1 LFN72021 Notre Dame des Anges BEYROUTH Maurice ZUNDEL AMZ @ 2003 retour index conférences Samedi 26 Février 1972, le soir, à son arrivée du Vatican. Veille du 2 Dimanche de Carême L'HOMME EXISTE-T-IL ? 27 Février 1972 2ème Dimanche de Carême LA GRANDEUR DE DIEU EST DANS SA DÉSAPPROPRIATION ABSOLUE 12 Mars 1972 4ème Dimanche de Carême LA CRISE DE L'EGLISE Jeudi Saint - 30 Mars 1972 LE LAVEMENT DES PIEDS, REVELATION DE L'AMOUR INFINI DE DIEU Vendredi Saint - 31 Mars 1972 JESUS S'EST FAIT PECHE POUR NOUS Pâques - 2 Avril 1972 LE MYSTERE PASCAL : L'AMOUR EST PLUS FORT QUE LA MORT Lundi de Pâques - 3 Avr.72 LES PELERINS D'EMMAUS Samedi 26 Février 1972, le soir, à son arrivée du Vatican. Accueil de Monsieur KEKATI Le Père Zundel arrive en droite ligne du Vatican. Durant six jours, il a prêché la retraite aux Cardinaux, en présence du Pape. C'est dire que, pour le faubourg, cette assemblée qui n'a rien de cardinaliste, qui n'a rien du Saint Siège mais qui représente, je dirais, une sorte de catholicisme des tendances au Liban, eh bien, pour nous, c'est un honneur, et un plaisir, et c'est avec curiosité, je dirai avec beaucoup de révérence, que nous allons écouter le conférencier de ce soir, le Père Zundel, que beaucoup parmi vous ont déjà connu il y a quelques années. C'est dans "Historia", il y a quelques jours, que Jean Guitton, le grand écrivain catholique, rapportant certains des mots que lui avait dit le Saint Père Paul VI, rapporte que le Pape lui avait dit: "J'ai connu un Père Zundel en 1926. Qu'est-il devenu?". Il devait le retrouver il n'y a pas longtemps au Vatican prêchant à la chaire de la Chapelle Sainte Mathilde. Vous m'entendez?... Les voies du Ciel sont impénétrables! Le sujet de ce soir est: "L'homme existe-t-il?" Nous laissons au Père Zundel le soin de répondre à la question qu'il a posée hier. 2 "L'homme existe-t-il?" Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, Je remercie Monsieur Kekati des paroles extrêmement aimables et amicales qu'il vient de prononcer et j'entre dans mon sujet. Flaubert, vous le savez, qui a consacré toute sa vie , et de plus en plus profondément, à la beauté qui était pour lui la religion la plus profonde, Flaubert reçut un jour une lettre de Baudelaire qui lui demandait d'appuyer sa candidature à l'Académie Française. Flaubert, scandalisé qu'un poète veuille porter un habit vert, une épée au côté et un chapeau à plume et qu'il ne se contente pas de la poésie, écrivit ces mots extraordinaires de simplicité et de profondeur: "Pourquoi vouloir être quelque chose quand on peut être quelqu'un?" Pourquoi vouloir être quelque chose quand on peut être quelqu'un... Flaubert posait ainsi admirablement le problème que nous sommes, car nous sommes d'abord quelque chose et toute la question est de savoir si nous pouvons devenir quelqu'un. Nous sommes d'abord quelque chose, un objet de l'univers, un résultat de l'évolution. Si un enfant prend conscience de son existence, si il se pose cette question: "Pourquoi est-ce que j'existe?" ou plutôt s'il constate avec émerveillement qu'il existe, il peut se dire aussitôt: "Mais je n'y suis pour rien!" Et nous en sommes tous là: nous n'avons pas choisi d'exister. Nous n'avons pas choisi davantage notre hérédité. Nous avons, comme tous les vivants, été prédéterminés par ce message génétique que contient l'acide des oxydes ribonucléiques. Nous avons été préfabriqués: nous n'avons pas choisi nos ancêtres, nous n'avons pas choisi notre époque, nous n'avons pas choisi notre sexe et tous les déterminismes physiologiques et psychologiques qu'ils nous imposent, nous n'avons pas choisi notre milieu, nous n'avons pas choisi nos parents, nous n'avons pas choisi notre langue ni la couleur de notre peau, nous n'avons pas choisi le type de culture qui nous a été communiquée, nous n'avons même pas choisi notre religion puisque, pour l'immense majorité d'entre nous, elle nous a été imposée. Et voilà! Nous sommes là, nous existons, pourtant en nous un des déterminismes d'ailleurs les plus profonds et les plus durables, qui est notre histoire infantile. Car, non seulement nous portons en nous tout le passé de l'univers, toute l'évolution des vivants, toute notre hérédité immédiate, toutes les influences de notre milieu, mais nous en restons marqués à jamais. Cette histoire infantile est au fond de nous-mêmes, comme la psychanalyse nous l'a si justement révélé. 3 Et ce n'est pas tout car, non seulement nous existons sans l'avoir choisi, mais nous continuons d'exister sans savoir comment. Les soixante millions de millions de cellules qui nous constituent, les quatorze milliards de neurones qui forment notre cerveau, toutes ces activités qui soutiennent notre existence s'accomplissent en nous sans nous. Nous pourrions dans un instant être frappés de mort sans savoir pourquoi et nous vivons sans savoir comment! Toute l'immense usine physico-chimique qui conditionne notre survivance, avec les milliards de connexions qu'elle suppose, avec toutes les immunisations, toutes les compensations et tous les emprunts aussi, parce qu'enfin nous ne vivons qu'en empruntant: nous vivons en nous nourrissant, en respirant, en bénéficiant du rayonnement solaire. Et tout cela qui nous conditionne s'accomplit en nous, sans nous. Il y a des prodiges d'équilibre, des prodiges d'assimilation et de choix physico-chimiques dont nous ne connaissons pas le secret. Et quand même nous le connaîtrions, il nous serait presqu'impossible d'intervenir dans cette microbiologie qui est tellement subtile qu'on peut à peine concevoir que l'homme modifie le message génétique. Nous survivons donc. Autrement dit, nous continuons de vivre sans savoir comment, ni pourquoi, tellement que nous pouvons constater de la manière la plus évidente que nous sommes préfabriqués, que lorsque nous disons "je" et "moi" comme tout le monde, ce "je" et "moi" est anonyme: il n'a rien de personnel puisque nous n'avons rien créé en nous et que tout le monde dit "je" et "moi" depuis l'enfance, depuis qu'il sait parler. Tout le monde dit "je" et "moi" sans d'ailleurs fonder ce "je" et "moi" sur aucune initiative créatrice. Si d'ailleurs nous écoutons la pensée d'un Sartre, de l'existentialisme athée, nous entendons Sartre dans "L'Etre et le Néant" nous montrer l'impossibilité pour le pour-soi de rejoindre l'en-soi, tellement que finalement toute l'histoire de l'homme aboutit au néant et que l'homme est une passion inutile. La cybernétique, chez certains de ses représentants, assimile totalement notre cerveau et notre pensée à une machine électronique, à un ordinateur. Et encore est-il qualifié - j'entends notre cerveau - d'ordinateur médiocre par rapport à la perfection des machines qui, dit-on, poseront des problèmes que l'homme ne pourra jamais comprendre et donc sera totalement incapable de résoudre. Il y a le structuralisme qui réduit de plus en plus la part du sujet. Le langage, finalement, est un organisme, ou plutôt une structure autonome. Ce n'est pas l'homme qui parle, ce sont en lui des structures. L'individu n'est que le lieu de la parole. 4 C'est ce que suggère ou affirme Lévi-Strauss ou Michel Foucault qui se réjouit de voir bientôt la fin de l'homme car, s'il n'y a plus de sujet, comme nous nous en convainquons de plus en plus car l'analyse du langage, selon Michel Foucault, s'il n'y a plus de sujet, il n'y aura bientôt plus d'homme. Il ne sera plus question de ce parasite qui a fait de lui stupidement le centre du monde. Je n'ai pas besoin de souligner tout ce que la psychanalyse, justement en nous faisant prendre conscience, si l'on peut dire, de notre inconscient, tout ce qu'elle apporte de confirmation à ce fait que l'homme est quelque chose, qu'il est d'abord un résultat, qu'il est préfabriqué, qu'il n'y a rien en lui qui soit de lui et que son "je" et "moi" est totalement anonyme. Il n'y a d'ailleurs qu'à voir le comportement de l'homme: ce siècle admirable dans toutes ses découvertes techniques, ce siècle qui peut se promettre la conquête du monde matériel, sans aucune limite, est aussi le siècle des guerres ininterrompues, le siècle de la torture, le siècle du lavage de cerveau. Un savant américain, tout récemment, a affirmé que le stock des bombes atomiques en réserve aujourd'hui suffirait cinquante mille fois à détruire l'humanité. Ce comportement non humain de l'homme montre assez à quel point il est une chose, à quel point il obéit à des options passionnelles qui relèvent des vagues de l'inconscient. Il suffit d'être attentif d'ailleurs, dans toute conversation qui devient passionnée, dans toute conversation où l'amour-propre individuel ou collectif est concerné, dans toute conversation, nous saisissons ces options passionnelles qui gouvernent des jugements qui ne s'accomplissent pas dans la lumière d'une vérité à laquelle on se consacrerait, mais qui sont simplement l'affirmation des déterminismes du groupe ou de l'individu qui s'exprime, si bien que, finalement, comme dans "Le Malentendu" de Camus, nous sommes dans un monde où il n'y a personne, où derrière le visage humain, nous rencontrons 99% des déterminismes, c'est-à-dire, encore une fois, du préfabriqué. Le mot donc de Flaubert est mille fois justifié: Pourquoi vouloir être quelque chose? Nous sommes quelque chose et nous le sommes passionnément, nous le sommes en voulant l'être, en nous rivant à nos déterminismes, en les défendant avec le bec et les ongle comme si c'était nous, parce que, justement, nous avons l'habitude depuis notre enfance de nous identifier avec ce "je" et "moi" préfabriqué qui est, encore une fois, un moi anonyme. 