctions officielles, le problème des mesures à prendre en cas d’inexécution se pose - théoriquement au moins - dans les mêmes termes que l’intéressé exerce ou non de telles fonctions.

On peut donc considérer que, dans les deux cas, le non respect d’un "subpœna duces tecum" peut conduire à une sanction infligée par la Chambre de première instance dont la décision n’aura pas été exécutée. Toutefois, si le principe ne suscite pas d’objection particulière, sa mise en œuvre risque de se heurter à de grandes difficultés.

39/ Certes, on pourrait songer à faire application des dispositions de l’article 77 du Règlement de procédure et de preuve, mais :

- d’une part celui-ci n’est applicable, si on l’interprète à la lettre, qu’aux refus de témoignages; or le non-respect des "assignations" prévues à l’article 54 peut s’apparenter à cette forme d’outrage au Tribunal, mais ce ne sera, d’évidence, pas toujours le cas; il semble donc opportun de modifier la rédaction de l’article 77 pour étendre le champ d’application; ceci paraît d’autant plus nécessaire que son utilisation dans des hypothèses non expressément prévues pourrait susciter des objections, sans doute justifiées, fondées sur le principe fondamental du droit pénal nulla pœna sine lege;

- d’autre part, l’article 77 a visiblement été conçu pour s’appliquer dans les hypothèses où le témoin est physiquement présent dans la salle d’audience, ce qui simplifie - sans les résoudre forcément- les problèmes liés à son arrestation éventuelle; mais quid des personnes qui, comme c’est le cas dans l’affaire qui a suscité l’appel à amicus curiae, se trouvent sur le territoire d’un Etat qui soit refuse de coopérer avec le Tribunal, soit ne dispose pas d’une autorité suffisante pour répondre à ses demandes?

Assurément la Chambre de première instance pourrait se fonder sur les termes très larges de l’article 19, paragraphe 2, du Statut du Tribunal pour décerner un mandat d’amener qui lui paraîtrait "nécessaire pour la conduite du procès" et ceci pourrait sans doute se justifier lorsque des problèmes de principe sont en jeu. Mais, en pratique, une telle décision risque de se heurter à de sérieuses difficultés, surtout si l’intéressé agit avec la complicité de son Etat (ce qui sera souvent le cas lorsqu’il est investi de fonctions officielles) ou s’il est protégé par un statut qui, de fait, lui confère l’immunité (protection de communautés ethniques, particulièrement à craindre dans l’ex-Yougoslavie).

40/ Il apparaît clairement que, lorsque tel est le cas, le TPI se trouve "désarmé", au sens propre, comme au sens figuré. Ses décisions sont certes obligatoires et s’imposent en principe à l’Etat sur le territoire duquel l’individu se trouve; mais leur exécution dépend entièrement de la bonne volonté ou des capacités d’agir effectives de l’Etat territorial. Le Tribunal, pour sa part, ne dispose d’aucun moyen de contrainte, ni pour faire exécuter lui-même ses décisions, ni pour obliger l’Etat à s’y plier.

Face à une demande de coopération infructueuse, la première réaction du Juge ou de la Chambre de première instance devrait sans doute consister à s’interroger sur les raisons réelles de cette situation : impuissance ou mauvaise volonté de l’Etat? Pour réponde à cette question, il paraît logique et nécessaire que l’Etat en cause soit amené à s’expliquer. L’article 19 du Statut confère au Juge saisi ou à la Chambre de première instance les pouvoirs nécessaires pour convoquer des représentants des Etats à venir s’expliquer devant lui ou devant elle. C’est du reste ainsi qu’a procédé le Juge McDONALD dans l’affaire en examen. Un tel débat devait permettre de déterminer si la carence constatée relève ou non de la responsabilité de l’Etat territorial.

Dans l’une comme dans l’autre des hypothèses envisagées ci-dessus (complicité ou impuissance de l’Etat), la seule ressource dont dispose le Tribunal est donc de s’adresser au Conseil de sécurité par l’intermédiaire de son Président. Il appartient donc au Juge ou à la Chambre de première instance saisis de constater que l’individu auquel un "subpœna duces tecum" a été adressé ne s’y est pas soumis au terme d’un délai raisonnable et, le cas échéant, que cette carence engage la responsabilité de l’Etat dont il est un officiel ou qui exerce son contrôle sur lui, et de prier le Président du TPI d’en informer le Conseil.

Comme l’amicus curiae croit l’avoir établi, rien n’exclut de procéder ainsi, même dans le cas où rien ne peut être reproché à l’Etat sur le territoire duquel l’intéressé se trouve, la compétence du Conseil de sécurité ne se limitant pas au pouvoir de sanctionner des Etats. En effet, dans l’exercice de sa "responsabilité principale", le Conseil peut prendre toutes les mesures propres à assurer le maintien de paix et la sécurité internationales à l’égard de toutes les "parties intéressées". La question évidemment essentielle in concreto de savoir si et comment il le fera ne relève ni du Tribunal, ni, plus généralement, des juristes ...

41/ Aux termes de cet examen, il apparaît à "Juristes sans Frontières" et au soussigné que

1° Un Juge ou une Chambre de première instance du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie n’ont pas compétence pour adresser une "assignation" ("subpœna duces tecum") à un Etat souverain; mais qu’il peuvent en revanche lui adresser toute ordonnance visant aux mêmes fins, à la condition que ce ne soit pas sous la menace de sanctions, que le Tribunal n’a pas compétence pour infliger à un Etat.

2° Un Juge ou une Chambre de première instance ont compétence pour adresser une demande ou une "assignation" ("subpœna duces tecum") à une personne physique quelle qu’elle soit, fût-elle investie de fonctions officielles, y compris un membre du gouvernement, et que, dans ce cas, cette personne agit en son nom propre et non en tant que représentante de l’Etat et qu’elle ne peut exciper de ses fonctions officielles pour refuser de donner suite à cette demande ou à cette assignation.

3° Si un Etat ne donne pas suite à une demande qui lui est adressée, par ordonnance, par un Juge ou une Chambre de première instance, celui-ci ou celle-ci peuvent prier le Président du Tribunal d’informer le Conseil de sécurité de ce manquement à l’obligation absolue qu’ont les Etats de coopérer avec le TPI; il en va de même si une personne physique, qu’elle soit investi ou non de fonctions officielles, ne défère pas à une demande ou une assignation. En outre, dans cette hypothèse, cette personne s’expose à des sanctions pénales.

4° Bien que des modifications trop fréquentes du Règlement ne semblent pas être de nature à renforcer la crédibilité du Tribunal, il serait probablement opportun que celui-ci procède à certaines modifications pour faire face plus commodément à des situations de ce genre. D’une façon plus générale, il pourrait n’être pas inutile d’examiner le Règlement dans une perspective moins exclusivement pénaliste (et plus "internationaliste") que celle dans laquelle il a été rédigé et d’y apporter les compléments qui s’imposent pour tenir compte de sa nature de Tribunal pénal international.

Je soussigné, certifie que le présent Mémoire correspond à ma conviction sincère et véritable et a éte rédigé en toute indépendance, en collaboration avec M.Hervé Ascensio, Attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université de Paris X-Nanterre, et en liaison avec Mme le Professeur Marie-Luce Pavia, Présidente de "Juristes sans Frontières".

Fait à Garches le 5 avril 1997, pour servir et valoir ce que de droit,

Alain PELLET

Professeur à l’Université de Paris X-Nanterre et à l’Institut d’Etudes politiques de Paris, Membre de la Commission du Droit international des Nations Unies.

 

Réflexion

Lutte contre l’impunité, justice internationale et implication citoyenne

La Revue Coopération internationale pour la Démocratie (c/o SOLAGRAL, 3191 Route de Mende, BP 5056, 34033 Montpellier Cedex 1) a publié dans son numéro 7/8, daté de juin-juillet 1997, un dossier très fourni (380 pages !) entièrement consacré à la région des Grands Lacs africains. Sous la direction de Marcel Marloie, les différents contributeurs (parmi lesquels on relève les noms de Michel Rocard, Amany Toumani Toure, Jean-Pierre Getti, André Guichaoua ...) s’attachent notamment à formuler "des propositions pour l’action". Philippe Ryfman, membre parisien de JSF, figure au nombre des auteurs. Avec l’aimable autorisation de la Direction de la Revue, nous reproduisons ci-après des extraits de son article. Nous ne pouvons qu’inciter de toute façon les lecteurs de la Lettre à se procurer ce numéro, encore une fois passionnant, directement en écrivant à l’adresse sus-indiquée, au prix de 90F + frais de transport (16F).

"Le fait de refuser la légitimation du meurtre n’est pas plus utopique que les attitudes réalistes d’aujourd’hui". (A. Camus, in Ni victimes, ni bourreaux, Actuelles I, Paris (1977), Gallimard, édition La Pléiade, p.335)

(...)

Nombre d’observateurs s’accordent pour souligner que l’absence de véritable enclenchement d’un processus de jugement des principaux concepteurs et auteurs présumés du génocide d’avril 1994 au Rwanda, trois années après sa commission(1), peut-être considérée comme l’une des causes de l’embrasement de l’Est Zaïre, aujourd’hui République Démocratique du Congo, depuis novembre 1996.

La question de l’impunité est par conséquent ici centrale. Qu’elle n’ait guère à ce jour trouvé de réponse(s) satisfaisante(s) n’interdit pas (dans une optique de résolution des crises et de prévention de conflits futurs) de s’interroger sur quelques points saillants à son propos (...). Nous proposons d’en éclairer la thématique à travers des exemples de combats similaires et en considérant d’abord plus particulièrement certaines des fonctions qui pourraient être les siennes dans l’apaisement des crises. A partir de modèles élaborés ailleurs, on verra aussi que cette bataille peut parfaitement trouver une traduction hors du terrain judiciaire où on la situe presque trop classiquement. Quant à celui-ci la question demeure du jugement par la justice du pays concerné et/ou par une juridiction internationale peut-être permanente, mais aussi, alors, de l’articulation de cette dernière avec d’autres justices nationales. Elle ne saurait enfin faire l’économie d’une réflexion sur la part que des citoyens de pays du Nord peuvent prendre à un combat ni théorique, ni ésotérique mais recouvrant des enjeux très concrets.

La lutte contre l’impunité comme facteur de réconciliation des sociétés et de prévention des conflits futurs.

