Le Monde diplomatique
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> septembre 2003     > Page 27

 

Mise en scène des « soldats du Bien »

Le jeu vidéo comme arme de propagande



Par Stéphane Pilet
Journaliste.




Le jeu vidéo fait désormais partie du paysage culturel (1). Il suffit pour s’en convaincre d’écouter le discours des médias ou celui de la classe politique. Lors de l’inauguration du pavillon numérique du Futuroscope à Poitiers, le 19 avril 2003, M. Jean-Pierre Raffarin est ainsi venu soutenir l’industrie du jeu vidéo et annoncer la création prochaine d’une école nationale des médias interactifs, allant jusqu’à parler de « République numérique ».

Au début des années 1990, pendant la guerre du Golfe, de nombreux journalistes ont décrit ce conflit comme ressemblant à un jeu vidéo : pas une goutte de sang, pas un Irakien, ni même un Américain en gros plan ou en situation pour contredire cette image de guerre propre, lisse comme les images de synthèse qui ont illustré la progression des troupes des « alliés » sur les chaînes de télévision. Cette conception de la guerre est reprise à demi-mot douze ans plus tard. M. George W. Bush l’a clairement exprimée, le 6 février 2003, avec son fameux « The game is over » (Le jeu est fini), astucieusement récupéré par M. Jacques Chirac ( « It’s not a game, it’s not over » ) (Ce n’est pas un jeu et ce n’est pas fini). De manière plus franche, un général de l’armée américaine parle de tactique militaire empruntée au jeu vidéo Pac Man (2).

Ces termes pourraient ravir les fans de jeux, trouvant ici la preuve que leur loisir préféré n’est plus considéré comme un effet de mode. Ce serait une grave erreur de jugement. Dans la bouche des militaires ou de leurs proches, ces références ne visent qu’à minimiser les horreurs de la guerre. Dans le virtuel, nul n’est blessé ; les morts n’ont ni famille ni amis. Rapprocher de la sorte virtuel et réel ne vise qu’à « dé-réaliser » des actes condamnables. C’est si vrai que, cette fois, dans le traitement des événements d’Irak, des journalistes se sont efforcés d’expliquer aux téléspectateurs que cette nouvelle guerre du Golfe n’était pas un jeu vidéo...

Lorsqu’on regarde la production vidéo-ludique actuelle, il apparaît clairement qu’elle est devenue un outil de propagande, un outil politique comme n’importe quel média. Le jeu vidéo n’est pas qu’un loisir innocent : il s’agit d’un média d’expression. Et, en tant que tel, il est logique qu’il soit utilisé, détourné de son but premier comme l’ont été et le sont encore, dans certains pays, le cinéma, la télévision, la radio ou la presse écrite. Cette utilisation du jeu vidéo à des fins politiques apparaît d’autant plus sournoise que ses codes et ses référents restent méconnus du grand public. Tout le monde sait ce qu’est un jeu vidéo, mais, finalement, très peu de parents savent accompagner leurs enfants dans la découverte de ce média. La récupération n’en est que plus facile.

Les jeux de guerre s’étant développés très tôt, l’incursion du réel dans le virtuel s’opéra rapidement par l’intermédiaire du symbole de l’identité nationale : le drapeau. Il ne s’agit pas ici de jeux à vocation historique, comme certains wargames retraçant l’histoire du colo- nialisme (3), mais plutôt de jeux « orientés » politiquement, dont Conflict Desert Storm (Tempête du désert) demeure le symbole.

Le joueur plonge dans une certaine réalité de la guerre. On n’y choisit pas son camp : on y incarne forcément un soldat américain ou britannique qui a pour mission de libérer l’Irak du joug de son dictateur. La visualisation du jeu nous plonge dans le cœur de l’action, avec une information claire : l’ennemi, c’est le soldat irakien. A sa sortie (le 13 septembre 2002 en Europe), le jeu n’a suscité ni réflexion ni rejet. Il est en vente libre, seulement déconseillé aux moins de 16 ans. Loin de bouleverser les idées reçues, il place le joueur en position de défenseur de l’ordre mondial.

Plus délicate fut la sortie de Return to Castle Wolfenstein (Retour à la forteresse Wolfenstein). Le joueur incarne un soldat américain pendant la seconde guerre mondiale. On y infiltre des châteaux nazis, on y croise des soldats SS et quelques croix gammées peuvent être rencontrées au détour d’un corridor. Nombreux sont ceux qui ont cru à un jeu propageant l’idéologie nationale-socialiste. Une première polémique avait éclaté en 1992, lors de la sortie de Wolfenstein 3D, taxé d’antisémitisme et de philo-nazisme. Le même argument a été mis en avant lors de la sortie de Return to Castle Wolfenstein, en novembre 2001.

Faux débat : qu’il s’agisse de Conflict Desert Storm ou de Return to Castle Wolfenstein, le point de vue est partisan. On y joue un soldat américain. La différence vient essentiellement du traitement. Dans le premier cas, la mort est aseptisée et l’on y incarne le Bien. Dans le second cas, les représentations morbides affluent (on y croise des victimes torturées) et le jeu est bien plus réaliste, bien plus sanglant. En ce sens, Return to Castle Wolfenstein, même s’il mise un peu trop sur ce côté morbide, est bien moins propagandiste que Conflict Desert Storm. La version en ligne de Return to Castle Wolfenstein pourrait même lui conférer une dimension historique remarquable, puisque l’on peut y vivre la réalité du débarquement vue du côté allié ou du côté allemand.