5 Toute la question, à ce tournant, est donc de savoir si l'homme peut exister. Qu'il n'existe pas au départ, c'est évident, j'entends qu'il n'existe pas comme l'homme. Il existe comme un vivant, comme un chacal, comme une punaise, comme un lion, comme un éléphant. Il n'existe pas d'une manière différentielle. Il n'existe pas comme une dignité, comme une personnalité, comme une liberté, comme un bien universel. La question donc est: "To be or not to be". Est-ce que l'homme peut exister? Y a-t-il dans le projet de notre être une signification autre que dans l'existence de tous les autres vivants? Il semble, en tous cas, que pour nous, il y ait une vocation du fait même que nous pouvons nous poser ce problème. Si je peux constater que je suis préfabriqué, c'est que déjà j'ai pris un certain recul vis-à-vis de moi-même et, si le problème se pose, c'est qu'il y a un trou dans mes déterminismes, c'est que j'ai une initiative à exercer. Si tout se passait pour moi sous le plafond des instincts, je n'aurais pas de problème, je ne serais pas un problème car mes instincts, comme chez les animaux, boucleraient la boucle: mes instincts me contiendraient tout entier et c'est en toute innocence que je m'abandonnerais à eux, n'ayant pas d'autre possibilité. Pour nous, le fait que le problème se pose, c'est l'indice sans doute d'une vocation, d'une possibilité, d'une ouverture, enfin d'une initiative à exercer. Je vais, dans un exemple, illustrer cette possibilité en montrant comment peut s'accomplir en effet le passage de quelque chose à quelqu'un. Il s'agit d'un Russe qui s'appelle Koriakov qui a écrit un livre dont le titre est: "Je me suis mis hors la loi." Koriakov est né sous le Régime Soviétique. Il l'a admis de bout en bout. Il ne l'a jamais mis en question jusqu'au moment où il a été mobilisé comme tout le monde lors de l'agression allemande. De journaliste qu'il est, il passe donc sur le front. Il entre d'ailleurs admirablement dans le jeu puisqu'il gagne sur le champ de bataille ses galons de capitaine. Au cours d'une permission, il rencontre à Moscou un vieil ami de sa famille qui appartient à l'ancienne génération. Cet ami lui fait cadeau du Nouveau Testament. Koriakov le lit comme une chose toute neuve, avec un regard tout neuf. Il est bouleversé. Il est convaincu. Il fait la rencontre du Christ et toute sa vie en est transformée et il décide, en effet, de mettre sa conduite en accord avec cette rencontre pour lui unique. De retour au front, comme il en a l'obligation, il décide non seulement de conformer sa conduite à sa découverte, mais d'utiliser le petit pouvoir que lui donne son grade de capitaine pour protéger les civils et, en particulier, pour protéger l'honneur des femmes. 6 L'armée russe avance à pas de géants de la Russie en Pologne, de la Pologne en Allemagne où la formation à laquelle appartient Koriakov parvient dans les derniers jours de la Grande Guerre, la seconde guerre mondiale. Les allemands, bien que certains de la défaite, se battent furieusement et le sort des armes demeure incertain dans le secteur occupé par la compagnie de Koriakov: tantôt les Allemands l'emportent, tantôt les Russes. Un matin où les Russes avaient l'avantage, Koriakov sauve deux femmes allemandes qui allaient être outragées. Au cours de la même journée, Koriakov est fait prisonnier. Il est reçu dans le camp allemand par un capitaine, flanqué d'un colonel. Le capitaine allemand recevant Koriakov lui administre un soufflet gigantesque qui fait tomber ses lunettes en disant: "Vous êtes une de ces brutes soviétiques qui outragez les femmes allemandes." Au même moment apparaît une fermière qui, désignant Koriakov, déclare: "C'est cet homme-là qui ce matin a sauvé mes deux filles." Le démenti était donc flagrant; et presqu'instantanés le démenti et l'accusation qui venait d'être portés contre lui. Alors le Colonel Allemand qui, jusqu'ici n'avait pas bougé se baisse, ramasse les lunettes de Koriakov et les lui rend respectueusement. Voilà un geste créateur, un geste qui me paraît infini, un geste où il me semble assister à la naissance de l'homme. Enfin... trente secondes auparavant, jamais ce colonel allemand n'aurait imaginé que lui, allemand, devant un russe qui était pour lui un sous-produit d'humanité, que lui, colonel, devant un capitaine, que lui, vainqueur, devant un vaincu, jamais il n'aurait pu imaginer qu'il serait capable d'un tel geste. S'il l'a fait, c'est qu'il s'est totalement perdu de vue, c'est qu'en un instant les murs de séparations se sont écroulés, c'est que, devant la déposition de la fermière, il a pris conscience qu'il avait en face de lui non plus un russe, un capitaine et un vaincu, mais un homme, un homme dont la dignité était égale à la sienne, un homme avec la dignité duquel il se sentait solidaire, un homme qui portait la même valeur en lui que lui-même et avec cette valeur, le colonel allemand se sentait identifié, il sentait qu'il en avait la charge en l'autre, dans ce russe devenu son prisonnier, il en avait la charge en l'autre comme en lui. Alors son moi collectif et individuel avait cessé d'être une préfabrication. Il avait cessé d'être un faisceau de déterminismes, une option passionnelle. Il avait changé de moi. Il était né un moi tout neuf qui était altruisme, qui était élan vers l'autre, qui était identification avec cette valeur, la même en l'autre qu'en soi, la même qu'en tous, cette valeur qui, précisément, est le fondement de notre dignité. 7 Cette exemple signifie qu'il y a donc une possibilité pour l'homme de se faire homme. Car tout le problème est là: se faire homme. Il y a une possibilité pour l'homme de se faire homme. Mais il a à se faire homme. Il ne l'est pas au départ, il s'en faut de beaucoup et nous ne pouvons pas nous flatter de l'être parce que, dès que nous perdons conscience de la valeur universelle, qui est en nous et en chacun et en tout être, nous retombons inévitablement dans ce moi préfabriqué, possessif et passionnel et nous cessons, pour autant, d'être homme. Il y a donc une vocation. Il y a un appel à nous faire homme. Il y a dans l'exemple que je viens de dire, il y a l'illustration de ce passage de quelque chose à quelqu'un. Car être quelqu'un, c'est être source, c'est être origine de soi, c'est ne plus subir, c'est devenir un espace illimité où tout l'univers peut se sentir accueilli, c'est devenir pour les autres un ferment de libération. Un Brahmane - c'est un autre exemple qui a la même valeur - un Brahmane assassiné, au moment d'expirer, dit à son assassin: "Toi aussi, tu es cela. Toi aussi, tu es Brama. Toi aussi, tu es l'infini. Toi aussi, tu es capable de grandeur illimitée." C'était la plus belle réponse d'une liberté totalement accomplie à une passion qui dominait totalement l'assassin. C'était la plus belle réponse: l'avenir est ouvert, tu peux encore devenir un homme. Quand notre être véritable est en avant de nous, tout ce qui est derrière nous, toute l'évolution de la terre dont nous portons en nous le souvenir, dont nous sentons en nous les pulsions océaniques, tout cela, toutes ces forces admirables qui constituent pour nous la source de toutes nos énergies psychiques, tout cela n'a de signification que si, en avant de nous, nous reprenons toute cette création pour la faire passer du déterminisme à la liberté, en entendant par liberté libération, libération de nous-mêmes, passage du moi possessif au moi oblatif. C'est ce que Flaubert avait admirablement compris: pourquoi vouloir être quelque chose quand on peut être quelqu'un et c'est pourquoi il refusait de se dire, il refusait de s'écrire: "Qui est le Sieur Flaubert" disait-il "ça n'intéresse personne." Ce que l'artiste veut écrire, c'est un hymne à la beauté et il attendait des jours et des jours devant une page blanche, il attendait que vienne l'inspiration, il attendait que se produise la Présence, ne voulant pas "s'écrire" parce qu'il savait - selon l'humour admirable de Rimbaud - que "Je est un autre." Je est un autre... Je est un autre... 8 DISCUSSION X Le Père Zundel vient de nous être très présent. Mais il nous semble qu'il y a en lui en élément - avec tout le respect que je lui dois - qui est absent ou que vous avez inclus dans ce que vous appelez l'élément passionnel et que moi j'appellerai l'amour, cet amour du prochain, cet amour de l'autre qui, malgré la structure disons physico-chimique de l'homme, de sa structure même psychique, joue un rôle dans son comportement. L'homme est quelque chose, il voulait être quelqu'un, comme disait Flaubert à notre ami Baudelaire, mais je pense que l'homme est déjà quelqu'un par le fait qu'il a un coeur qui bat et qu'il n'est pas simplement une mécanique, mais qu'il est un révélateur de sentiments du fait qu'il a une âme. Et cet amour est un moteur susceptible de provoquer aussi bien des catastrophes que de grands bonheurs. Pour moi, cet amour est quelque chose d'essentiel dans l'homme. Vous avez évoqué le souvenir de Monsieur Koriakov. Vous ne nous avez pas dit, mon Père, si Koriakov était marié et s'il avait de la famille car je pense que, si le Koriakov en question était un célibataire endurci et plein de ce matérialisme athée du marxisme, embrigadé jusqu'à la moelle des os par le communisme, aurait-il eu à l'égard de ces filles de ferme allemandes cette réaction qui l'a amené à les sauver des derniers ou avant-derniers, peu importe, outrages que les soldats de l'Armée Rouge auraient pu leur faire subir. J'en reviens au point que je veux évoquer: Est-ce que vous éliminez dans votre analyse très profonde de l'homme, qui était quelque chose et qui devient quelqu'un, ou plutôt, pour prendre le mot de Flaubert "être quelqu'un et devenir quelque chose malgré vous il y a un phénomène, il y a quelque chose, c'est ce que j'appelle l'amour qui procède non pas des quatorze milliards de neurones que possède notre cerveau et de ces millions et de ces milliards de cellules que contient notre corps, il y a quelque chose d'impalpable qui s'appelle l'amour, que ce soit dans la religion chrétienne, que ce soit dans la religion musulmane ou toute autre religion. Vous avez rapporté un mot de ce brahmane assassiné. Je crois plutôt que, dans cet homme tombé sous le coup de son assassin, il y avait quelque chose de beaucoup plus fort, qui s'appelait l'amour. Et ça, vous ne l'avez pas défini, mon Père. MZ Eh bien, je vais vous raconter l'histoire que j'ai raconté hier à Notre Dame des Anges. J'ai rencontré une femme qui avait la soixantaine ou davantage, une femme qui était paralysée depuis 39 ans et aveugle depuis 30 ans. Et cette femme ne se plaignait jamais et elle dépendait totalement des autres étant incapable d'aucun mouvement. Elle était sereine et elle répandait autour d'elle la paix. Alors un jour j'ai essayé de surprendre le secret de cette patience miraculeuse et elle m'a raconté sa propre histoire. 