Il n’est pas le lieu ici d’élaborer un paradigme des multiples raisons de poursuivre et de faire comparaître les responsables et auteurs de violations massives des Droits de l’Homme et d’atrocités en tous genres.

Mais on peut constater en cette fin d’un siècle (qui malheureusement de ce point de vue fut "exemplaire" dans le mauvais sens du terme...), qu’émerge en pareille circonstance, et de plus en plus, une exigence forte de cessation de l’impunité dont ils bénéficient le plus souvent. Et ce, non seulement, comme on pourrait s’y attendre, à l’initiative des survivants ainsi que des familles des victimes, mais, (et c’est un facteur nouveau), à la fois au sein des sociétés elles-mêmes des pays concernés, et de la part de ce qu’on a coutume de dénommer aujourd’hui la "communauté internationale".

(...)

Outre celles auxquelles on pense spontanément (valeur déportée universelle, Droits de l’Homme, respect de la personne humaine, éthique...), il nous paraît judicieux d’insister aussi, brièvement, sur quelques autres éléments à notre sens encore insuffisamment soulignés en la matière, et qui mériteraient pourtant d’être approfondis dans les années à venir.

(...)

A quels facteurs donc attribuer ce commencement de diffusion planétaire de ce qui pourrait bien devenir un nouvel impératif ?

(...)

Le premier de ces facteurs est qu’il faut aussi lutter contre l’impunité des auteurs de crimes ainsi que de leurs instigateurs parce que les sanctionner recèle une vertu "pédagogique", en contribuant à la résolution des conflits en cours et à la prévention des conflits futurs.

La dimension d’aide à la sortie de crises du refus de l’impunité se vérifie ainsi à travers l’exemple très récent du Guatemala. A la fin de l’année 1996, un accord mettant fin à un conflit long (36 ans...) et sanglant (au moins 100 000 morts) y est intervenu entre la guérilla et le gouvernement. Des violations massives des Droits de l’Homme avaient été commises durant la guerre civile par les deux protagonistes. Or, sous la pression conjointe d’ONG locales et internationales de défense des Droits de l’Homme, d’autres organisations de la société et des associations de familles de victimes, cette convention a prévu que leurs auteurs, à quelque bord qu’ils appartenaient, seront recherchés, ou en tout cas ne seront pas automatiquement amnistiés, sans qu’ils aient été au moins formellement identifiés et, d’une manière ou d’une autre, poursuivis. Le refus de l’impunité constitue donc un facteur important de clôture du conflit.

C’est aussi le cas de l’Afrique du Sud post-apartheid avec la Commission Vérité et Réconciliation, présidée par l’ex-archevêque anglican du Cap et prix Nobel de la Paix, Desmond Tutu. Créée par une loi votée en mai 1995, très exactement une année donc après l’accession au pouvoir de Nelson Mandela, et compétente pour la période 1960/1993, cette commission s’inspire de celle mise en place au Chili en 1990(2). Devant achever ses travaux dans un délai maximum de 24 mois, elle présente un certain nombre de caracté ristiques originales qui méritent d’être relevées. La première tient à ce que (contrai rement à son homologue chilienne), elle n’entend pas que les victimes, mais aussi les auteurs présumés de crimes, et surtout que ceux-ci ont la faculté de demander d’eux-mêmes à comparaître devant elle.

Ensuite, ces mêmes auteurs doivent reconnaître leur responsabilité, confesser leurs fautes et ne peuvent se contenter d’invoquer l’obéissance aux ordres supérieurs. En outre, les audiences de cette commission sont naturellement publi ques, mais surtout leur médiatisation est très forte, ses débats sont retransmis quasi intégralement en direct sur plusieurs chaînes de télévision et de radio. Ils font l’objet de larges reprises dans les journaux radio, télévisés, ainsi que dans la presse écrite.

Il ne faut évidemment pas se méprendre sur ce processus. Il ne s’agit pas "d’actes de contrition" publics(3) mais de débats contradictoires au cours desquels sont évoqués non seulement les faits, mais les conditions dans lesquelles ils se sont déroulés, voire le contexte politique et historique de l’époque... Enfin, la comparution devant la Commission n’a évidemment pas pour objet d’obtenir on ne sait quelle absolution ou pardon, mais d’assumer les crimes commis sous le régime de l’apartheid. Néanmoins, la reconnaissance par les comparants des fautes commises, de leur responsabilité, un repentir sincère peuvent entraîner ipso facto, sur un plan légal, l’arrêt de toutes poursuites ultérieures devant les tribunaux, soit sur plaintes des autorités, soit sur celles des familles des victimes.

Certes ce pouvoir d’amnistie n’a pas de caractère automatique. La loi précise que l’amnistie sera refusée à toute personne qui aurait agi par "intérêt personnel" ou qui aurait commis "un acte jugé disproportionné par rapport à la cause".

Mais les critères restent assez vagues. Si au début de son fonctionnement (avril 1996) les "repentis" étaient peu nombreux, à la fin du mois de novembre 1996, la Commission avait déjà reçu plus de 3500 demandes d’amnistie(4). Il sera intéressant à l’issue de ses travaux de comparer le nombre qu’elle en aura finalement accordé avec celui des refus. Parmi les principaux objectifs visés, outre donc celui de non-impunité, il y a aussi, et à l’évidence, la volonté de forger une histoire, une mémoire communes et à travers elles, de faciliter la réconciliation de la société d’avec elle-même, ainsi que des différentes communautés sud-africaine entre elles.

Ensuite, de faire émerger au grand jour, notamment pour les familles des victimes, le sort qui fut réservé à leurs père, frère, sœur, mari, femme ... de reconstituer leur "histoire personnelle" en quelque sorte. De révéler enfin l’ampleur véritable des exactions. Mais de casser aussi dans une certaine mesure les processus d’identification selon lesquels tous les fonctionnaires du régime de l’apartheid auraient été des criminels, et tous les membres de l’ANC des combattants de la liberté et inversement.

Il y a là certainement un exemple à méditer à la fois pour la résolution, mais aussi la prévention, de conflits actuels et futurs. Certes, le contexte sud-africain est naturellement bien particulier. Ne serait-ce que parce que la sortie de crise s’est faite non pas par un renversement de type révolutionnaire, mais par une négociation entre une partie de l’élite au pouvoir et ses successeurs. Mais aussi de par la prégnance incontestable du facteur religieux. Dans une culture d’essence principalement anglo-saxonne, le recours aux références bibliques est à la fois, comme aux Etats-Unis, fréquent et intériorisé par les différentes composantes de la nation. Le fait que la présidence de la Commission soit assurée par un homme d’église n’est certainement pas de ce point de vue un hasard...

De toute façon, c’est en puisant dans sa culture propre que chaque société, confrontée à une question aussi dramatique que l’impunité, doit élaborer sa gamme de réponses y compris par le recours aux moyens traditionnels. Ainsi dans le contexte rwandais, il se pourrait que, parmi celles-ci, on assiste dans les collines à un retour aux procédures anciennes par l’échange, entre familles, de vaches, dons et aides matérielles(5).

Ces quelques aperçus montrent néanmoins qu’il est donc non seulement envisageable, mais aussi profitable pour des sociétés soit à l’issue d’un cycle de violences inouïes, soit pour y mettre fin, de sortir de "l’alternative" manichéenne entre représailles et contre-représailles infinies.

A travers tout particulièrement la mise en place d’un processus interdisant ou au moins limitant l’impunité des auteurs d’exactions, mais sans pour autant systématiquement privilégier la voie judiciaire, ne serait-ce aussi que parce que des considérations politiques, géopolitiques, socio-culturelles locales propres limitent la praticabilité d’une telle option. En arrière-plan demeure présente l’idée que l’absolution automatique (sans évocation même des atrocités commises ou en déplaçant le débat), une démarche d’occultation donc, pour mieux "tourner la page" comme on le disait autrefois, et qui aboutirait à faire comme si le problème était effacé, ne résout rien. Au contraire, il faut obliger la société à se regarder elle-même, et des commissions de ce type peuvent remplir cette fonction de catharsis.

Mutatis mutandis, on mesure le chemin parcouru, lorsque l’on songe par exemple à la situation de la France après la Libération. Si l’épuration y fut réelle, les actions judiciaires engagées contre les collaborateurs et les acteurs français de la solution finale ne le furent jamais pour ce crime, mais du chef "d’intelligence avec l’ennemi" ou de "trahison" au profit de la puissance occupante. Les minutes du procès de René Bousquet, Secrétaire général (autrement dit Ministre) de la Police sous le régime de Vichy, montrent ainsi que la persécution et l’arrestation des Juifs par des policiers et gendarmes français n’y furent jamais évoquées... L’amnistie générale promulguée à la fin de la guerre d’Algérie a elle aussi induit un effet de "blocage" à propos des exactions commises durant cette période, et qui rend encore aujourd’hui difficile pour les citoyens français d’en appréhender l’exacte dimension.

Alors qu’il faut au contraire pour une société (comme l’avait pressenti dès 1945, le philosophe allemand Karl Jaspers) reconnaître en pareille circonstance une forme de culpabilité(6). Ou à tout le moins assumer sa "responsabilité historique", ainsi que le souligne pour sa part le philosophe italien Enzo Traverso(7) qui ajoute : "Le fait que les comptes avec le passé ne soient pas réglés a aussi des répercussions très concrètes sur la façon dont aujourd’hui en Europe on traite le problème brûlant de l’immigration, du racisme, de la xénophobie..."

Un second élément ensuite à ne pas négliger tient à ce que l’on qualifiera "d’effet de prévention". On peut essayer de l’évaluer à partir de quelques uns des enseignements tirés des crimes contre l’humanité commis tout au long de ce XXème siècle. C’est notamment le cas à propos de ceux perpétrés par les nazis, puisqu’ils ont le plus été étudiés. Or, la proportion de brutes sadiques et de psychopathes criminels tant chez les concepteurs que chez les exécutants y semble loin d’avoir été dominante. Ce qui est à la fois logique et guère rassurant.