Point d’orgue : un jeu développé par l’armée américaine et distribué gratuitement sur Internet : America’s Army. Sorti le 4 juillet 2002, il fait du joueur un soldat américain. L’armée affiche clairement ses intentions, expliquant que ce jeu a pour vocation d’attirer le plus grand nombre de jeunes vers une carrière militaire. De fait, pour jouer, il faut s’inscrire sur le site de l’armée. Plus d’un million de personnes l’auraient déjà fait, dont environ 600 000 auraient terminé les missions d’entraînement (4).

Un point de vue américain

Présents pour la deuxième année consécutive au Salon du jeu vidéo qui s’est déroulé à Los Angeles (l’E3) du 13 au 16 mai 2003, les développeurs (encadrés par de véritables militaires possédant des armes chargées) ont annoncé les futures évolutions de ce jeu : la mise en place de nouveaux véhicules, de nouvelles missions, ainsi que la présence dans le jeu de personnages civils. Toujours dans le souci de mélanger virtuel et réel, les personnes qui attendaient l’ouverture des portes ont assisté à une simulation d’attaque par la 101e division de l’armée de l’air devant les portes du salon. Ces démonstrations ont continué deux fois par jour pendant toute la durée de l’initiative. L’armée américaine ne s’est pas arrêtée là : on pouvait aussi « admirer » devant les portes de La Mecque du jeu vidéo deux nouveaux engins militaires. Une incursion en force qui est tout sauf anodine...

L’armée américaine a débauché les programmeurs les plus doués, acheté des moteurs de jeux performants, recruté et entraîné ses troupes par le biais du jeu vidéo. Or cette incursion politiquement orientée reste peu contestée. Les plus gros développeurs et éditeurs continuent d’oeuvrer dans ce sens : dès le début des opérations militaires en Irak, le 20 mars 2003, Sony s’est empressé de déposer la marque Shock and Awe (Choc et Stupeur) dans le but très probable de développer un jeu vidéo qui en porterait le nom ! Peu après cette annonce, une vague de critiques a poussé Sony à abandonner l’idée de déposer la marque. Mais rien n’empêchera le constructeur, leader sur le marché du jeu vidéo, de développer un jeu sur le thème de la guerre en Irak. SCI, le développeur de Conflict Desert Storm, a déjà annoncé qu’une suite était en cours. Le jeu Back to Bagdad (Retour à Bagdad) replongera le joueur dans le conflit de 1991, toujours avec un point de vue unique : celui des Américains.

La soumission de l’industrie du jeu est évidente, malgré quelques productions subversives et donc jugées violentes et dangereuses pour la jeunesse. Ainsi les jeux GTA 3 et GTA Vice City (qui figurent parmi les meilleures ventes dans le monde) ont subi nombre de critiques directes de la part des médias et des gouvernements. L’Etat de Washington a, par exemple, adopté une loi punissant d’une amende de 500 dollars tout marchand qui vendrait à un mineur un jeu vidéo où l’on peut frapper un officier de police. Se glisser dans la peau d’un soldat est accepté, voire encouragé ; endosser le rôle d’un gangster travaillant pour la mafia l’est beaucoup moins.

Tous les jeux quelque peu dérangeants subissent un véritable tir de barrage. Ainsi Burnout, où le joueur pilote un bolide et doit se faufiler à toute vitesse dans des circuits urbains, inciterait les automobilistes à faire de même dans la vie réelle (5) ! State of Emergency (Etat d’urgence) est accusé d’inciter les joueurs à l’émeute. En revanche, on n’attaque pas les jeux de guerre propagandistes, même ceux qui choisissent de travestir l’Histoire, comme Iron Storm (Tempête de fer), qui place le joueur au début de la guerre de 1914-1918 et qui, d’une pirouette scénaristique, raconte que cette guerre aurait duré jusqu’aux années 1960.

Le jeu vidéo est un média qui a plus de trente ans, mais la moyenne d’âge des joueurs se situe autour de vingt ans. Techniquement, on peut désormais y raconter des histoires plus complexes qu’un éternel affrontement entre le bien et le mal. Aux artistes de s’imposer pour offrir des informations et des émotions diverses : c’est par eux que doit évoluer ce média, comme hier la littérature et le cinéma. Mais, pour cela, il faut que les intellectuels cessent de bouder les jeux vidéo et de les considérer comme un objet infantilisant. Ne pas réagir à l’actuelle dérive, c’est accepter qu’à terme le jeu vidéo devienne arme de propagande silencieuse, diffusée à des millions d’exemplaires.

D’une guerre du Golfe à l’autre, l’analogie entre le jeu vidéo et les opérations militaires est utilisée pour «  déréaliser » la violence du conflit. Au-delà, la vidéo ludique est devenue un véritable instrument de propagande politique. Les jeux se multiplient, qui mettent avantageusement en scène un soldat américain auquel le joueur doit s’identifier. Les fabricants comme les responsables politiques sous-estiment cet endoctrinement rampant.

Stéphane Pilet.
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(1) Lire notamment Ingrid Carlander, « La drogue des jeux vidéo », et Frédéric Vasseur, « Un marché de 100 milliards de dollars », Monde diplomatique , novembre 1993.

(2) Libération, 28 mars 2003.

(3) Sorti en 1987, Colonial Conquest (Conquête coloniale) est un wargame dont le principe s’apparente au jeu de société Risk et dont la représentation des forces militaires était relativement fidèle à ce qui s’est historiquement passé.

(4) L`US Army recrute par les jeux vidéo

(5) Reportage sur M6, 19 novembre 2002.



 


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