9 Elle avait 18 ans ou quelque chose d'approchant lorsqu'elle fut saisie de cette atteinte de poliomyélite qu'à l'époque on n'identifiait pas encore. Enfin le résultat était là: elle était devenue un bloc inerte et elle était aimée d'un jeune homme qui ne l'abandonna pas. Pendant neuf ans, il se fit son chevalier servant, achetant une voiture pour la faire sortir, lui rendant enfin tous les services qu'il était capable de lui rendre et finalement, au bout de neuf ans, elle devint aveugle. Alors, il l'épouse. Il épousa quoi? Il épousa qui? Il épousa justement une âme. Il découvrit cette personnalité. Il découvrit cet infini à l'intérieur de cette femme et il le lui fit découvrir à elle-même, et elle comprit qui elle pouvait être à travers cet immense amour qui avait été jusqu'à la racine de son être et, bien qu'il dût mourir avant elle, et bien avant elle, toute sa vie fut donc illuminée par cet immense amour qui avait une dimension proprement infinie, qui en effet avait découvert en elle cet infini, qui est le motif même de l'amour que nous pouvons vouer aux autres. Car nous ne pouvons pas aimer les autres pour leurs tripes et leurs boyaux. Nous ne pouvons pas les aimer pour leurs nerfs et pour leurs glandes. Nous les aimons pour cet "x" qui est justement l'infini que chacun porte en soi, pour cette valeur illimitée que Koriakov a fait découvrir au Colonel Allemand. Donc l'amour est une des dimensions essentielles de la vie. Mais il a toujours pour fondement cet infini qui est dans l'homme et il ne peut durer que si, chaque jour qui est une nouveauté, que si chaque jour chacun offre à l'autre quelque chose de neuf à découvrir de plus beau le lendemain que la veille. C'est à cette condition qu'il peut durer, qu'il peut être éternel, qu'il peut défier la mort. C'est à cette condition qu'il est indissoluble. Pourquoi s'attacher à un être fini? Pour sa finitude? C'est impossible puisqu'il en est des milliards d'autres qui vaudraient un attachement ainsi fondé. Si l'amour doit durer, il faut qu'il rencontre l'infini et nous revenons donc finalement à cette origine. L'amour lui-même est un des chemins indispensables pour se faire origine. Mais justement, il ne peut se faire origine qu'en découvrant l'infini et en passant - par excellence - du moi possessif au moi oblatif. Si l'amour ne passe pas du moi possessif au moi oblatif, Dieu sait la source des catastrophes dont il est l'origine. Il devient une prison intolérable dont on cherche constamment à s'évader. Il me semble que c'est rendre justice à l'amour précisément que d'y voir une postulation de l'infini et un moyen de le joindre en passant soi-même du moi possessif au moi oblatif et en offrant à l'autre un espace infini où il se sent à jamais accueilli. 10 Dans votre introduction, mon Révérend Père, au début de votre exposé vous nous avez montré l'irresponsabilité que nous reprochons à la masse de toutes nos connaissances. C'est sans le vouloir que nous sommes nés, sans le vouloir que nous avons été classés dans telle catégorie de citoyens, que nous avons adopté telle religion, c'est même sans le vouloir que nous avons reçu votre instruction, cette instruction qui suppose beaucoup de docilité. Vous avez eu l'air de dire que le moment où nous commençons à exister, à être des existants, c'est le moment d'une certaine prise de conscience qui ressemble à une révolte. Cette révolte, est-ce celle des saints, celle de ceux qui veulent s'élever au-dessus du plus grand nombre? Je pense que chacun peut reprendre à son compte le mot de Flaubert: Nous sommes "quelqu'un", même si nous sommes humbles et que nous n'avons pas cette prise de conscience. Car le Christ a dit: "Paix aux hommes de bonne volonté!" et la bonne volonté ne demande pas un grand standard d'intelligence. Elle suppose précisément ce conformisme où justement dans le magma des débuts de notre vie que nous avons été subis, nous avons été agis plutôt que nous n'avons nous-mêmes agi. Je pense que vous avez voulu plutôt définir le saint, définir l'homme exceptionnel. En d'autres termes, ce serait désespérant que d'exiger de chacun de nous, même avec un minimum de culture, une si grande exigence spirituelle. Paul Valéry a dit: "Trouver n'est rien. Il faut s'ajouter ce que l'on trouve." Justement vous avez voulu nous donner l'exacte vérité de ce qui s'ajoute, de ce qui se trouve ou de ce que l'humanité a trouvé. Et il n'est pas donné à tout le monde, naturellement, de s'ajouter ce que l'on trouve. Il n'est pas donné à tout le monde d'être des inventeurs et des informateurs de soi-même. Naturellement cette vérité qui reste en route, qui reste en chemin, il faudrait que des auditeurs se demandent s'ils n'ont pas quelque chose à se reprocher à son sujet. Et je voudrais que vous nous donniez tous les arguments et que vous fassiez cesser cette inquiétude qui peut résulter de l'interprétation de certains de vos propos. 11 Notre Dame des Anges BEYROUTH 27 Février 1972 2 Dimanche de Carême Maurice ZUNDEL LA GRANDEUR DE DIEU EST DANS SA DÉSAPPROPRIATION ABSOLUE 2.1 Une petite fille qui avait entendu parler de la Grandeur de Dieu, de Sa Toute-Puissance et de Son Bonheur invulnérable, pensant qu'Il pouvait faire tout ce qu'Il voulait et que rien ne pouvait jamais L'atteindre, cette petite fille se disait: "Mais ce n'est pas juste que ce soit toujours le même qui dispose de tels privilèges. Il faut que ce soit chacun son tour!" Et cette petite fille, ingénument, attendait son tour d'être Dieu. Cette réflexion d'un enfant est extrêmement éclairante: elle rejoint au fond à sa manière la réflexion de Nietzsche: "S'il y avait des Dieux, comment supporterais-je de n'être pas Dieu?" En effet, si Dieu apparaît comme une toute-puissance éternelle qui nous surplombe, qui nous domine, qui nous écrase, qui nous menace, qui nous limite, pourquoi Dieu est-il Dieu plutôt que moi-même? Pourquoi suis-je dans cette condition de créature et de dépendance qui m'unit et me limite? Pourquoi suis-je doué d'intelligence seulement pour reconnaître la souveraineté d'un Dieu qui est Dieu sans l'avoir aucunement mérité? Il y a au fond de la révolte humaine contre Dieu, il y a justement cette impossibilité d'accepter une grandeur éternelle qui n'est aucunement méritée et il y a, d'autre part, comme je le disais hier, une volonté farouche d'affirmer la grandeur de l'homme. Comment concilier cette grandeur de l'homme avec cette super grandeur dont nous dépendons et qui peut nous écraser? Et c'est là - nous l'avons entrevu déjà - toute la nouveauté de l'Evangile de nous délivrer de ce Dieu, de nous révéler de Dieu un visage inconnu et merveilleux, qui est en même temps la révélation de notre propre grandeur et de notre propre misère. 12 2.2 En effet, le joyau de l'Evangile, la source et l'origine de tout, la Bonne Nouvelle par excellence, ce qui fonde la Nouvelle Alliance, ce qui nous délivre de la Loi, ce qui nous arrache à toute servitude, c'est la confidence que Jésus nous fait, parce qu'Il la vit, la confidence qu'Il nous fait de la Trinité Divine. Rien n'est plus bouleversant, rien n'est plus magnifique, rien n'est plus libérateur que cette révélation de la Trinité Divine qui, le plus brièvement possible, revient à nous dire que Dieu n'a prise sur Son Etre qu'en Le communiquant, que Dieu n'est pas un capitalisme infini, que Dieu n'est pas un propriétaire à une échelle incommensurable, que Dieu est Celui qui donne tout parce qu'Il se donne éternellement, parce que Sa Vie intime est une absolue et éternelle communion d'amour, parce que, loin de Se regarder Lui-même et de Se repaître de Lui-même et de s'admirer et de se louer, toute Sa Vie n'est qu'un regard vers l'Autre, ce regard qui est le Père qui n'est justement qu'une relation vivante au Fils, un élan éternel vers Lui, ce regard en retour qui est le Fils dans un don éternel au Père, et cette respiration d'amour qui répond à l'amour du Père et du Fils et qui est le Saint Esprit. Rien ne peut nous éclairer davantage, nous émouvoir plus profondément que cette révélation de la Pauvreté Infinie qui est Dieu. Justement, Dieu est Dieu non pas comme une puissance repliée sur elle-même, qui jouit d'elle-même, qui crée partout des dépendances et des servitudes. Dieu est Dieu parce qu'Il n'a rien, parce qu'Il donne tout. Dieu est Dieu parce qu'Il ne se possède pas Lui-même, parce qu'Il n'a pas de contact avec soi à travers ce regard vers l'Autre, parce qu'Il est tout Amour, parce qu'Il est infinie et absolue charité. C'est pourquoi Il est saint. Il est saint d'une sainteté incomparable parce qu'il n'y a de sainteté que dans le dépouillement, dans la transparence et dans la virginité de l'amour. Et cette confidence merveilleuse, que Saint François a méditée si profondément, dont il a vécu dans la jubilation et l'émerveillement, lui qui a chanté la pauvreté, la pauvreté infinie, la Pauvreté qui est Dieu, la Pauvreté selon l'Esprit, la pauvreté qui n'est que l'autre aspect de l'Amour. Cette pauvreté, c'est justement la révélation de notre grandeur. Ce Nietzsche qui revendique la grandeur humaine, cette petite fille qui attend son tour d'être Dieu et nous-mêmes qui voulons que notre vie ait un sens, nous-mêmes qui n'acceptons pas que l'on viole notre conscience, nous-mêmes qui revendiquons l'autonomie de notre esprit, nous-mêmes qui opposons notre inviolabilité aux incursions des autres, nous ne savons pas où situer cette grandeur. 