Ces atrocités qui ont été à l’inverse perpétrées majoritairement, comme l’ont montré divers historiens qui en ont renouvelé l’approche historiographique, par des gens "ordinaires"(8), des pères de famille, souvent pas spécialement "préparés" à assumer la "fonction" de bourreau. Mais ces actes n’ont pas pour autant bien sûr été "spontanés". Ils ont nécessité une organisation, des ordres, une structure laquelle a suscité une certaine forme d’adhésion, plus en vérité que recouru à la cœrcition. Un débat resurgit d’ailleurs actuellement à ce propos en Allemagne et dans d’autres pays, à la suite des travaux d’un chercheur américain(9) qui repose la question du degré de responsabilité de la population allemande dans la perpétration de ces crimes. Il reste que ces bourreaux "ordinaires" ont rarement rendu compte de leurs actes devant une Cour de Justice.

Au de là de la réflexion sur le concept de "banalité du mal" élaboré par Hannah Arendt, on est naturellement conduit à poser la question suivante: quelle influence la lutte contre l’impunité peut-elle exercer sur le comportement de pareils exécutants "ordinaires"? La réponse est somme toute plus simple qu’on ne le supposerait : si l’on identifie, si l’on poursuit et si l’on fait comparaître, voire si l’on exécute les sentences à l’encontre au moins des instigateurs et des auteurs principaux de tels crimes, on peut formuler l’hypothèse, qui semble solide, que le vieil effet de dissuasion de la sanction pénale pourrait en partie alors jouer. Au moins dans un certain nombre de cas vis-à-vis des candidats massacreurs "de base". Autrement dit, si on arrive par exemple véritablement à déférer devant le Tribunal Pénal International de La Haye un nombre significatif de responsables des violations massives en Bosnie(10), ceux qui seraient tentés d’user à nouveau de la terreur et de la purification ethnique lors d’une future crise dans les Balkans (ou ailleurs) auront peut-être beaucoup plus de mal à l’avenir à recruter des tueurs pour mettre leurs sinistres projets à exécution...

Il est en effet à peu près démontré que dans ce type d’appareil génocidaire ou de massacres à grande échelle, il existe une possibilité pour les exécutants, à divers niveaux, de refuser d’obéir aux ordres. Il faut dès lors leur "faciliter" l’usage de l’argument selon lequel leur supérieur ne peut pas leur garantir qu’ils ne seront pas poursuivis plus tard !

De proche en proche, un effet non négligeable de prévention pourrait ainsi émerger(11), alimenté par la crainte du châtiment futur des coupables, y compris d’un niveau peu élevé. Si les tortionnaires sont recherchés sur toute la surface de la planète, si nulle part ils ne trouvent abri, l’exigence de non-impunité bien sûr y trouvera son compte. Mais leurs potentielles émules futures, aussi probablement moins d’auxiliaires zélés...

Enfin, troisième facteur, cet impératif est nécessaire pour le reconstruction des victimes et de leurs proches au plan de leur personnalité. La victime, lorsqu’elle a survécu, a besoin que la faute, les atrocités, les outrages, les tortures qu’elle a subis soient reconnus, et leurs auteurs au moins identifiés comme responsables. Sa famille, en cas de mort ou de disparition, doit pouvoir accomplir un travail de deuil. C’est à travers ce processus d’établissement des faits, et, si possible de reconnaissance de leurs fautes par les bourreaux, que les survivants et les familles des victimes acquerront le sentiment qu’elles ne sont pas oubliées, que leurs souffrances n’ont pas été vaines, et le cas échéant donneront une sépulture réelle ou symbolique aux morts.

Beaucoup penseront peut-être que les conditions qui prédominent aujourd’hui dans la région des Grands Lacs y rendent peu probable l’application opératoire de ce qui précède, et plus vraisemblable une poursuite du cycle infernal des représailles et des contre -représailles.

Le retour au Rwanda d’une partie des réfugiés des camps zaïrois et tanzaniens à la fin de l’année 1996 pensaient certains, serait peut-être l’occasion d’amorcer une réconciliation durable de la société avec elle-même, à travers notamment la satisfaction de la demande de cessation de l’impunité. S’il est malaisé à ce stade encore de se prononcer, les atrocités qui semblent avoir été commises à l’encontre de ceux demeurés dans l’ex-Zaïre, puis fuyant l’avance des troupes de Laurent Désiré Kabila, n’incitent guère à l’optimisme. On notera en tout cas que l’option choisie au moins "publiquement" tant par les autorités rwandaises que par la communauté internationale a privilégié l’approche judiciaire du traitement de l’impunité, c’est-à-dire le défèrement devant les tribunaux de présumés coupables, sous la réserve ci-dessus mentionnée d’un recours à des procédures "traditionnelles".

Dès lors, si on accepte de considérer la lutte contre l’impunité comme un objectif prioritaire (et non ainsi que ce fut le plus souvent le cas jusqu’à aujourd’hui comme un thème vaguement secondaire, réservé à la discussion de seuls juristes spécialisés, volontiers tenus pour de dangereux utopistes) il faut derechef soumettre à un examen critique les instruments de réalisation d’un tel dessein, en essayant là aussi de les replacer dans une approche globale. D’autant que l’on a pendant très longtemps, en ce domaine, plutôt privilégié une démarche s’attachant avant tout à l’insertion de dispositions juridiques dans des conventions et des traités internationaux, ainsi qu’à leur potentielle mise en œuvre. Or, il nous paraît qu’il faudrait plutôt, (sans négliger pour autant bien sûr la réflexion sur cette approche classique) examiner avant tout la fiabilité des outils existants ou potentiels susceptibles de traduire en actes la non impunité.

(...)

Justice nationale / Justice internationale

Sur le continent africain, et hormis l’Afrique du Sud, le seul cas notable de mise en place d’une institution (ici judiciaire) en charge de la lutte contre l’impunité est celui de l’Ethiopie. Le régime qui a succédé à la dictature de Mengistu Haïle Mariam a souhaité (ce dernier s’étant pour sa part réfugié au Zimbabwe) que soient jugés les organisateurs ainsi qu’un certain nombre d’exécutants de niveau moyen de la politique dite de "Terreur rouge". Le premier procès s’est ouvert cinq ans après la chute de Mengistu à l’été 1996. Il concerne 46 accusés environ sur 3000 prévenus.

Les juges éthiopiens semblent animés de la volonté de ne pas exercer (ou pas seulement) une "justice de vainqueurs", mais de permettre surtout à la société de bien comprendre les enjeux de la remise en cause d’une impunité, traditionnellement admise jusqu’alors. Il restera à voir quel sera le résultat au bout du compte.

Quant au Rwanda, le jugement dans le pays même des présumés coupables semble rencontrer bien des difficultés. Les premiers procès n’ont ainsi commencé qu’à la fin de l’année 1996, et leur nombre ne dépasse guère la centaine à ce jour(12). Alors que l’on estime à plus de 80.000 le nombre de détenus. Le fonctionnement de la justice rwandaise suscite donc encore des interrogations, même s’il a fallu la reconstruire de zéro après le génocide et la victoire du FPR. Surtout le choix de la doctrine de poursuites criminelles n’apparaît pas très clairement. Peut-on poursuivre, en dehors des instigateurs et des concepteurs de haut niveau, tous les exécutants? Et sinon lesquels le seront ou ne le seront pas? Et sur quelles bases?

Enfin, une instrumentalisation politique de la lutte contre l’impunité est redoutée par certains observateurs. Un auteur aussi peu suspect de complaisance à l’égard des tenants du "Hutu power" que D. Franche se demande ainsi si l’actuel "régime ne freine pas lui-même la justice par intérêt politique s’il n’utilise pas le génocide pour culpabiliser l’ensemble des Hutus, s’il n’utilise pas, lui aussi, la peur pour mieux asseoir son pouvoir(13)" .

Une telle situation renforce l’analyse de ceux qui considèrent qu’en tout état de cause, en pareille circonstance, la nature des crimes ne saurait conduire à enfermer leur répression dans les seules bornes du pays concerné (...). D’où la nécessité de disposer d’une instance judiciaire internationale (...). D’autant, et on ne le souligne pas assez, que l’existence actuellement du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie et de celui pour le Rwanda (voire à l’avenir d’une Cour Criminelle internationale permanente) pourrait ultérieurement avoir une capacité d’entraînement en quelque sorte au plan interne, particulièrement sur le territoire de l’ex-Bosnie... Les procès de criminels nazis devant les tribunaux ouest-allemands à partir des années 1960 ne se seraient peut-être pas tenus si Nuremberg n’avait pas préexisté...

Sur le territoire de la République Fédérale d’avant la réunification et jusqu’en 1990, 6 487 condamnations furent ainsi finalement prononcées. Pendant longtemps, la balance sembla pencher en faveur de l’ex-RDA mais là aussi, la chute du Mur et l’ouverture des archives de la Stasi contribuent à relativiser pour le moins une telle appréciation(14). Ce chiffre n’est de toute façon pas négligeable, même si le niveau réel des sentences fût fréquemment faible.

(...)

En tout état de cause si l’existence d’une juridiction pénale internationale (quelle que soit la formule finalement retenue) représente une étape indispensable dans le processus de répression et de prévention d’actes aussi abominables, elle n’en constitue pas pour autant la panacée. Outre qu’elle n’est pas contradictoire avec l’existence d’autres instruments aux mêmes visées, elle ne saurait de toute façon décharger ni les autres Etats de leurs obligations, ni les sociétés civiles d’un nécessaire engagement dans l’action à l’encontre de l’impunité.

(...)

A ce dernier point de vue, se pose la question de l’implication citoyenne dans la lutte contre l’impunité.

Des initiatives ont été engagées sur ce plan, par exemple en France par diverses associations dont précisément Juristes sans Frontières à l’égard de présumés auteurs d’exactions réfugiés sur notre territoire. Autre exemple en Europe celui de la Suisse. Dans ce pays, c’est la justice militaire qui est compétente pour ce type de crimes, même perpétrés en territoire étranger. Plusieurs présumés criminels ont déjà été arrêtés et l’un d’entre eux(15) pourrait être livré prochainement au Tribunal d’Arusha. C’est une ONG, l’Association pour la justice internationale au Rwanda (AJIR), composée de juristes suisses et rwandais, qui est à l’origine des poursuites. En se basant sur le principe de la compétence universelle et en collaborant avec la justice militaire suisse, cette association a pu identifier de présumés "génocidaires" réfugiés en Suisse et provoquer l’engagement de procédures à leur encontre(16). Des initiatives d’un même ordre sont aussi envisagées dans plusieurs pays par diverses associations de juristes. Mais l’implication citoyenne devrait en la circonstance dépasser la communauté des juristes et les groupements ad hoc afin à travers divers relais, particulièrement celui des Organisations de Solidarité Internationale(17) diffuser largement dans les sociétés des pays du Nord.

Vers une implication citoyenne ?

Individus, groupements, associations en leur sein sont pourtant légitimement en droit, ne serait-ce qu’au nom des valeurs démocratiques, de poser aux gouvernants d’abord quelques questions dans ce domaine de la lutte contre l’impunité. Ainsi pour notre pays, celle de savoir d’abord si la France soutient, comme elle le devrait, l’action du Tribunal Pénal International pour le Rwanda. Les gouvernements successifs donnent parfois l’impression en même temps de ne pas être hostiles au Tribunal d’Arusha mais aussi de ne pas manifester un excès d’enthousiasme à son propos. La question est certes compliquée du fait du "passé" de la France dans la région. Mais l’interrogation demeure par exemple au plan du soutien financier ainsi que de la communication au Parquet du TPR de documents que les administrations françaises pourraient éventuellement détenir sur la période du régime Habyarimana.

A défaut de pouvoir mettre des enquêteurs à la disposition du Bureau du Procureur, les autorités rwandaises ne souhaitant pas manifestement la présence de ressortissants français au sein de celui-ci, installé à Kigali...

(...)

La France n’est certes pas le seul pays où l’exaltation d’un passé glorieux prime souvent sur l’examen objectif de périodes plus douloureuses. Mais, il s’y surajoute la persistance, de manière récurrente, d’une vieille tradition de la raison d’Etat qui rend difficilement compréhensible par exemple un processus du type sud-africain, aussi bien de la part des élites que des simples citoyens. Aussi, les uns et les autres ont-ils peut-être trop tendance à penser que les atteintes aux Droits de l’Homme et au Droit International Humanitaire, au-delà grosso modo des frontières de l’Europe occidentale, (Etats-Unis et Canada mis à part), sont certes tout à fait regrettables, mais relèvent plus de l’ordre du politique que de celui du droit... Ils ont dès lors des difficultés à percevoir les enjeux et les moyens d’actions en la matière, et encore plus à déterminer comment ils sont individuellement concernés et peuvent agir.

Les citoyens devraient néanmoins être plus conscients du fait qu’ils sont précisément concernés par la politique internationale menée, comme dans tout pays démocratique, en leur nom. Certes, l’Afrique est de plus en plus occultée dans les médias depuis le début des années 1980. Et la manière dont ces derniers, et particulièrement la télévision, ont traité en 1994 du conflit des Grands Lacs uniquement sous l’angle humanitaire(18), ne favorise guère l’identification des possibilités d’action. L’appui des gouvernements successifs au régime Habyarimana dans la période précédant les évènements de 1994 devrait pourtant requérir une analyse approfondie. La solution de facilité constituerait bien sûr à se désintéresser de la zone des Grands Lacs, à la fois parce que la France aurait eu le tort de soutenir un régime qui s’est ensuite rendu responsable de pareil forfait, et parceque son long soutien au régime du maréchal Mobutu au Zaïre entraînerait, avec l’écroulement de celui-ci, son exclusion de facto de la région.

Mais il en existe une autre, plus conforme à ses traditions républicaines et démocratiques. Elle conduirait à tirer les conséquences de ce qui fut un génocide, à travers un engagement massif et résolu de toutes les institutions dans la lutte contre l’impunité, sans faire naturellement preuve non plus de complaisance à l’égard d’éventuelles exactions des pouvoirs aujourd’hui, ou demain, en place au Rwanda, au Burundi et au Zaïre/Congo.

La société civile aurait quant à elle dans ce contexte plusieurs rôles à jouer. D’abord celui de conservation de la mémoire et aussi d’organe permanent de rappel, de pression. Il faut reconnaître qu’un nombre non négligeable de ses constituants s’y sont déjà investis. Les chercheurs spécialisés sur la région des Grands Lacs ont ainsi beaucoup publié depuis 1994, en s’efforçant de ne pas se cantonner au seul cadre scientifique. Des ONG se sont mobilisées alliant démarche propre et action commune. Ainsi, il n’était pas évident qu’une loi d’adaptation soit aisément votée par le Parlement. Dès l’automne 1995 une coalition d’ONG s’est donc formée avec comme objectif son adoption(19). Cette action commune, peu spectaculaire mais efficace, s’est poursuivie jusqu’au printemps 1996. Elle fut relayée par Coordination Sud, instance qui regroupe les trois collectifs d’OSI françaises. Son étape ultime fut l’invitation à l’époque à Paris de Richard Goldstone, alors procureur des Tribunaux Pénaux Internationaux. C’est à l’issue de cette visite que l’adoption du projet de loi connut une accélération décisive.

Beaucoup reste cependant à faire, et même au sein de la communauté des ONG. La lutte contre l’impunité ne figure guère en effet (même si on le comprend) au rang de leurs préoccupations essentielles, en tout cas de la majorité. Il faut aussi y inclure d’ailleurs dorénavant le combat contre l’impunité des assassins de volontaires expatriés, ainsi que des personnels locaux des organisations humanitaires. Après l’assassinat en décembre 1996 de volontaires du Comité International de la Croix Rouge (CICR), en Tchétchénie, le meurtre tout aussi prémédité et froidement exécuté de trois volontaires espagnols de Médecins du Monde au Rwanda en janvier 1997, laisse à penser qu’une politique de terreur délibérée à l’encontre des personnels ONG est dorénavant menée par certaines factions dans des régions "sensibles".

On peut aussi imaginer une implication "opérationnelle" de groupes de citoyens et d’ONG qui s’attacheraient en France et dans d’autres pays (à travers des réseaux internationaux) à rechercher et identifier de présumés criminels, à constituer des dossiers, à susciter des poursuites pénales... Juristes, historiens, chercheurs en sciences politiques et sociales, médecins, membres d’associations humanitaires, enseignants, non spécialistes mais concernés par les rapports internationaux... en feraient partie.

De tels groupes, résultant donc d’initiatives purement privées, pourraient d’ailleurs s’inspirer de l’expérience accumulée après la Seconde Guerre mondiale par des "chasseurs de nazis", comme Beate et Serge Klarsfeld ou Simon Wiesenthal.

La tâche est donc d’ampleur, et paraîtra à beaucoup vaine. Il faut de ce point de vue incontestablement faire preuve de modestie, et surtout s’attacher à passer du stade de la dénonciation, du discours à celui d’actions de terrain. Afin de créer et de multiplier les situations concrètes où l’impunité dorénavant ne prévaudrait plus. Sans verser dans l’exhortation, on peut rappeler à cet égard un vieux postulat en matière de droit pénal qui veut que lorsqu’un individu a connaissance d’un crime ou, d’un délit, son devoir est de le signaler aux autorités, et de leur fournir les informations qu’il détient... Dans notre conception de la démocratie, chaque citoyen peut légitimement se considérer comme investi d’une responsabilité propre. En dépit des contingences politiques de la situation dans la zone des Grands Lacs, il faudrait donc dorénavant s’efforcer d’ériger la lutte contre l’impunité dans cette région (et ailleurs sur la planète...) en principe directeur et s’employer effectivement à y contribuer.

Si ce n’est pas la seule, elle est incontestablement une des clés de l’interruption du cycle sanglant qu’elle connaît depuis plus de trente ans. Ce principe, au-delà de la zone pourrait aussi constituer une autre des bases d’un renouveau de la coopération Nord-Sud au prochain siècle.

Sauf à accepter, comme seule "alternative" à l’impunité l’apurement des "comptes" par le fer et par le sang dans les profondeurs de la forêt équatoriale de l’ex-Zaïre, comme des informations de plus en plus précises le donnent malheureusement à penser... Après la publication début mars 1997 du témoignage, contesté, d’un Occidental de retour de la région, la "disparition" fin avril 1997 de quelques 85 000 réfugiés dans la région de Kisangani conduisait le secrétaire général desNations-Unis à évoquer une politique "d’extermination lente", les porte-parole du Programme Alimentaire Mondial (PAM) et de Médecins Sans Frontières (MSF) parlant eux de "solution finale" et de "politique de liquidation"(20).

Les rapporteurs de la mission d’enquête de l’ONU sur la situation des Droits de l’homme dans l’ex-Zaïre dite "mission Garrenton" considèrent quant à eux que "le concept de crime contre l’humanité pourrait s’appliquer à la situation qui a régné et qui continue à régner dans la République démocratique du Congo". Ils précisent même que les futurs enquêteurs de l’ONU appelés à se rendre sur le terrain devront déterminer "si un génocide a été planifié, et mis à l’œuvre" dans l’ex-Zaire(21). Dès lors, leurs auteurs et inspirateurs (si les faits étaient définitivement avérés) ne sauraient, eux non plus, invoquer un quelconque "bénéfice" à l’impunité.

Mais on voit mieux ainsi combien une des conditions de la cessation de ce scandale qu’elle constitue réside aussi (au-delà de ce que font ou non les Etats et les organisations internationales) et comme le souligne le philosophe allemand Jurgen HABERMAS(22) dans l’émergence (dès maintenant et sans attendre le prochain millénaire...) d’une forme de citoyenneté universelle qui, concrètement, travaillerait à "développer énergiquement des capacités d’action politique au niveau supranational".

Philippe RYFMAN

Avocat et Consultant auprès d’ONG - Enseignant à l’Université PARIS I

 

(1) Cet article a été rédigé en mars, avril 1997 et retouché légèrement en juillet 1997.

(2) C. FEUILLATRE et I. BRIS, Introspection sud-africaine, Le Monde Diplomatique, juillet 1996. V. aussi D. BRONKHORST Truth and Reconciliation, Obstacles and opportunities for human rights, Amsterdam (1995), Amnesty international, section néerlandaise, 170 p.

(3) Comme dans les "procès" staliniens ou de la période maoïste en Chine.

(4) Le Monde du 28/11/1996.

(5) Cité par D. FRANCHE, p.74, in Rwanda, généalogie d’un génocide PARIS (1997) Editions Mille et Une Nuits, 95 p. L’auteur ajoute "C’est aussi de cette manière, en apaisant le conflit par les moyens rwandais, et non pas seulement par une justice à la logique européenne, étrangère, que l’on peut espérer en finir avec la guerre civile raciste".