13 2.3 Nous avons de la grandeur, comme l'avait Pharaon, une vision pyramidale: le pharaon tout en haut, tout en haut..., et puis en bas une poussière, le peuple écrasé par lui et prosterné devant lui. La grandeur pour nous, c'est de regarder spontanément de haut en bas; la grandeur, c'est de dominer, c'est de surplomber; la grandeur, c'est d'avoir une cour qui nous admire et qui nous donne raison. Et voilà que, tout à coup Jésus, en nous révélant la Trinité, nous révèle une grandeur qui est la grandeur du don: le plus grand, c'est celui qui se donne le plus généreusement et le plus totalement, parce que la grandeur de l'esprit, c'est l'amour, parce que la grandeur, ce n'est pas de se replier sur soi pour se repaître de soi mais c'est regarder vers l'autre pour se donner à l'autre, parce que la grandeur, c'est de ne pas être infatué de soi-même mais d'être transparent à la lumière, en un mot d'être libre, libre de soi-même. C'est cela que Jésus nous apprend. C'est cela qu'Il nous révèle. Il nous introduit dans une liberté authentique parce qu'Il nous révèle un Dieu qui est libre de Soi, qui ne colle pas à Soi, qui n'adhère pas à Soi, qui n'est que ce dépouillement infini, qui n'est que cette puissance de se vider de soi-même pour se donner tout entier à l'autre selon l'intuition admirable de Rimbaud qui écrivait dans sa "Lettre à un voyant": "Je est un autre"..., "Je est un autre..." La situation est telle en effet que nous ne saurions pas réaliser notre propre grandeur si nous n'avions pas en Jésus la révélation de cette grandeur divine, de cette grandeur d'amour, de cette grandeur virginale où la lumière circule sans jamais rencontrer d'obstacle parce qu'il n'y a en Dieu nulle possession et nulle adhérence à Soi. L'homme se déchire en voulant être grand. Il se déchire parce qu'il veut se grandir. Il écrase les autres qui visent de leur côté, pour se défendre, à l'écraser à leur tour et, dans ce refus universel de se donner, la guerre est permanente. Et voilà que Jésus nous délivre de ce cauchemar d'un Dieu solitaire, qui se regarde, qui s'admire, qui s'enivre de Lui-même, pour nous introduire dans l'intimité d'un Dieu qui ne se regarde jamais, parce que Son Regard est toujours, éternellement et infiniment, une relation à l'Autre: du Père au Fils, du Fils au Père dans l'embrassement du Saint Esprit. Tout est changé précisément dans cette immense lumière, tout est changé: tous nos problèmes s'éclairent, toutes nos ambitions se purifient et peuvent enfin s'accomplir puisque notre grandeur, celle à laquelle Jésus nous appelle, c'est la grandeur même de Dieu qui est une grandeur de dépouillement, de don et d'amour. 14 2.4 Si Dieu est cela, si Dieu est cette communion d'amour, si Dieu est ce dépouillement infini, diaphane et translucide, la Création ne peut signifier alors qu'une communication de cette liberté infinie. Ce que Dieu veut, c'est justement cela, non pas créer une création, si l'on peut dire, non pas créer un monde assujetti à une volonté arbitraire, mais communiquer cette liberté infinie, communiquer ce pouvoir de se donner tout entier, susciter des êtres semblables à Lui, qui ne subissent pas leur vie mais qui la donnent. La liberté apparaît ainsi, comme elle est en Dieu, la clé même de son mystère. Elle apparaît comme la vocation essentielle de l'univers. Toute créature est appelée à se donner et les créatures intelligentes ont à communiquer précisément à tout l'univers ce mouvement de retour vers l'Eternel Amour, en se libérant d'abord d'elles-mêmes. L'homme et l'ange, enfin toute créature intelligente, ici ou dans d'autres planètes, toute créature intelligente a cette mission magnifique de libérer la Création, de faire qu'aucune créature ne soit esclave, ne se subisse elle-même, mais qu'elle devienne, comme le voulait Saint François, une note d'amour dans le Cantique du Soleil. Si le sens de la Création est cela, on comprend cette parole étrange et magnifique d'un auteur du Moyen Age, peut-être Saint Thomas d'Aquin, disant: "Dieu a fait de chaque créature son Dieu." Voilà qui enflamme notre amour, dit cet auteur: c'est l'humilité de Dieu qui appelle chaque créature son Dieu - il s'agit des anges ou des hommes - et qui passe, comme dans la parabole de l'Evangile, qui passe derrière ses serviteurs vigilants pour les servir. On comprend dès lors que la Création est une histoire à deux. C'est une histoire d'amour que Dieu ne peut pas réaliser tout seul sans contradiction parce que, justement, ce qu'Il veut, c'est une Création libre qui se tienne devant Lui comme Epouse devant l'Epoux. "Je vous ai fiancés, dit Saint Paul, à un Epoux unique pour vous présenter au Christ comme une vierge pure." (2 Cor 11/2) Alors on peut comprendre que Dieu puisse échouer. On comprend puisque la liberté, une liberté divine, est donnée à toute créature. On comprend que la créature puisse se refuser et que Dieu ne puisse rien faire d'autre que de persévérer dans Son Amour jusqu'à la mort de la Croix. Car Dieu ne veut pas une création esclave. Qu'en ferait-Il? Elle serait l'abnégation de ce qu'Il est. Il veut une Création libre, qui réponde à son Amour en fermant l'anneau d'or des fiançailles éternelles. 15 2.5 Dieu nous a introduits dans ce Mystère adorable. Jésus nous a délivrés de ce dieu-propriétaire tel que nous sommes tentés de l'imaginer, de ce dieu-limite, de ce dieu-menace et Il nous introduit dans la candeur de la Lumière Eternelle, dans cette innocence déchirante de Dieu, dans cette Eternelle Enfance qui apparut à Claudel le jour de sa conversion. Ah, si on savait que Dieu est ce Dieu-là! Si on entrait dans ce dépouillement merveilleux, si on reconnaissait cette pauvreté éternelle, si on respirait cette liberté absolue... comme on aimerait, comme on aimerait Dieu, comme on aimerait, comme on aimerait la Création, comme on travaillerait de toutes ses forces à la libérer, à la couronner de grâce, à l'achever dans une offrande d'amour. Mais enfin, pourquoi Jésus nous introduit-Il dans ce mystère essentiel et adorable? Comment le fait-Il? Pourquoi est-ce là le coeur de l'Evangile? C'est parce que c'est le centre même de la Vie de Jésus. C'est parce que Jésus est enraciné dans la Trinité. C'est parce que Jésus porte en Lui ce dépouillement infini, infini, indépassable, car ce qui est communiqué à l'Humanité de Notre Seigneur quand elle éclôt, quand elle est formée dans le sein de la Bienheureuse Vierge Marie, c'est justement cela qui est la personnalité du Verbe, cette personnalité qui n'est qu'une relation subsistante et éternelle au Père, qui n'est qu'un élan vers le Père, qui n'est qu'une preuve infinie d'amour vers le Père. C'est cela qui est communiqué à l'Humanité de Notre Seigneur dès le premier instant de son existence dans le sein de Marie, c'est-à-dire que c'est précisément le dépouillement subsistant de Dieu qui creuse cette Humanité, qui la délivre de ses limites, qui en fait une ouverture infinie sur toute la Création et d'abord sur Dieu dans la subsistance même du Verbe Eternel. L'Humanité du Fils est pris sur la vague qui jette éternellement le Fils dans le sein du Père et c'est pourquoi l'Humanité de Notre Seigneur est l'humanité la plus libre qui fut jamais. C'est pourquoi cette Humanité universelle, ouverte sur tout l'univers, capable de récapituler toute l'Histoire, de rassembler tous les hommes qui furent et seront jamais, de nous rendre tous contemporains, les morts et les vivants parce que Son Humanité qui subsiste, qui a ses racines, qui a son moi, qui a sa polarité unique dans le Verbe de Dieu, parce que Son Humanité, justement, veut être intérieure à chacun de nous. Rien ne limite la relation de Dieu à l'homme. Il n'y a pas de frontières entre Lui et nous. Il peut nous vivre chacun plus intimement qu'une mère peut vivre l'enfant qu'elle porte dans son sein. 16 2.6 En Jésus, la Création atteint sa plénitude et son sommet. En Jésus, la Création atteint sa perfection et fait un nouveau départ parce que, justement, c'est une liberté qu'il est dans la volonté de communiquer à toute créature en faisant de chacune d'elles son Dieu, cette liberté qui est communiquée en personne à l'Humanité Sainte de Notre Seigneur. Il est donc bien vrai que le secret essentiel de l'Evangile, que le Mystère le plus adorable, celui qui nous fait vivre en nous révélant nous-mêmes à nous-mêmes, c'est le Mystère très Saint de la Trinité Eternelle. Voyez cette merveille! Nous peinons, nous nous essoufflons à rejoindre notre moi. Nous nous posons mille fois cette question: "Qui suis-je?" Et il n'y a pas de réponse. Nous butons contre des murs opaques. Nous nous heurtons sans cesse à du préfabriqué. Nous n'arrivons jamais à réaliser notre ambition de grandeur. Et voilà que, tout d'un coup, nous apprenons que "être soi", c'est être une relation à l'autre, qu'il y a un "je" et "tu" sans lequel il n'y a pas de dialogue, sans lequel on périt dans un monologue désertique. Une immense lumière se lève en nous aux approches du Dieu Vivant dans cette confidence merveilleuse que Jésus Christ nous fait de la Vie Divine. Enfin nous pouvons nous joindre nous-mêmes, enfin nous pouvons réaliser tout notre appétit de grandeur, enfin nous pouvons exister dans la joie d'une liberté sans frontière si nous entrons dans le rythme, dans le mouvement, dans le secret de la Trinité bénie où s'accomplit la première béatitude: "Bienheureux les pauvres selon l'esprit." Ah oui, il faut que nous gardions de cette rencontre avec le secret essentiel de Dieu, qui est aussi notre secret le plus profond, que nous gardions cette joie d'une découverte inépuisable, car toutes les portes de la vie s'ouvrent devant nous du fait, précisément, que la grandeur divine nous soit communiquée comme en témoigne Jésus au Lavement des pieds: Le voilà agenouillé devant nous pour nous introduire dans le secret de Dieu et dans le nôtre en nous donnant la preuve, par ce geste bouleversant, en nous donnant la preuve que la suprême grandeur est dans la suprême humilité, que la suprême grandeur est dans cette possibilité de se donner totalement. Car Dieu ne s'abaisse pas en étant à genoux devant nous parce que l'amour, finalement, est toujours agenouillé devant ceux qu'il aime, parce que l'amour veut être un espace infini où la liberté respire. AMZ @ 2003 retour index conférences 17 Notre Dame des Anges BEYROUTH Maurice ZUNDEL 3e dimanche de Carême - 5.III.72 LES DEUX JARDINS: EDEN ET GETHSEMANI 3.1 La Genèse en effet nous introduit dans le Jardin de l'Eden, là où nous est représentée, par l'apparition de l'homme, sa tentation et sa chute. Les Evangiles nous parlent d'un autre jardin, qui est le Jardin de Gethsémani, le Jardin de l'Agonie et, entre ces deux jardins, il y a une immense évolution de la pensée religieuse et de la Révélation Divine. En effet, dans le premier jardin où l'auteur s'attache à proclamer l'innocence de Dieu dans l'apparition du Mal dans le monde, dans ce premier jardin où le Mal apparaît comme l'oeuvre de l'homme qui se soustrait au commandement de Dieu et qui, par le péché, introduit la mort dans le monde, dans ce premier jardin Dieu est, pour l'humanité d'alors, comme le maître qui impose une épreuve, qui annonce les conditions de cet épreuves. Et si l'homme ne se soumet pas à l'ordre divin, il sera terriblement puni et, en effet, la sanction suit immédiatement la transgression. Devant tout cela, Dieu apparaît comme innocent, comme juste, mais Il n'apparaît pas comme engagé: cet épreuve ne Le concerne pas. L'homme a choisi son malheur. Tant pis pour lui! Dieu est au-delà, au-dessus de cette épreuve. Dans le second jardin, qui est le Jardin de l'Agonie, la Révélation Divine atteint sa plénitude et son sommet. Dans le Jardin de l'Agonie, le Mal apparaît et va se révéler tout à l'heure comme la mort de Dieu. Cela veut dire que, tandis que dans le premier jardin nous avons à faire à une morale d'obligation où l'homme doit simplement se soumettre à la souveraineté de Dieu, dans le second jardin nous avons à faire à une morale de libération où Dieu se propose sans s'imposer, où l'homme est appelé à répondre à l'Amour Infini de Dieu en se libérant de lui-même pour devenir comme Dieu qui est infiniment et éternellement libre de lui-même dans la Communion d'Amour de l'Indivisible Trinité. 