(6) JASPERS employait le terme de "culpabilité allemande", Schuldfrage.

(7) in le n°10, décembre 1994 de la revue "République des lettres", Dernier ouvrage publié, L’histoire déchirée, Essai sur AUSWITCH et les intellectuels - PARIS (1997), Cerf et Passages.

(8) C. BROWNING, Des hommes ordinaires, PARIS (1994) Editions Les Belles Lettres 250 p., et PARIS (1996) Bibliothèque 10/18, 284 p., préface de P. VIDAL-NAQUET.

(9) D.J. GOLDHAGEN, Les bourreaux volontaires de Hitler. Les Allemands ordinaires et l’Holocauste, PARIS (1997), Seuil, 580 p. On pourra consulter sur la "controverse GOLDHAGEN" les dossiers des revues Le Débat n°93, janvier, février 1997 et Les Temps Modernes n°592, février, mars 1997.

(10) Hauts responsables, décideurs politiques et militaires, exécutants aux échelons moyens.

(11) C’est l’une des raisons d’ailleurs qui a conduit à l’échelon politique dans un pays comme l’Argentine à promulguer, sous leur pression, une loi d’amnistie pour les militaires, dite "Punto Final" (point final). Au moment du retour de la démocratie, ceux-ci redoutaient une sorte de "procès de Nuremberg" à l’échelle nationale où les principaux responsables des exactions, ainsi que les exécutants à divers échelons des forces armées argentines auraient été poursuivis. Or, une des principales craintes des chefs militaires était de voir alors aux échelons inférieurs de la hiérarchie s’enclencher un cycle massif de dénonciations, si les cadres intermédiaires auxquels ils avaient garanti l’impunité pour lever les "hésitations" de certains, se mettaient à parler. Du fait de cette loi, n’ont été jugés et condamnés que les seuls dirigeants ayant occupé des fonctions politiques dans les juntes successives...

(12) A la mi-juillet 1997, 142 procès, incluant 60 condamnations à mort avaient eu lieu. Le Monde des 20, 21/07/1997.

(13) Op. cit. p. 70

(14) J. DANYEL, L’influence du procès de NUREMBERG sur l’analyse juridique du passé national, socialiste dans les deux Etats allemands, in A. WIEVIORKA (sous la dir. de) Les procès de NUREMBERG et de TOKYO, BRUXELLES (1996) Editions Complexe et Mémorial de CAEN, 329 p.

(15) Alfred MUSEMA, Le Nouveau Quotidien du 31/12/1996

(16) La justice militaire suisse enquête aussi sur le cas de Fulgence NIANTEZE, qui se trouve en détention préventive depuis août 1996. C’est sur la même base qu’un Tribunal militaire de Lausanne a eu à connaître du cas d’un bosno-serbe accusé de crimes de guerre en ex-Yougoslavie et finalement acquitté, fautes de preuves (Libération du 24/04/1997).

(17) O.S.I. Autre nom donné en France aux O.N.G. ayant une action de coopération internationale au Sud et à l’Est.

(18) Puis depuis novembre 1996, presque exclusivement sous l’angle politique...

(19) On peut citer, sans aucune hiérarchie et de manière non-exhaustive, Médecins du Monde (MDM), Action contre la Faim (ACF), Handicap International (HI) et Action Nord-Sud (ANS), Juristes sans Frontières (JSF), la Fédération Internationale des Ligues des Droits de l’Homme (FIDH), Survie, Agir Ici, Aide et Action, le Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement (CCFD), la CIMADE...

(20) Libération du 10/03/1997, Le Monde des 27, 28/04/1997 et Libération du 28/04/1997.

(21) Le Monde des 13, 14/07/1997

(22) Entretien avec J. POULAIN in Le Monde des Livres du 10/01/1997, HABERMAS met lui aussi en exergue que "les crimes les plus monstrueux commis au XXème siècle l’ont été par des gouvernements et par leurs fonctionnaires. Chaque gouvernement qui porte atteinte aux droits de l’Homme se trouve de ce fait même en état de guerre avec sa propre population". Dernier ouvrage paru Droit et Démocratie entre Faits et Normes, PARIS (1997) Gallimard, 560 p.

 

ANALYSE

Action humanitaire, développement, droit, urgence?

Voilà quelques mois, Xavier DHONTE, Président d’Amnesty International France et membre actif de JSF, suggérait d’engager une réflexion commune à laquelle devait également être associé MDM, sur le rôle du juriste dans le champ de l’action humanitaire. Cette initiative était à ce moment là particulièrement intéressante non seulement parce que c’était là l’occasion pour JSF de s’ouvrir après avoir trouvé son indépendance, mais aussi parce que l’on pouvait y voir un moyen de sortir de la crise d’identité que l’association traversait alors.

La perturbation s’était muée en tempête lors du séminaire de Marseille au mois d’octobre 1996... La difficulté de concilier les thèses en présence était d’ailleurs surprenante aux yeux de ceux qui, occupant une position intermédiaire, pensaient que les actions visant strictement la lutte contre l’impunité (la poursuite, le jugement et le châtiment des auteurs de violations du droit international humanitaire) n’étaient pas incompatibles avec les actions visant plus largement le développement et la promotion des droits de l’homme au plan international (expertises, formation, etc.).

Faut-il choisir pour paraître cohérent ou peut-on articuler ces deux terrains d’intervention de manière intelligente tout en évitant le double emploi par rapport à d’autres organisations humanitaires tout en conservant la spécificité de JSF? Et s’il fallait choisir (soit pour se distinguer d’autres ONG, soit parce que le manque de moyens matériels et humains ne permet pas de tout faire), quel terrain d’action devrait être privilégié ?

L’obligation de préparer la première réunion nécessitait de formuler des idées claires et de présenter des pistes de réflexion pertinentes. Pour cela, il a été demandé aux membres de l’association de réfléchir sur le sujet "ACTION HUMANITAIRE, DEVELOPPEMENT, DROIT, URGENCE ?". Des contributions ont été rédigées, un effort de synthèse entrepris. Certes, seules les opinions qui se sont manifestées à cette occasion ont pu être exploitées. Il n‘en demeure pas moins qu’une tendance forte s’est dégagée, même si certaines questions méritent encore une réflexion plus approfondie.

Le sujet posé conduisait à s’interroger sur la spécificité du juriste en général, et de JSF en particulier, dans le cadre de l’action humanitaire, sur l’éthique et la politique de l’association et enfin sur ses choix de terrains d’intervention. Le traitement quelque peu "égocentrique" du sujet proposé, envisageant à peine le travail en complémentarité avec d’autres ONG, s’explique probablement par le besoin de chacun de déterminer avant tout les limites d’intervention du professionnel du droit. Il a ainsi fallu définir des divers thèmes:

URGENCE ET DEVELOPPEMENT

L’action humanitaire, pour la plupart, est étroitement liée à l’urgence, certains assimilant même ces deux termes. "L’état de nécessité" permet d’agir dans la seule logique de ces deux sphères dans des situations que le droit des circonstances ordinaires ne peut résoudre. L’action humanitaire doit se passer du "droit d’agir" lorsque le "devoir d’agir" prime. Elle est mise en œuvre lorsque l’ordre juridique ou international ne remplit plus sa fonction d’organisation des secours (et/ou de protection) auprès des personnes. L’action humanitaire intervient en fait "hors le droit", bien que le droit humanitaire international se soit forgé à travers les actions menées par les ONG dans le cadre d’actions classiques (soins, nourriture, etc.), comme les notions de droit d’ingérence, clauses humanitaires, couloir humanitaire, de droit à la santé, à une saine nourriture, etc.

En même temps, l’intervention humanitaire recouvre les actions nécessaires et préalables à la mise en place d’actions de développement. La notion de temps est présente pour opposer l’action humanitaire au développement qui constitue la phase "post urgence" permettant un travail auprès des victimes (réparations, relais locaux d’information et de soutien, etc.) et un travail de fond en vue de la construction ou du rétablissement des institutions démocratiques et judiciaires.

L’on peut envisager la mission du juriste avant (élaborer des standards du droit à la vie, à la santé, la démocratie etc.), pendant (apporter un soutien logistique et juridique incluant l’appui aux actions juridictionnelles éventuelles nationales ou internationale, à travers des actions de formation, voire de représentation et d’information des victimes) et après l’urgence (assurer la reconnaissance des victimes, la réparation et plus largement les droits dans la durée). L’idée d’établir un rythme des programmes en fonction des priorités semble une piste intéressante (urgence relative, développement accéléré, coopération, actions mêlées).

L’intervention du juriste a été qualifiée de "deuxième souffle pour l’action humanitaire d’urgence à dominante nutritionnelle". Il y a convergence entre l’action des juristes et celle des humanitaires "classiques" au niveau des principes. Le juriste est utile dans un monde changé dans lequel le droit des gens s’impose comme essentiel (et non plus seulement le droit entre Etats).

COMMENT INTERVENIR?

Si l’intervention du juriste ne souffre guère plus de contestation, des questions restent posées aussi bien en cas d’intervention en situation d’urgence humanitaire qu’en cas de mission durable. Ces problèmes sont d’une part liés à la spécificité de l’action du juriste dans la mesure où le droit n’est jamais neutre et d’autre part à la difficulté au regard des moyens, a fortiori en ce qui concerne une petite structure comme JSF.

Il est admis que le juriste peut intervenir en situation d’urgence et ce dans de nombreux cas (constater, dénoncer, qualifier, soutenir les victimes sur les lieux où sont commises les atteintes aux droits de l’homme, relever immédiatement les indices, témoignages, apporter le soutien logistique et juridique pour permettre aux victimes de s’organiser en association ou en tout autre groupement destiné à défendre leurs droits, etc.).

Un rôle plus actif, plus direct encore dans la constitution des dossiers et la conduite des enquêtes (recensement le plus tôt possible des faits, des preuves, des victimes et des criminels, en formant des équipes d’investigation) a été envisagé. L’on peut cependant se demander quels sont les moyens matériels et humains de l’association JSF pour conduire officiellement, c’est-à-dire dûment mandatée par les instances internationales ou reconnue par elles, de telles interventions, alors que même l’ONU se heurte aux plus grandes difficultés.