18 3.2 Cela fait une différence énorme, infinie car justement en Jésus Christ le Bien apparaît comme Quelqu'un, non pas comme une série de préceptes, un ensemble de commandements et d'interdits. Dans le second jardin, le Bien, c'est Dieu Lui-même, c'est Dieu venant en nous, c'est Dieu venant en nous et nous vivant en Lui. Le Bien est Quelqu'un. Le Bien est une personne. Le Bien, c'est la Vie Divine confiée à notre amour. Et le Mal, inversement, le Mal c'est une blessure faite à cet Amour Infini, c'est une blessure qui peut conduire jusqu'à la mort parce que le Dieu qui se révèle en Jésus Christ, qui est le Dieu Eternel et qui ne pouvait, justement, montrer son vair visage qu'à travers l'humanité entièrement libérée, entièrement transparente de Jésus Christ, en Jésus Christ, le Bien peut mourir. En Jésus Christ, Dieu est engagé jusqu'à la mort dans sa Création. Il n'est pas en dehors du jeu. Il n'est pas étranger à notre destin puisque notre vocation, c'est justement d'être enracinés dans son intimité, puisque Son Dessein Eternel, c'est d'habiter en nous et de communiquer, de nous communiquer la plénitude de sa Vérité, de Son Innocence et de Sa Générosité. C'est cela qui est nouveau. C'est cela qui est bouleversant. C'est cela qui nous donne la clé et de la Création et de la Rédemption. Le Bien est Quelqu'un et le Mal, c'est cette blessure d'amour qui va aboutir à l'Agonie et à la Crucifixion de Notre Seigneur. Tout cela est entièrement nouveau. Tout cela renouvelle pour nous le sens même de notre existence. Tout cela nous conduit au coeur de notre vocation. Tout cela nous jette dans l'intimité de Dieu, nous révèle la tendresse infinie de Son Coeur. Mais tout cela aussi doit nous donner le sens authentique de la Croix. Les mots risquent ici de tout déformer lorsque l'on parle de rachat. On risque d'aller dans la mauvaise direction. Lorsque que Saint Anselme imaginait que la Rédemption signifiait la nécessité d'offrir à Dieu une réparation infinie pour compenser une faute infinie, car toute faute est nécessairement infinie puisqu'elle offense le Dieu Infini, quand Saint Anselme imaginait que la Rédemption signifiait cela: Dieu exige la mort de Son Fils pour réparer l'Offense infinie dont Il a été l'objet de la part des hommes, Il exige cette réparation que les hommes ne peuvent pas Lui offrir parce qu'ils sont finis et limités et que seul Son Fils fait Homme est capable de Lui offrir. Ce n'est pas du tout cela. Dans le Jardin de l'Agonie, nous apprenons que c'est Dieu Lui-même qui meurt d'amour, qui meurt d'amour pour ceux qui refusent de donner, parce qu'il n'y a pas d'autre moyen pour un amour qui veut aller jusqu'au bout de lui-même que de mourir pour celui qui refuse cet amour. 19 3.3 Gandhi, le libérateur de l'homme, a eu cette intuition de la compensation nécessaire au rétablissement de l'amour lorsque, dans son Ashram, un élève ou une élève avait commis une faute dont il était informé, Gandhi, au lieu de prendre des sanctions contre ces élèves - de les punir ou de les renvoyer - se mettait à jeûner: il jeûnait pour faire contrepoids et les coupables étaient infiniment plus meurtris par ce jeûne volontaire qu'ils n'auraient pu l'être par des reproches ou des sanctions. Gandhi était dans la bonne direction. Nous le savons par expérience, lorsque nous voulons désarmer la rancune désarmer la haine, c'est à nous de faire le premier pas pour ouvrir un espace de lumière, c'est à nous de faire le premier pas pour désamorcer l'amour-propre de l'adversaire, c'est à nous de l'aider à recouvrer sa liberté, c'est à nous de lui révéler la puissance de l'amour par l'authenticité du nôtre. C'est cela le mystère de Jésus. C'est cela le mystère de la Croix parce que le Mal blesse Dieu qui ne pourra jamais cesser d'aimer, qui nous aimera éternellement, quoi que nous fassions puisque nous ne pouvons exister que par le don de son Amour. Dieu, qui s'obstine éternellement à aimer quand Son Amour est refusé, n'a d'autre ressource que de mourir pour ceux qui refusent de l'aimer et par ceux qui refusent de s'aimer. C'est cela qui est au coeur du mystère de la Croix: Jésus va faire, ou plutôt va offrir Sa Vie même comme un contrepoids d'amour pour tous les refus d'amour au cours de toute l'histoire humaine et dans le développement de toute la Création du commencement jusqu'à la fin. En Jésus Crucifié, c'est Dieu qui meurt, c'est-à-dire que, dans notre Histoire, cet Amour Infini qui est Dieu, ce Dieu qui est éternellement vidé de Lui-même, ce Dieu qui a tout perdu parce qu'Il a tout donné, ce Dieu qui n'est que l'extase éternelle de l'amour où tout est désapproprié, ce Dieu ne peut exprimer dans l'Histoire le dépouillement de Son Amour que par cette mort de l'Humanité de Jésus qui est le sacrement vivant et inséparable où se révèle la Présence personnelle de la Divinité. Il en sera toujours ainsi: Dieu ne cessera jamais de mourir pour ceux qui refusent de l'aimer, comme Pascal l'a si admirablement éprouvé lorsqu'il écrit: "Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde. Il ne faut pas dormir pendant ce temps-là."(1) Impossible devant la Croix de Notre Seigneur, impossible de ne pas être saisi jusqu'au fond de l'âme, impossible de ne pas croire à l'Amour de Dieu, impossible de ne pas comprendre la nouveauté du Nouveau Testament et la libération incommensurable qu'il apporte, car nous ne sommes plus sous une loi, nous ne sommes plus sous un commandement, nous ne sommes plus sous des interdits. Nous sommes en face de l'immense Amour qui nous est confié, d'une Vie Divine qui est remise entre nos mains et la perfection à laquelle (1) "Le Mystère de Jésus". Br.553 20 3.4 nous sommes appelés, c'est justement ce don total de nous-mêmes, mais par amour. S'il faut tout donner, c'est parce que l'amour donne tout, c'est parce que Dieu dont la vie est répandue dans nos coeurs ne peut s'exprimer dans notre existence, ne peut s'exprimer dans l'Histoire d'aujourd'hui qu'à travers ce don de nous-mêmes. Tout est nouveau dans cette liberté infinie, cette liberté divine à laquelle nous sommes appelés et qui doit instaurer en nous la Vie Divine en enracinant notre vie au coeur de l'Eternelle Trinité. Il faut donc passer du dehors au dedans. Il faut prendre conscience de cette Vie Divine qui nous est confiée pour comprendre à quel point la Croix est notre unique espérance, notre unique espérance précisément parce que la Croix donne le sens de notre aventure, comme un brigand devait l'apprendre. Un brigand qui vivant dans la haute montagne, qui pratiquait activement une contrebande qu'il appuyait de ses armes, n'hésitant pas à tuer quiconque le troublait dans son entreprise, un brigand à 4000 mètres trouve un jour un bout de papier qu'il ramasse et qui trouve sur ce bout de papier ces mots: "Perpétuel Secours". Comment? dit-il... Comment, se dit-il, peut-il y avoir un perpétuel secours? Il lit plus avant et il voit "Neuvaine à Notre Dame du Perpétuel Secours". Alors il fait cette neuvaine, poussé par l'impulsion irrésistible et, au bout de la Neuvaine, il a le sentiment terrifiant qu'il est perdu, qu'il est damné irrémédiablement. Il prend conscience de ses crimes. Il se sent enfin responsable de son passé. Il refait la neuvaine et, au bout de neuf jours, une petite espérance se lève en lui. "Peut-être qu'avec des milliers d'années de purgatoire, se dit-il, j'échapperai à l'enfer!" Il recommence la neuvaine et le sentiment d'un pardon possible se fait jour en lui de manière plus nette; et il refait la neuvaine encore quatre fois, cinq fois, six fois, sept fois. Au bout de la septième neuvaine, il n'est plus question pour lui de son salut. Il n'est plus question de ses jours. Il n'est plus question que de Dieu qu'il a tout d'un coup découvert comme l'Amour, comme l'Amour qu'il a crucifié, comme l'Amour qu'il a mis lui-même en enfer. Ce n'est pas Dieu qui le condamnait. C'est lui qui condamnait Dieu. Ce n'est pas Dieu qui le rejetait. C'est lui qui rejetait Dieu. Alors, cessant de se regarder, il découvre en lui le Visage du Seigneur et en devient tellement épris qu'il ne songe plus à rien d'autre qu'à se donner à Lui et à L'aimer et, quand il vient se confesser, il est tellement pénétré de contrition et d'amour que le prêtre bouleversé lui demande où il a puisé cette force d'aimer et il raconte cette histoire qui est authentique. 