INDEPENDANCE ET TRANSPARENCE

En même temps, il ne semble pas envisageable que JSF mène des actions clandestines.

Les terrains d’actions en cas d’urgence humanitaire ne manquent pas en théorie. Mais, outre les obstacles matériels, se pose le problème de la neutralité minimale compte tenu des éventuelles actions futures revêtant obligatoirement un aspect institutionnel.

L’absence d’un cadre institutionnel stable constitue également un obstacle majeur à l’intervention du juriste en tant que tel et l’on peut se demander si l’action sur le terrain ne relève pas plutôt des citoyens éclairés et militants des droits de l’homme en général, et des militants d’autres ONG expatriés en particulier, qui souvent ont les compétences requises (A.I. par exemple, compte tenu de nombreux juristes parmi ses membres). Il convient de vérifier si ce terrain est effectivement investi par d’autres ONG.

EFFICACITE

Dans l’ensemble, l’on peut donc dire que l’action du juriste dans des situations d’urgence humanitaire se heurte à de nombreux obstacles. Il faut éviter le spectaculaire, stérile, et la précipitation, dangereuse. En même temps, il faut agir vite, ce qui nécessite des moyens considérables, mobilisables très rapidement, ou bien un travail très étroit avec des structures disposant de ces moyens là. Tout ceci n’empêche pas que certaines actions qui ont pu être qualifiées d’actions "d’urgence relative" (ex: fiche d’écrou, Programme Prison) sont tout à fait réalisables et dès maintenant à la portée de JSF. Pour le reste, la coopération avec d’autres ONG peut faire avancer les choses.

Si l’action d’urgence requiert neutalité, le travail sur le terrain, l’urgence passée, dans le cadre de programmes de développement, suppose en revanche une prise de position dans la mesure où il implique nécessairement l’acceptation d’un partenariat avec un gouvernement et cela même lorsque toutes les garanties de respect des droits de l’homme ne sont pas acquises préalablement. Il y a cependant le problème du seuil entre coopération et collaboration/compromission. L’association conserve toujours sa liberté d’interrompre un programme et exerce la "clause de conscience" dans l’hypothèse d’un désaccord profond avec les dirigeants du pays avec lequel elle collabore. Les contours de ce libre arbitre s’inscrivent dans le respect des principes fondamentaux (exemple des procès équitables non tenus au Rwanda fin 1996). Une liaison plus étroite avec les autres associations de droits de l’homme ou médicales reste enfin à imaginer. L’idée de la création d’une cellule de veille inter-associative pour apprécier la pertinence et la possibilité d’une intervention d’urgence humanitaire, regroupant moyens et compétences, recueille de nombreux suffrages.

JSF est une trop légère organisation pour mener seule des actions de type d’ur gence. Sa vocation première n’est semble-t-il pas là. Néanmoins, ces actions dites d’urgence préfigurent parfois un travail de fond, s’inscrivant dans la durée. Cette forme d’intervention serait privilégiée. C’est en définitive une question de choix.

Silvia GEELHAAR

Adhésion

Si JSF m’était "compté"...

Pourquoi JSF? Lorsque Philippe Expert m’a demandé de rédiger un article sur les raisons de ma volonté d’effectuer un stage dans cette association, je n’ai pas hésité une seconde. C’est que mon engagement dans la défense des droits de l’homme est le fruit de presque chacun de mes 22 printemps...

Dès l’âge de 7 ans, comme beaucoup de petites filles, je voulais me dévouer corps et âme à sauver des enfants d’Afrique de la famine, vêtue bien entendu du sage habit noir de nonne. Jusque là, rien d’inquiètant. Puis, le mariage avec le Très Haut me semblant trop austère, le Dieu "Droit" fit son apparition dans ma vie.

Dès la classe de sixième, ma voie me semblait tracée: je désirais étudier cette matière dans ses moindres rouages, en connaître chacune de ses règles et astuces, jusque dans ses plus infimes détails. L’image qui le symbolisait alors était celle de l’avocate plaidant au Barreau et sauvant, "in extremis", l’accusé d’une mort certaine par un habile et surprenant montage juridique auquel personne n’aurait pensé. En effet, j’étais alors surtout révoltée par l’hermétisme du Droit, réservé à une élite de professionnels, et qui nécessitait, aux dires de tous, tant d’efforts et d’abnégation (vision qui s’est confirmée d’ailleurs). Ma première idée restait latente, puique je me destinais à défendre les enfants. Mon âge explique sans doute cet intérêt particulier.

Le moment tant attendu eut lieu à 17 ans, lorsque je franchis, émue, les portes de la Faculté de Droit. Voulant toujours tout connaître de cette matière, je choisis à dessein au titre de mes deux disciplines sujettes à travaux dirigés, l’une en droit privé, l’autre en droit public.

Ce fût la Révélation en deuxième année, lorsque m’apparut...l’Etat. Que ce géant fût doté de pouvoirs "exceptionnels", "exorbitants", d’accord, puisqu’il était investi de la légitimité populaire (dans le meilleur des cas), et que c’était au nom de "l’intérêt général".

Mais pas d’accord, quand il détournait à des fins illégales ces mêmes prérogatives contre celui-là même au nom duquel il était censé agir, l’être humain, au point de le faire disparaître physiquement.

Aussi, mon "champ d’action" s’élargit, et je revins à mes premières amours, refoulées car trop sublimes: sauver le monde entier ! C’était à portée de main, puisque j’étudiais mes futures armes.

Pourquoi, alors, JSF ? Parce qu’à mes yeux, le Droit est l’instrument à la fois le plus fort et le plus faible pour atteindre, ou tenter du moins,ce but. Le plus fort puisque gravé dans des textes ou des mémoires, donc opposable à tous et sanctionnable. Mais le plus faible aussi : fait et défait par des hommes, il en a toutes les qualités et les travers, et même les maladies. On pourrait presque parler de "Syndrome d’Immuno-Déficience juridique", lorsque l’ on voit les signataires utiliser les textes à l’encontre de leur propre application.

C’est contre cela que je veux me battre, afin de ne jamais oublier ce qui constitue la raison d’être des règles juridiques, c’est-à-dire l’être humain. D’aucuns me traiteront d’idéaliste puérile, me soupçonnant de n’être pas encore tout à fait guérie de la période d’adolescence que l’on sait désastreuse. A ceux-là, j’inverserai les rôles l’espace d’un instant et prendrai comme avocate la sagesse populaire et ses adages rap pe lant : "Qui ne tente rien n’a rien" et encore "L’espoir fait vivre".

Stéphanie DURAND

 

Association et Centre Primo Levi:

Première bougie!

1996 marque la première année de plein fonctionnement de l’Association et du Centre créés en 1995 sous l’impulsion conjointe de cinq ONG (Amnesty International, MDM, ACAT, TREVE et JSF). Rappelons simplement pour mémoire que cette structure vise principalement à assister les victimes de tortures et de violences politiques ainsi que les volontaires expatriés de retour de mission. Son champ d’action s’étend tant au domaine purement médical qu’à l’aide sociale et juridique, et est à ce titre couvert par une équipe pluridisciplinaire. Alors, Primo Lévi, quel bilan?

Concernant tout d’abord l’activité du Centre, 170 victimes de tortures ont été soignées depuis sa création. Trois mille consultations ont été dispensées entre avril 1996 et avril 1997 (la présence de deux membres du personnel pendant une seule consultation comptant pour deux visites). La durée moyenne d’une prise en charge est d’une année, même s’il existe de fortes disparités selon les cas. Le coût total est estimé à 10 000F (assuré entièrement par le Centre).

L’origine des victimes se répartit actuellement comme suit: sur les 87 patients présents, 33% sont d’origine turque, 20% d’Afrique sub-saharienne et 15% d’Algérie. Les autres personnes proviennent d’Amérique latine, d’ex-Yougoslavie, du Sri Lanka, d’Inde et d’Iran. 40% d’entre eux ont le statut de réfugié, un tiers sont demandeurs d’asile en attente, le reste relevant de multiples régimes (double nationalité, étudiants algériens, bosniaques ou déboutés du droit d’asile non reconduits). La proportion de femmes a nettement augmenté puis qu’elles représentent plus de 40% du total des patients.

L’organisation du Centre s’est vue quant à elle renforcée. Le Centre est ouvert cinq jours par semaine. Il est doté d’un secrétariat fonctionnant en permanence. Quant à l’équipe soignante même, elle se compose comme suit : deux médecins généralistes, un psychiatre (bénévole), trois psychothérapeutes, un psychosociologue interprète franco-turc, un interprète bosniaque, un kinésithérapeute, une assistante sociale, un stagiaire psychologue, une secrétaire comptable, une documentaliste et une aide-pharmacienne (toutes deux bénévoles). La qualité du service est assurée grâce à l’expérience de chacun ainsi que par des échanges constants entre eux, matérialisés par des réunions mensuelles de supervision. Cette équipe est complétée par un réseau de médecins spécialisés assurant gratuitement des consultations. Les médicaments et le matériel médical sont délivrés également gracieusement (principalement par l’association Pharmaciens sans Frontières et la ville de Paris).

Les principales tortures subies par les victimes sont l’enfermement, les coups, les chocs électriques, la suffocation, la suspension, la sodomie, le viol et la privation de sommeil, de lumière et de nourriture. Elles entraînent bien sûr des troubles physiques (pathologies rhumatologiques diverses, cardiaques, crises d’épilepsie, problèmes dentaires), mais aussi psychologiques (troubles du sommeil, état d’anxiété permanent, asthénie, hallucinations, syndrome dépressif...). L’exil majore les diffi cultés d’insertion des victimes (barrière de la langue, structures administratives complexes).

La prise en charge du patient s’effectue donc à plusieurs niveaux. Sur le plan médical, le suivi consiste bien entendu à soigner les séquelles physiques mais également à en restituer la chronologie, afin de leur redonner du sens. La prise en charge psychologique, basée sur un rapport de confiance et de compréhension, vise quant à elle à aider le patient à dépasser ses traumatismes afin d’envisager un avenir dans le pays d’accueil. Ces soins sont complétés par la kinésithérapie et l’interprétariat: la première vise à faire exprimer au patient ce qu’il n’a pu mettre en mots. Quant au second, il offre un moyen de médiation culturelle et donc l’occasion pour le patient de se restituer dans son passé et de le revaloriser. Sur les plans social et juridique, le Centre travaille d’abord à mobiliser le patient autour d’une appropriation pertinente des mécanismes de fonctionnement de la société d’accueil. D’autre part, le suivi juridique consiste, avec d’autres associations, à assister et accompagner les demandeurs d’asile et/ou du statut politique devant les instances compétentes, même si le Centre se refuse à endosser le rôle d’expert.

Aussi, la forte augmentation de l’activité du Centre en 1996 ainsi que l’importance des besoins (les conventions contre la torture restant largement ignorées) laissent prévoir pour l’année en cours un maintien de la demande. Et ce d’autant plus qu’un réseau d’accueil spécifique permet une connaissance accrue des possibilités de soins spécialisés de Primo Lévi.

Abordons à présent l’activité de l’association à l’étranger.

L’année 1996 fut riche en rencontres avec des ONG agissant dans le domaine de la lutte contre la torture et pour l’aide aux victimes. Citons à titre d’exemples l’IRCT de Copenhague (International Council For Torture Victims), l’OMCT de Genève (Organisation Mondiale Contre La Torture), Human Rights Watch... L’association a également développé des contacts avec plusieurs centres de réhabilitation, envisageant même des actions coordonnées avec certains d’entre eux (d’Allemagne, de Turquie, du Maroc...). Enfin, elle a participé à plusieurs rencontres internationales sur les droits de l’homme (à Athènes, Casablanca, et Stockholm).

Au titre de son statut de consultant, le Centre a aussi pour tâche d’effectuer un "transfert de compétence" au profit d’un certain nombre de centres. Ainsi, à la demande de l’ONG marseillaise Santé sud, Primo Lévi participe à la création d’un centre de réhabilitation pour des anciens combattants russes de la guerre d’Afghanistan situé à Perm. Le soutien, technique et fonctionnel, consiste également à la formation de thérapeutes. Les consultations, conjointes, ont débuté en mars 1997 et satisfont grandement l’ensemble des partenaires. De plus, Primo Lévi assiste techniquement une mission de MDM à Haïti apportant des soins aux victimes de la violence, omniprésente sur cette île.

D’autre part, le Centre a reçu de nombreux étrangers gérant ou désirant créer des centres similaires. Parmi les plus fructueux, il convient de citer:

• la venue du docteur Amar Jesani, principal animateur du "Centre de Bombay" d’aide aux victimes de la violence politique, sociale et familiale, au cours de laquelle a été évoquée une éventuelle contribution de Primo Lévi à l’ouverture d’un centre dans cette ville.

• des contacts réguliers avec une équipe marocaine de juristes et de médecins militants de droits de l’homme ont abouti à une réflexion quant à la création d’un réseau d’aide aux victimes de la répression mais aussi de la violence politique.

• avec Amnesty international, des relations suivies ont été établies avec plusieurs membres de la fondation des Droits de l’Homme en Turquie. Celle-ci a déjà créé 4 centres d’aide aux victimes de la torture qui ont accueilli 2500 patients.

Par conséquent, si la priorité de Primo Lévi demeure l’activité du Centre de l’avenue Parmentier, le développement de structures similaires sur les lieux des atteintes aux droits de l’homme retient bien sûr toute l’attention du Conseil d’administration. Cependant, l’association privilégie l’activité de conseil et de formation plutôt que l’assistance directe aux victimes, tâche trop lourde à gérer.

Concernant plus spécifiquement la transmission de ses compétences par le Centre, cette mission est considérée comme essentielle par Primo Lévi. En effet, une démarche cohérente et réfléchie est particulièrement requise pour faire face à l’ensemble des problèmes auxquels sont confrontés les patients. Les intervenants du Centre ont donc pour tâche de sensibiliser les professionnels de la santé en contact avec des réfugiés politiques afin de déceler parmi eux les victimes de traitements inhumains, cruels ou dégradants. Ils visent ainsi à transmettre leur savoir-faire et leur pratique. Trois types d’actions ont d’ores et déjà pu être menées en 1996 :

• la formation de stagiaires psychologues intégrés complètement dans l’équipe du Centre.

• la préparation de cours (notamment à Paris 8) et de conférences dont certaines ont donné lieu à des publications dans des revues scientifiques.

• la participation à des rencontres organisées par des services ou réseaux de droit commun (Amnesty International, ACAT, réseaux de professionnels...).

Cependant, cette activité représente une lourde charge car concentrée sur un nombre limité d’intervenants devant posséder l’expérience nécessaire pour dispenser une intervention de qualité. Ce fait a été accentué par des contraintes budgétaires (voir infra) qui ont obligé le Centre à favoriser le traitement des victimes dans son enceinte au détriment de ce type d’activité. Mais une subvention complémentaire du FAS (Fonds d’Action Sociale) allouée le 31 décembre dernier pour financer ce type de travaux permet d’aborder l’année 1997 sous de meilleurs auspices.

Evoquons enfin l’accroissement de l’activité de "debriefing" des expatriés de retour de mission. Toujours en collaboration avec MDM, une lettre d’information pour les volontaires en partance et/ou de retour vers/de l’étranger a été élaborée. Plusieurs d’entre eux ont déjà pu bénéficier d’un espace d’écoute approprié au Centre. De même, une demi-journée a été consacrée à la mission MDM Rwanda suite à l’assassinat de plusieurs membres de cette ONG dans ce pays. Enfin, un échange de vues sur les méthodes suivies a eu lieu entre autres avec ACF et MSF.

Citons pour terminer quelques chiffres relatifs au rapport financier de 1996.

Le montant total des recettes s’élève à 1.514.232,84F. Il se décompose de la façon suivante :

• 71% proviennent de subventions, dont 83% d’institutions, à savoir l’ONU et l’Etat français (versements inférieurs aux prévisions), la Commission européenne (pour la première fois) et le FAS.

• les dons représentent 13% du total (le double des prévisions initiales). Ils ont deux origines : les associations (notamment AI Allemagne) et ceux collectés suite au premier appel aux particuliers effectué par Primo Lévi.

• les différents matériels, fournis gratuitement, sont estimés à un montant de 50 870F.

Sur les 1 509 025F dépensés, 69% ont été consacrés au paiement des salaires, charges en découlant et aux honoraires liées aux soins. Les frais afférents aux locaux absorbent, quant à eux, 15% du total, les autres frais de fonctionnement, 8,5%, l’aide aux patients 4% et les voyages et colloques 1,5%.

L’annonce, au cours du deuxième semestre 1996, de la réduction de certaines subventions a entraîné la réduction de certains engagements de dépenses (voir supra). La volonté de diversification des sources de financements ainsi que l’effort de transparence de l’exercice 1996 sont à poursuivre en 1997. Il en est de même concernant l’affectation des coûts et recettes déjà engagée durant cette même période pour faciliter la compréhension des dépenses et le choix des priorités.

En conclusion, l’association a été très sensible tant au renouvellement des subventions institutionnelles qu’à ses nouveaux partenaires financiers. La décision, prise fin 1996 au nom du Ministre du Travail, d’agréer le Centre Primo Levi comme "centre de santé médical" devrait, à terme, faciliter le financement de l’activité de soins proprement dite.

Les compétences de Primo Lévi sont fortement sollicitées, au vu de l’intensité des drames de l’actualité et de l’immobilisme, dans le meilleur des cas, des Etats. Des arbitrages devront donc être effectués entre ses principaux domaines d’activités : centre de réhabilitation, transfert de compétence et assistance technique.

 

Stéphanie DURAND

d’après les comptes-rendus de Philippe RYFMAN

 

La place des ONG dans le monde

Le respect des Droits de l’Homme est une lutte sans cesse renouvelée. Les organisations dites non gouvernementales, conscientes que ce combat ne connaîtra pas de fin, trouvent dans le monde bouleversé d’aujourd’hui un rôle nouveau, plus ample que par le passé, mais cependant non sans risques sur le terrain de l’éthique.

La Déclaration Universelle est souvent encore ressentie comme le credo des bien-pensants occidentaux, irréaliste pour les uns, vade mecum d’un colonialisme moderne pour les autres. Ici et là, on oppose ou revendique les "spécificités culturelles ou religieuses" qui justifieraient que l’on s’en affranchisse. A l’intérieur de nos frontières il subsiste des esprits chagrins pour ironiser sur l’utopie de vouloir instaurer la démocratie ou promouvoir les libertés individuelles - luxe impossible - pour des peuples d’un autre âge. En terres plus ou moins lointaines, des idéologues stigmatisent la volonté d’une partie du monde d’uniformiser le reste de la planète aux prétendues valeurs occidentales, hégémoniques et destructrices des traditions ancestrales.

La victoire de Nelson Mandela contre l’apartheid, la résistance des femmes de pays d’Islam et d’Afrique à l’intolérance et à la violence, l’opposition militante à l’oppression régissant le quotidien d’Etats totalitaires représentent somme toute la meilleure des réponses aux sceptiques, aux archaïques et autres intégristes.

Quasiment aucune violation caractérisée, a fortiori lorsqu’elle est massive, des Droits de l’Homme ne peut se commettre sans que la communauté internationale n’en soit informée, donc témoin. Une prise de position devient alors inéluctable, le silence en toute hypothèse s’apparentant à de la complicité.

Trop souvent impuissante, cette communauté internationale réagit ainsi politiquement, économiquement ou militairement avec une efficacité parfois contestable et en ce cas largement critiquée.

Et pour la première fois depuis Nuremberg, alors qu’aucun "Grand" des Nations Unies n’a été directement atteint, la réaction prend une forme judiciaire. Or, en ce domaine, l’indépendance du juge - et il le prouve - laisse augurer davantage de constance et de détermination.

Le Tribunal de La Haye n’est pas le gadget décrié il y a cinq ans par certains et ceux qui alors auraient eu la tentation de l’affirmer seraient maintenant démentis par les initiatives et procédures entreprises par la juridiction ad hoc. La Cour permanente n’est pas créée que s’élèvent des voix pour instruire le procès de Pol Pot à l’instar du jugement des criminels de l’ex-Yougoslavie ou du Rwanda.

La justice, consécration de l’essentiel quand l’irréparable a été perpétré, répond aux aspirations de tous les opprimés et victimes.