21 3.5 Il y a donc toute une découverte à faire: ce n'est pas Dieu qui nous condamnera jamais, mais nous pouvons Le condamner; ce n'est pas Dieu qui nous rejettera jamais, mais nous pouvons Le rejeter. Le jugement de Dieu, c'est Sa Crucifixion, le jugement de Dieu, c'est comme aux portes des vieilles cathédrales: Jésus montre Ses Plaies. Voilà le jugement: Je vous aime éternellement, je ne cesserai jamais de vous aimer, s'ils se perdent, c'est parce qu'ils me crucifient et j'accepte d'être éternellement crucifié par eux et pour eux. Si cela est vrai - et c'est le coeur même de la Passion du Sauveur - si cela est vrai, il ne s'agit plus de nous sauver comme si nous étions menacés par un Dieu implacable, il s'agit de Le décrucifier, de Le détacher du bois du supplice. Il s'agit de Le sauver de nous-mêmes, de nos limites, de nos refus, de nos ténèbres, de nos reniements. Et c'est cela justement l'immense aventure chrétienne. Nous avons - puisque nous portons la Vie Divine en nous, puisque le Ciel est au fond de nos coeurs dans une attente divine - nous avons à protéger Dieu de nous-mêmes, comme dit Graham Greene dans "La Puissance et la Gloire": "aimer Dieu, c'est vouloir Le protéger contre nous-mêmes." (1) Comme c'est bon! S'il s'agissait de notre salut, nous pourrions remettre cela à l'heure de notre mort, comme l'a fait Constantin. S'il s'agissait de notre exigence morale, nous pourrions prendre des vacances et remettre cela à demain. Mais il s'agit de la vie de Dieu aujourd'hui: aujourd'hui Dieu nous est confié, aujourd'hui le Règne de Dieu doit s'accomplir par nos mains, aujourd'hui la Présence de Dieu ne peut s'exprimer qu'à travers notre présence. C'est cela seulement qui est un appel irrésistible à la conversion parce que rien n'est plus urgent que de prendre soin de Dieu. Nous nous plaignons de la déchristianisation du monde. Nous nous plaignons de l'athéisme, de la révolte. Qu'est-ce que nous faisons pour rendre Dieu présent au monde? Qu'est-ce que nous faisons pour rayonner le Vrai Visage du Christ? Qu'est-ce que nous faisons pour rendre la vie humaine plus grande, plus noble, plus libre et plus belle? Rien n'est plus urgent pour nous que d'entrer dans cette mission. Rien n'est plus urgent pour nous que de prendre soin de la Vie Divine. Notre Seigneur a dit cette parole: "Celui qui fait la volonté de Dieu est mon frère et ma soeur et ma mère. " Et ma mère... S'il faut donner à cette parole de Jésus toute sa puissance, est-ce que notre vie toute entière n'en sera pas radicalement transformée? Si notre vocation, si la vocation de toute âme chrétienne est de vivre la vocation de la Vierge Immaculée, si nous avons à porter le Christ en nous comme elle L'a porté, si nous avons à faire naître le Christ comme Il est né d'elle dans le mystère de Noël, est-ce que notre vie ne sera pas radicalement transformée? (1) p.273 22 3.6 Si, à chaque instant, dans chaque rencontre, devant chaque visage, si à chaque battement de notre coeur nous avons ce souci de la naissance de Dieu dans l'humanité d'aujourd'hui, est-ce que notre vie ne deviendra pas une prodigieuse aventure? Qu'est-ce qui peut donner une intensité plus passionnante à notre existence que cette prise de conscience de la Vie Divine confiée à notre amour? Ah si nous pouvions, le temps qui nous reste à vivre, si nous pouvions garder au coeur et à l'esprit cette vision du Christ agonisant, cette vision du Christ qui nous appelle du fond du Jardin de l'Agonie, qui nous demande de passer une heure avec Lui, si nous pouvions être certains que le Dieu Crucifié n'est crucifié que par tous les refus d'amour et que seul l'amour peut guérir Ses Blessures, à chaque instant nous aurions ce souci de nous surmonter, de dépasser nos limites, d'émerger de nos ténèbres et d'apporter, sans rien dire, dans la vérité de notre amitié humaine la révélation de l'amitié divine. Voilà ce que nous apprend le second jardin en nous révélant le vrai Visage de Dieu, en nous révélant nous-mêmes à nous-mêmes et en nous appelant à cette immense aventure de sauver Dieu de nous-mêmes, d'en révéler en nous toute l'immensité, toute la beauté, toute la jeunesse et toute la joie! Car, finalement, si le Christ est crucifié, ce n'est pas pour enténébrer la Vie Eternelle, c'est pour susciter l'amour qui réalisera enfin la vocation de l'univers qui est une vocation de joie puisque, avant même d'entre dans la Jardin de l'Agonie, Jésus nous dit cette parole qui est le testament que nous avons à réaliser en prenant sur nous la Croix pour l'épargner aux autres: "Je vous ai dit ces choses pour que Ma Joie soit en vous et que votre joie soit parfaite." (J.15/11) 23 Notre Dame des Anges BEYROUTH Maurice ZUNDEL 12 Mars 1972 4ème Dimanche de Carême LA CRISE DE L'EGLISE EST LIEE A UNE FAUSSE CONCEPTION DE DIEU 4.1 Le Problème qui va nous occuper maintenant est celui de la crise dans l'Eglise et dans l'humanité. Cette crise, il y a longtemps qu'elle existe, il y a longtemps qu'elle se prépare et les grands ténors de la crise sont morts depuis longtemps, que ce soit Marx ou Nietzsche ou Freud. Les grands ténors sont morts et la crise est le résultat à long terme de la dissolution de l'Europe à travers les deux guerres mondiales, le monde entier, en montrant que des peuples chrétiens pouvaient s'entre détruire, se calomnier de la façon la plus brutale et la plus injuste mutuellement, perdre la face devant les peuples dont ils prétendaient être les leaders et se déconsidérer au point qu'ils ont fait appel à l'aide des troupes des nations mêmes qu'ils avaient colonisées, contre des nations européennes. Le Christianisme, en tant que phénomène sociologique, a perdu la face dans le monde et l'Europe s'est sabordée dans ces deux guerres mondiales qui ont très profondément modifié la structure du monde civilisé. Au fond, on peut dire en gros qu'avant la première guerre mondiale il y avait une certaine structure traditionnelle: la famille comptait, la morale courante était, sinon vécue, du moins respectée officiellement, les gens divorcés étaient plus ou moins écartés, les gens qui avaient des liaisons irrégulières le faisaient avec une certaine discrétion. A partir de la première guerre mondiale, il y a un éclatement des structures qui, concerné par la seconde guerre mondiale, a fait que précisément les gens étaient séparés pendant des années, que les foyers ont été détruits, que des liaisons nouvelles se sont formées et que finalement deux générations, puisqu'enfin la seconde guerre mondiale a éclaté vingt et un ans seulement après la première, des gens qui ont reçu la possibilité de tuer - et pour qui, finalement, la victoire était le seul objectif - qu'ils respectent les lois de la morale, qu'ils violent, qu'ils tuent, qu'ils assassinent et qu'ils incendient, tout cela était péché véniel pourvu que les troupes avancent et que la victoire finisse par luire à l'horizon! 24 4.2 Donc il y a une destruction du sens des valeurs que la guerre elle-même remettait en question puisqu'enfin les civilisations civilisées qui semblaient être à la tête du progrès puissent s'entre détruire en employant les derniers moyens scientifiques; que ces peuples puissent s'entre détruire, c'est l'échec de leurs prétentions morales, c'est-à-dire de leurs affirmations de progrès, de culture et de civilisation. Il y a donc éclatement très profond de toutes ces valeurs qui s'est manifesté par cette contestation universelle: nous ne voulons plus entendre parler de tradition. Cette tradition est un mensonge puisqu'elle s'est prostituée elle-même, puisqu'elle a mis le monde à sang et à feu et qu'elle n'a servi finalement que lorsqu'elle s'est trouvée utile pour défendre des intérêts suspects. On emploie la morale quand on veut flétrir quelqu'un qui ne peut pas se défendre. Mais les grandes puissances évidemment sont intouchables puisqu'elles ont le droit de veto et que, toutes les fois qu'une question blesse leurs intérêts, elles n'ont qu'à prononcer leur veto pour rendre impossible le jeu de n'importe quelle sanction. Alors on en arrive naturellement à cette contestation devant le caractère éhonté de toutes les institutions qui n'intervenaient finalement que lorsqu'on avait à faire à des peuples faibles, incapables de se défendre, toutes ces interventions étant presque toujours inefficaces ou unilatérales servant des intérêts bien déterminés ou étant finalement purement rhétoriques et purement verbales. Tout cela fait que le monde est arrivé à cette situation: on ne croit plus à des valeurs absolues qui ont été si souvent profanées et prostituées. Alors il faut faire honneur, il faut inventer un monde nouveau. Et ce monde, il faut naturellement le créer à partir de la destruction des structures antérieures, puisque ces structures antérieures se sont trouvées mensongères, puisqu'elles ont conduit le monde à la catastrophe, puisqu'elles continuent à entretenir des situations de plus en plus dangereuses, puisque la pauvreté augmente, la misère augmente d'un côté, à mesure que la prospérité se concentre chez un petit nombre de gens, thèse que Monseigneur Helder Camara ne cesse de défendre; le nombre des privilégiés devient de plus en plus restreint, et le nombre des misérables ne cesse de s'agrandir. Donc nous sommes dans une situation qui appelle nécessairement la catastrophe, si elle doit continuer dans le même rythme. D'où la protestation d'un certain nombre de jeunes gens, qui sont d'ailleurs secondés par des gens qui ne sont pas jeunes du tout! Mais enfin ce vieux ferment qui n'a pas cessé de rester dans la pâte humaine et que les éléments que je viens de rappeler très sommairement n'ont fait qu'accroître, c'est-à-dire qu'ils ont donné à ce ferment un sens de plus en plus profond et une efficacité de plus en plus révolutionnaire. 25 4.3 Nous en sommes là et la contestation s'est répandue partout, souvent d'ailleurs beaucoup plus verbalement que réellement et il faut bien le noter comme toujours: les moutons sont innombrables qui ne font que bêler après les autres. Il est évident que la plupart des gens qui font des manifestations ne font que suivre un mot d'ordre dont ils ne connaissent pas la source ou l'origine et qu'il y a des puissances occultes qui sont intéressées à la subversion. Il n'y a aucun doute que c'est le cas: il y a certainement des agents un peu partout qui ont intérêt à propager des désordres en vue de propager la révolution mondiale, c'est-à-dire le triomphe du communisme: il faut en finir une fois pour toutes avec ce monde capitaliste et instaurer le communisme dont nous savons, hélas, qu'il apporte avec lui immanquablement la dictature puisqu'il ne s'est jamais installé nulle part sans recourir immédiatement à la violence. Et cela se comprend, d'ailleurs. Etant donnée la complexité des moyens de communication et l'immense afflux des populations dans les villes, il faut que les choses marchent, sinon c'est la famine ou la guerre civile. Si vous prenez une ville comme Tokyo, qui compte douze millions d'habitants, vous imaginez bien que les services qui ravitaillent une telle ville doivent être rubis sur l'ongle, c'est-à-dire qu'ils doivent fonctionner parfaitement ou autrement c'est la famine et, avec la famine, la révolution, c'est-à-dire la guerre civile. Donc le communisme ne peut triompher qu'à la faveur d'une poigne de fer qui exclut toute contestation et, bien entendu, on dira que c'est en vue de la liberté future, mais nous voyons que l'Union Soviétique en est toujours à recourir à des moyens infiniment barbares puisqu'on cherche à désintégrer le cerveau des opposants, en traitant de fous tous ceux qui ne sont pas d'accord avec la politique du Parti Unique. Il reste que la contestation existe et que ce que je voudrais souligner - parce que c'est cela qui nous intéresse profondément - c'est qu'il y a à la base des protestations des éléments valables. Je veux dire qu'il y a une certaine revendication que nous pouvons faire nôtre, que nous devons faire nôtre, que nous faisons nôtre d'ailleurs spontanément, et c'est en cela que la contestation peut nous intéresser comme un phénomène qui en révèle un autre, comme un phénomène qui nous fait prendre conscience d'une situation qui d'ailleurs, encore une fois, n'est pas nouvelle. Je relisais récemment des études sur Nietzsche extrêmement poussées, et j'étais frappé par la haine du Christianisme, cette haine féroce du Christianisme que l'on trouve chez Nietzsche, que l'on trouvera d'ailleurs chez Freud, non pas spécifiquement contre le Christianisme mais contre toute forme de religion et en particulier contre le messianisme 26 4.4 juif, comme on le retrouve naturellement chez Marx avec peut-être moins de virulence parce que, pour Marx, le problème religieux avait cessé de se poser (il pensait que c'était une question enterrée par le triomphe de l'athéisme, puisque les classes moyennes étaient complètement détachées de tout acte religieux). L'élément donc qu'il faut souligner - et c'est celui-là qui rend la contestation, je ne dis pas raisonnable, puisqu'elle est essentiellement passionnelle, mais qui nous porte à lui donner notre attention - c'est qu'il y a au fond de toutes ces attitudes, que ce soit le marxisme, la philosophie de Nietzsche ou celle de Freud (je ne parle pas du freudisme en tant que méthode d'investigation psychologique, mais en tant que philosophie), tous ces grands mouvements au fond nous font prendre conscience qu'il y a dans l'homme une volonté d'affirmer son autonomie. L'homme ne veut plus dépendre de qui que ce soit. L'homme veut être l'origine de lui-même? Il veut être le créateur de sa propre vie. Il ne veut reconnaître comme siennes que les actions qu'il a choisies. Il refuse absolument d'être l'instrument de quelqu'un et de jouer le rôle d'esclave. En réalité, sa protestation reste le plus souvent verbale et le laisse en fait esclave. Et Dieu sait comme les moutons foisonnent aujourd'hui plus que jamais! Mais cette revendication, sous une forme passionnelle, cette revendication d'autonomie n'en est pas moins extrêmement digne de considération. Car, en effet, c'est à partir de là que l'expérience humaine commence, on peut le dire: à partir du moment où l'homme prend conscience de son autonomie. Le petit garçon qui, à partir de l'âge de huit/neuf ans refuse de dire sa prière, comme dans le roman de Gottfried Keller "Henri le Vert" (Aubier 1981), ce petit garçon de neuf ans revient de classe et se met à table sans faire sa prière, est rappelé à l'ordre par sa mère, finit par se bloquer et par relever le défi: "Tu ne veux pas faire ta prière? Tu vas aller te coucher tout de suite". Et il va se coucher tout de suite. Et puis, sa mère, prise de remords, lui apporte son souper dans son lit. Trop tard! Depuis ce jour, il cessa de prier. Pourquoi? parce que, justement, cette insistance de sa mère l'a amené à découvrir cette chose incroyable et prodigieuse de l'inviolabilité d'une certaine partie de lui-même, où personne en peut s'introduire sans y être admis. Quand un enfant fait cette expérience, il fait de la façon la plus précise l'expérience de son inviolabilité. Or un cheval ne proteste pas si on l'attelle, ou un boeuf ou un âne si on le monte parce que, justement, les individus chez les animaux n'ont pas une valeur définitive, ne sont pas les créateurs d'un monde irremplaçable. 27 4.5 Ce qui constitue l'homme en tant qu'homme, ce ne sont pas ses tripes et ses boyaux, ce ne sont pas ses nerfs et ses glandes, c'est justement ceci qu'il y a en lui une certaine possibilité de se créer qui est totalement sienne, au point qu'il refusera, s'il a pris conscience de son inviolabilité, il refusera jusqu'à la mort de se laisser traiter comme un instrument. Si on découvre cette autonomie, si on prend conscience de cette inviolabilité, on commence à être homme. Bien entendu, cette prise de conscience peut être erronée et également négative. Quand Spartacus, vers l'an 72 avant Jésus Christ, commence sa révolte aux environs de Capoue et crée une armée qui arrivera jusqu'à soixante dix mille hommes, cette armée d'esclave se révolte devant le régime établi. Cette révolte a un caractère négatif: c'est le refus de l'esclavage. C'est donc une prise de conscience de la dignité humaine en face d'un traitement indigne. C'est parce que l'esclave est traité comme instrument et qu'il s'en aperçoit que, refusant cette indignité, il prend conscience de sa dignité. Mais ce que c'est que cette dignité, il ne le sait pas. Il est incapable de la définir. Et nous le voyons d'autant mieux dans le marxisme, même triomphant: la dignité qui a su au début se défendre contre l'esclavage du capitalisme ou imposé par le capitalisme, est toujours aux abois parce qu'après cinquante trois ans de pouvoir communiste en Union Soviétique, elle n'a toujours pas atteint une définition acceptable. Il est donc beaucoup plus facile de prendre conscience de sa dignité contre celui qui la méprise et qui la viole que de la définir et de savoir dans quel sens la situer. Et c'est là justement toute la difficulté. Les contestataires, bon, ils se rebellent, ils refusent l'ordre établi. Et après? Quand ils auront si bien fait qu'ils auront fait sauter les structures, ils n'obtiendront qu'un seul résultat: qu'il y ait une dictature de fait qui leur fasse ravaler toutes leurs prétentions et ils ne seront plus que des numéros sur l'échiquier qui sera dominé par des volontés qu'ils devront subir et leur sort ne sera pas meilleur le lendemain que la veille. Mais il faut prendre conscience, parce que c'est capital, de ces contestations où nous ne voulons plus d'obéissance, nous ne voulons plus de soumission, nous ne voulons plus non plus d'autorité et, si on va au fond des choses, nous ne voulons plus de Dieu parce que Dieu, précisément, c'est là le gros problème pour nous, chrétiens! Comment affirmer Dieu dans ce monde qui refuse toute soumission? A priori dans un monde qui veut se fonder - je ne dis pas d'une manière conceptuelle et raisonnée, mais passionnelle - qui veut se fonder sur l'autonomie et l'inviolabilité. Comment affirmer un Dieu qui, par définition, est un maître, une limite, une menace, un interdit, qui par définition est le violateur de notre autonomie? 28 4.6 Et c'est cela qui paraît, précisément, le gros problème, celui que Nietzsche au fond a vécu passionnément et qu'il a exprimé avec une vigueur extraordinaire. Dieu, comme le Dieu de la tradition, est en somme le violateur de l'homme parce qu'Il nous donne juste assez d'intelligence - à supposer qu'Il soit notre Créateur - pour que nous ayons le sentiment de notre dépendance. C'est affreux! Alors, j'arrive à la conscience de ma valeur, j'arrive au sentiment de mon autonomie, et on me présente un Dieu qui me dit: "Ah non; tu dépends, du dépends de moi: tu n'es rien par toi-même, tu reçois tout de moi, tu dois tout attendre de moi. Et d'ailleurs ton sort est fixé puisque depuis l'éternité et l'éternité, je sais tout et j'ai tout réglé. L'histoire est finie. Ton histoire est une apparence parce qu'elle est déjà bouclée dans les décrets éternels. Quoi que tu fasses, ton sort est déjà fixé!" Il est donc certain qu'au fond, au fond de cette contestation, il y a, surtout pour ce qui concerne l'Eglise, pour ce qui concerne les prêtres, les religieux, les religieuses, il est certain que là est le problème de fond, que l'on peut, si vous voulez, traduire d'une façon pittoresque dans la réaction de ce paysan qui voit la pluie tomber sur ses récoltes pendant des semaines et des semaines et qui sait que, finalement, ses récoltes seront complètement perdues. Alors il dit: "Je ne nomme personne, mais c'est dégoûtant!" Ce paysan, il exprime d'une façon timide ce que Nietzsche exprime avec la violence de son génie ou de sa folie: "Je ne nomme personne, je ne veux pas percer l'écorce: Dieu pourrait encore me frapper, mais enfin c'est dégoûtant!" Ceci est une façon extrêmement modeste de refuser l'ordre de droit divin... Voilà ce qu'il y a au fond du fond dans la révolte, qui fait que certains prêtres n'en veulent plus, que certains religieux n'en veulent plus. Pourquoi se décarcasser, pourquoi donner sa vie pour cet espèce de potentat qui s'interpose et dont ils n'avaient pas besoin? Je vous répète la leçon que j'ai entendue à Rome - au temps de mes études: Dieu est la Cause Première, première, première, première. Donc tout dépend de Lui et Il ne dépend de rien. Son bonheur est parfait. Rien ne peut le troubler car, si son bonheur pouvait être troublé, c'est qu'Il dépendrait de quelqu'un. Or Il est la cause première: donc Il ne dépend de personne. Son bonheur ne peut pas être troublé et, quant au monde, Il n'en peut rien recevoir. Le monde ne lui apporte rien, comme le monde ne peut rien lui enlever. Quant aux créatures raisonnables, Il sait leur sort. Comment le sait-Il? Non pas en les regardant et en voyant à quoi elles se déterminent car, s'Il apprenait quelque chose d'elles, ils dépendraient d'elles. Il faut donc qu'Il sache par lui-même ce qu'elles deviendront. Comment le sait-Il? En donnant aux unes des grâces 29 4.7 intrinsèquement et infailliblement efficaces qui les conduiront inévitablement au salut, et pas aux autres à qui Il donnera simplement des grâces suffisantes qui, par définition, ne suffisent pas. Et Il sait ainsi à l'avance que celles-là ne seront pas élues. Pour ce qui est de la fin dernière, tout va bien pour lui puisqu'avec cette sorte de distribution de grâces, Il gagne sur tous les tableaux. Comment voulez-vous que les théologiens éclairent de jeunes prêtres, de jeunes religieux, si la grâce ne s'intéresse qu'à Dieu pour lui-même? Si