L’universalité du Droit - entendons des textes fondamentaux - constitue bien une réalité cheminant lentement. Les progrès s’accompagnent malheureusement de reculs dans des pays aussi bien en voie de développement que plus prospères, avec parfois la complaisance économico-politique des grandes puissances.

La vigilance des mouvements des Droits de l’Homme doit donc demeurer omniprésente et leurs champs d’action être toujours élargis.

Le rôle des ONG s’est accru considérablement. Mieux reconnues et valorisées par les instances onusiennes et particulièrement lors des dernières grandes conférences (par exemple Vienne et Pékin), elles se voient dotées (tout au moins les associations européennes) de moyens financiers leur conférant l’infrastructure de réels opérateurs. Le pas vers le professionnalisme a été franchi.

D’importants budgets attribués par les Etats ou les institutions internationales en font des partenaires liés par un véritable contrat - des sous-traitants parfois.

Les sujets d’intervention relèvent tout à la fois de l’urgence et du développement dont nous savons que la démarcation ne s’impose pas d’elle-même. Dans ce contexte, existe ce qu’il est désormais convenu de nommer une "instrumentalisation" des ONG. Elle présente le risque, par la tentation économique, de la facilité dont le corollaire pourrait être la perte d’indépendance. Le phénomène apparut nettement lors des évènements non d’avril 1994 mais de l’été suivant au Rwanda.

Ce danger de l’instrumentalisation en induit un second.

L’organisation humanitaire dans une action à long terme va, avec le plein aval de l’Etat l’accueillant, agir en ses lieu et place dans des domaines n’étant pas toujours prioritaires pour les autorités locales. Ces secteurs tels que la santé, l’éducation, la prise en charge des enfants des rues et pourquoi pas la matière juridique ou judicaire et d’autres encore représentent les thèmes privilégiés d’intervention des ONG, semble-t-il à des échelles de plus en plus importantes.

Les bailleurs de fonds (Direction Générale du Développement de l’Union Européenne, ministères de la coopération de différents pays, organisations internationales...), nous le savons, financent les missions de cette nature de manière assez large.

Le pays bénéficiaire des ces conventions tripartites - l’Etat, l’organisme "payeur", l’ONG - en est à plus d’un titre preneur. Outre la prestation fournie, généralement de qualité, il en perçoit les retombées financières, l’argent investi et celui versé sur place. L’Etat concentre parallèlement son effort, et le Rwanda depuis de nombreux mois en est une fois encore une illustration, sur la sécurité intérieure et la défense ce qui, à l’épreuve des faits, ne se révèle pas une caution pour la démocratie.

Cet écueil du mandat institutionnalisé, autrement dit sous le contrôle de l’Etat, et des effets pervers qu’il engendre en certaines occasions mérite réflexion.

L’idée, mais elle n’est pas nouvelle, de renforcer le rapprochement avec la Société Civile au sens large, en travaillant directement avec elle et pour elle, gagnerait à être réinventée L’engagement des associations telles que la nôtre doit avanttout demeurer au service de l’individu.

Philippe EXPERT

 

Choses dites

Action!

JSF parait en attente, le pas suspendu, entre un retrait du Rwanda et une reprise vers d’autres actions, entre des choix d’orientations et la recherche des crédits correspondants.

Face aux actions et attentes de JSF, la résistance à l’application des principes fondamentaux du droit humanitaire reste évidente.

En ce qui concerne le TPI de La Haye, Antonio CASSESE rappelle que sur la mise en accusation de 74 personnes pour des crimes commis en ex-Yougoslavie, sept sont incarcérées, que la Croatie comme la Serbie ont opposé de manière abusive leur compétence nationale ou la non-extradition de leurs ressortissants, que l’ONU, les Etats-Unis, la Grande Bretagne ou la France participent à cette résistance à l’action du Tribunal. L’arrestation récente par la SFOR est-elle l’indice de la mise en œuvre de la politique pénale cohérente avec la création de ce TPI?

On ne parlait quasiment plus du TPI d’Arusha mais l’arrestation à la demande de ce Tribunal de sept rwandais à Nairobi peut-elle laisser espérer que l’autorité de la juridiction va réduire la résistance du Kenya comme celle d’autres Etats qui hébergent des personnes impliquées dans le génocide de 1994 ?

Au gré des événements, le regard s’est déplacé du Rwanda vers le Zaïre puis le Congo, en laissant en chemin les victimes, en oubliant les génocideurs. Des accusations sont lancées contre les équipes au pouvoir mais il n’est que rarement évoqué la nécessité de désarmer les criminels et autres milices encadrant les réfugiés. Si le dernier rapport de l’ONU sur les agressions subies par les actuels réfugiés au Congo-Zaïre évoque des responsabilités croisées, la non-application du droit résulte d’un refus obstiné de faire le travail de police.

Antonio Cassese rappelle que face à ces difficultés, la démission est un luxe et une injure aux victimes. Il en serait de même pour les ONG.

Les articles de cette lettre sur les débats au sein de JSF quant aux choix des actions (urgence, humanitaire, développement), sur la poursuite du travail auprès des TPI (amicus curiae), sur les actions en cours (Tempus, prix et concours, travail universitaire) montrent que de manière obstinée l’action continue. Le questionnaire devrait permettre de connaître mieux les raisons de l’engagement de nos membres et peut-être de comprendre les limites des soutiens que nous attendons.

Au delà du papillonnage imposé par les feux de l’actualité, la mémoire et la constance dans l’action seront les gages de notre efficacité. L’assemblée générale des 4 et 5 septembre 1997 à Marseille sera l’occasion de préciser les orientations de JSF.

Francis CARLE

 

Assemblée générale 1997

les 5 et 6 septembre

Maison des Avocats - 56, rue Montgrand - Marseille 6e - (proche du Palais de Justice)

Vendredi 05/09

14h30

• Rapport Moral

• Rapport financier

• Discussion des rapports:

- bilan des activités et perspectives

- association, finances et organisation

• Organisation des éléctions

Samedi 06/09

09h30

• Intervention d’un invité. Thème de la matinée: "Développement, urgence et Droits de l’homme"

• Table ronde

• Débat

Déjeuner

14h30

• Vote des orientations

• Choix des projets 1998

• Elections du Conseil d’Administration

17h00 fin des travaux

 

EXPRESSION LIBRE

Un génocide ne doit pas en cacher un autre

Printemps 1994: sous le regard passif de la France et du commandement de la MINUAR, les Interhamwe et l’armée du régime en déroute exterminent méthodiquement tous ceux qui refusent le "Hutu Power". Pour la diaspora tutsie, légitimée par un génocide vécu par procuration, la reconquête va commencer.

Printemps 1997: avec le soutien des Etats Unis, grâce à la logique du nouveau pouvoir rwandais, malgré les lamentations de la France et des Nations Unis, Kabila et ses acolytes règlent à leur manière le problème des réfugiés hutus incrustés dans l’Est du Zaïre depuis la victoire du FPR. Pour l’armée et l’Etat rwandais, obsédés par la consolidation de leurs acquis militaires et territoriaux, fortement mis en quarantaine par l’Union européenne pour ne rien avoir donné de sérieux sur le terrain démocratique en échange d’une interminable perfusion financière, l’heure des comptes a sonné. Aujourd’hui, les comparaisons comptables des charniers sont hors de mise. Sous couvert de liquider les miliciens qui encadraient les populations réfugiées, ce sont bien des milliers de vieillards, femmes et enfants qui ont été aveuglément chassés, affamés, tués. Il n’y a malheureusement aucun doute sur le caractère prémédité de cette opération, dont KABILA assume la première responsabilité politique, mais que seule l’implication militaire rwandaise déterminante a rendue possible. Cela s’appelle un génocide.

Depuis des mois, Juristes Sans Frontières avait perçu, de missions en missions, le durcissement politico-militaire rwandais, aspiré au-delà des apparences d’un double discours de plus en plus visible, dans un profond repli nationaliste et aristocratique. Nos relations institutionnelles au Rwanda étaient devenues étouffantes. Lorsque nos programmes européens se sont achevés, à l’automne 1996, le Rwanda était devenu, graduellement, au moyen d’instruments de tutelle et de contrôle de plus en plus contraignants, irrespirable. Nous en avons tiré les conséquences et sommes partis, silencieusement, pour ne faire courir aucun risque inutile à celles et ceux qui liquidaient nos infrastructures. La suite des évènements a malheureusement confirmé, au plan politique, comme au regard des difficultés rencontrées par les autres ONG et l’ONU sur le terrain, que cette décision était la plus responsable.

Alors, quel bilan tirer de ces deux années de présence continue au Rwanda, de ces programmes dont la finalité était de participer à la reconstruction d’un Etat de droit, dans lequel nous avons jeté avec enthousiasme l’essentiel de nos forces ?

Dans l’immédiat, le constat est clair: l’Etat de droit n’est pas restauré au Rwanda, la société civile qui s’exprime à Kigali est étroitement contrôlée par le pouvoir, l’aspiration démocratique du peuple reste faible et en tous cas couverte par le discours sécuritaire. En outre, l’Etat et la population rwandaise ont essentiellement privilégié le parti économique qu’ils pouvaient tirer de l’aide internationale et de sa face immergée sur place, la nébuleuse des ONG, et l’intérêt l’a vite emporté sur la solidarité et l’amitié. De ce point de vue, il est clair que l’évolution actuelle du Rwanda n’a pas répondu à nos attentes, et que nous avions sous-estimé l’ampleur de notre instrumentalisation, ici et là-bas, par des partenaires dont nous étions devenus otages.

A moyen terme, le diagnostic est évidemment plus optimiste: nous avons, avec d’autres, côtoyé jour après jour des gens formidables, humanistes, généreux, justes, mais isolés. Nous savons qu’ils existent, qu’ils sont l’avenir de ce pays, et que notre soutien passé, présent et futur leur est indispensable.

Quitter le Rwanda sans abandonner les démocrates rwandais, dénoncer tous les crimes, exiger qu’ils soient également jugés, une page est tournée, mais elle n’est certainement pas refermée. A Arusha, en France, notre combat pour la Justice continue. A Kigali, il reste légitime hors des sentiers officiels. Faire fructifier le travail accompli, rester à l’écoute du Rwanda progressiste, collaborer avec lui pour faire bouger les choses: il nous reste à être dynamiques et inventifs, le combat que nous menons n’est jamais achevé !

Alain OTTAN


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