Dieu est celui-là - à supposer qu'on puisse l'admettre - mon salut ne m'intéresse pas puisque, de toutes façon, Il gagne sur tous les tableaux. Alors que mon salut m'intéresse: c'est mon affaire. J'ai à en décider. Si j'ai fait le mauvais choix, je suis un imbécile. C'est mon affaire, ça ne concerne que moi. Dieu est totalement en dehors du jeu. Alors, si c'est moi qui suis le centre du problème, je peux faire ce que je veux, quitte à en porter les conséquences, qui ne seront pas tellement graves car, après tout, si Dieu est ce personnage indifférent, être séparé de lui ne devrait pas être extrêmement pénible. Et finalement l'intérêt pour Dieu se volatilise. Qu'est-ce qui restera des clercs qui ont vu Dieu comme un objet, qui ont appris à connaître Dieu comme un théorème de géométrie? Il est la cause première, donc Il est la cause première, donc..., donc..., donc... Quand on a entendu pendant une heure de cours donc, donc, donc!.. on est fixé!.. (rires du public) Mais c'est extrêmement grave... extrêmement grave! Qu'est-ce qui reste à faire à des prêtres qui ont conçu Dieu de cette manière en toute bonne foi? Remarquez que les jeunes clercs qui ont assisté à ces cours de théologie qui étaient censés être la sagesse théologique la plus consommée, ils sont entrés dans la cléricature en vertu d'une option sentimentale, s'ils n'ont pas été forcés de l'accepter pour sortir de leur pauvreté et avoir accès à des études. Ils ont pu être portés par des rêves d'enfants vers le sacerdoce ou vers la vie monastique, mais cela ne dure pas; une fois qu'ils auront fait l'expérience du sacerdoce, qu'ils cesseront d'être flattés par les hommages qu'on leur rend, par le pouvoir, ils seront sortis de l'Eglise. Quand ce sera devenu fonctionnel, une chose habituelle, et qu'ils seront d'ailleurs en face de leur propre passion, comment pourront-ils sortir de tout cela? On ne peut pas y passer toute sa vie. Il viendra un jour où l'ennui les prendra et où un amour humain leur apparaîtra comme la vérité, la seule vérité à laquelle ils puissent donner créance. 30 4.8 Donc il faut bien comprendre que la crise est d'une extrême gravité parce qu'elle met en question et elle atteint Dieu et l'homme, l'homme dans son essence, dans sa dignité et dans son inviolabilité, et Dieu considéré finalement comme celui qui viole car c'est un viol que joue ce Dieu sadique de nous donner une intelligence qui est un pouvoir de jugement et une volonté qui est un pouvoir d'initiative et, en même temps, un barrage infranchissable. Il va de soi que, si tout se bornait à cela, je serais athée, et avec passion, et que je me mettrais aussitôt du côté de Nietzsche pour continuer autant que possible la destruction d'un tel dieu jusqu'à ce qu'il n'en reste plus de traces. Si cette présentation a un sens, c'est pour nous amener à comprendre qu'actuellement il s'agit de prendre le tournant et de prendre conscience en particulier de la nécessité de découvrir Dieu sous un aspect nouveau, qui est tout pour nous parce qu'il est au coeur de l'Evangile et qu'il faut en particulier intérioriser la Tradition, dont je ne veux pas dire de mal. Il est évident que l'humanité, si elle existe depuis cinq millions d'années, ce qui est le chiffre peut-être le plus récent, depuis cinq millions d'années, jusqu'où faudrait-il remonter pour aboutir à l'apparition du premier homme? Or il est clair que la morale, comme la religion, ont été d'abord, et le sont encore aujourd'hui très largement, des phénomènes collectifs. L'homme primitif, avec ce qu'il avait à affronter, avec les puissances de l'univers, les puissances de la nature, les puissances du monde animal avait fort à faire pour subsister. Il fallait donc qu'il bande toute ses forces pour subsister et il fallait que le groupe restreint des hommes primitifs ne se détruise pas lui-même. Il a fallu donc immédiatement, dès que l'homme a commencé à penser, il a fallu qu'il se donne une morale collective. Il a fallu qu'il se donne une religion positive dont un des vestiges les plus primitifs, pour autant qu'on peut le savoir aujourd'hui, c'est l'interdiction de l'inceste, c'est-à-dire, en gros, une femme n'épousera pas son fils, ni un père sa fille, ni un frère sa soeur. Pourquoi l'interdiction de l'inceste? Parce que si, justement, il n'y a pas une certaine paix à l'intérieur de ce groupe primitif, il va se détruire lui-même. Pour subsister, il faut qu'il établisse un certain ordre, qu'il évite une promiscuité qui serait le combat perpétuel des mâles entre eux. Donc on établira une réglementation collective qui sera le salut du groupe, indispensable à sa survie..... ... inachevé... (fin de la cassette). Et c'est infiniment dommage, car il manque ainsi l'essentiel: la découverte à travers l'Evangile et l'Eglise "sainte et sans tache", le Christ en tant que Corps Mystique, d'un Dieu qui n'est qu'Amour, à genoux devant sa créature, dans un infini respect de sa liberté. La merveilleuse responsabilité nous est ainsi confiée de sauver Dieu de nous-mêmes et de l'exaucer par la réciprocité du don de nous-mêmes. L'homme tient Dieu dans sa main tout autant que Dieu tient l'homme dans la sienne. Sur la Croix l'Homme en Jésus-Christ, égale Dieu. C'est ce qu'aurait dit, en mieux, l'Abbé Zundel. (Note du P.de Boissière.) 31 Notre Dame des Anges BEYROUTH Maurice ZUNDEL Jeudi Saint - 30 Mars 1972 LE LAVEMENT DES PIEDS, REVELATION DE L'AMOUR INFINI DE DIEU 5.1 Cela semblerait tout naturel qu'un prophète - et le plus grand des prophètes - nous donne comme testament d'aimer Dieu. Un prophète est naturellement quelqu'un qui parle de Dieu, qui parle au nom de Dieu et Notre Seigneur n'est pas seulement un prophète, le plus grand des prophètes, Il est le Verbe, Il est la Parole même, la Parole Eternelle de Dieu et qui est Dieu. Et cependant, la dernière consigne de Notre Seigneur, ce n'est pas d'aimer Dieu, c'est d'aimer l'Homme. Ce qui est tellement extraordinaire, tellement surprenant que cela tient du miracle: il ne s'agit pas d'aimer Dieu dans l'abstrait un Dieu qui a finalement pris notre visage, un Dieu qui a toutes nos limites, un Dieu qui est l'expression de nos options passionnelles. Il s'agit d'aimer l'Homme, tout homme, chose difficile où il est impossible de tricher justement parce que l'homme est plein de limites et qu'il n'est pas naturellement aimable. Sans doute quelques hommes suscitent spontanément notre sympathie. Mais combien d'autres nous repoussent! Et cependant, ce sont eux qu'il faut aimer, qu'il faut aimer comme Jésus les a aimés, les aime et les aimera éternellement. Comment cela est-il possible? Nous ne pouvons entendre cette parole qu'en y voyant une révélation du Christ Lui-même. Car où est-il, ce Christ? Comment L'atteindre? Où est-Il, ce Dieu Vivant, ce Dieu Incarné, ce Dieu qui est un événement continuel de l'Histoire humaine? Où est-Il sinon justement dans l'homme? L'Incarnation, qui est la communication faite à l'Humanité de Notre Seigneur de la subsistance du Verbe, c'est-à-dire de la Personnalité même du Fils Eternel de Dieu et de Son Infini Dépouillement, l'Incarnation n'est pas réservée à cette Humanité de Jésus. Elle est faite pour être communiquée, elle doit atteindre tous les hommes. Ce sont tous les hommes qui doivent en Jésus accéder à la Vie Divine et, en parvenant à la Vie Divine, ce sont tous les hommes qui ont à devenir un, à devenir un seul corps, une seule vie, une seule personne car, comme dit Saint Paul aux Galates: "Désormais, il n'y a plus ni juif, ni grec, ni homme, ni femme, ni esclave, ni libre citoyen: vous êtes tous un, une seule personne en Jésus Christ"(Gal.3/28 et Col3/11) 32 5.2 Les hommes ne peuvent être hommes qu'à ce prix, car être homme authentiquement, c'est justement n'avoir plus de frontière, c'est être ouvert d'une manière illimitée, c'est être capable d'accueillir toute l'humanité, toute la Création, tout l'univers dans un coeur qui ne connaît pas de frontières. Les hommes ne peuvent se joindre, les hommes ne peuvent se trouver, même les plus proches, les hommes ne peuvent s'atteindre - un époux, sa femme; une femme, son mari; les enfants, leurs parents; les parents, leurs enfants; les amis, leurs amis - personne ne peut atteindre l'autre à fond, le joindre dans sa racine, dans ce qu'il a de plus secret et de plus personnel qu'à travers Dieu. Car c'est Dieu notre racine commune. C'est en Dieu que notre vie a son origine et son berceau. C'est dans le Coeur de Dieu qu'elle jaillit à chaque instant. C'est en Dieu que nous atteignons à notre véritable identité et c'est par là que nous pouvons réellement nous rencontrer les uns les autres, nous aimer en échangeant Dieu, nous aimer en respirant Sa Présence, nous aimer en nous communiquant les uns aux autres ce Bien Infini qui est le Dieu Vivant. Et c'est pourquoi la dernière consigne de Notre Seigneur, c'est justement de "nous aimer les uns les autres comme Il nous aime" (J 13/34, 15/12). C'est pourquoi Il peut conclure de la façon la plus décisive : "Et c'est à cela qu'il reconnaîtra que vous êtes mes disciples: si vous vous aimez les uns les autres." (J 13/35) Etre disciples de Jésus, c'est donc cela: c'est admettre, c'est expérimenter que le Règne de Dieu est au-dedans de nous, que Dieu est justement la suprême intériorité parce que ce qui nous distingue de Dieu, c'est justement que nous sommes d'abord dehors. Comme dit Saint Augustin: "Tu étais dedans". Il le dit à Dieu: "Tu étais dedans. C'est moi qui étais dehors." C'est moi qui étais étranger à moi-même, c'est moi qui n'arrivais jamais à joindre mon âme, c'est moi qui étais extérieur à ma propre intimité; et c'est en Toi qui étais dedans, que je suis devenu moi-même. La dernière consigne de Notre Seigneur en nous révélant à nous mêmes, en nous donnant la possibilité de nous joindre les uns les autres, nous révèle tout d'un coup qui est Jésus, qui est Dieu comme la respiration de notre coeur, comme l'espace infini où notre liberté s'accomplit, comme le trésor infini qui peut seul donner à la vie humaine un sens, qui peut seul donner à l'aventure humaine une dimension digne de nous. Jésus donc nous donne rendez-vous dans l'humanité. Jésus nous attend au coeur de l'Histoire humaine et cette consigne qu'Il nous donne, Il va nous l'illustrer de deux manières infiniment émouvantes et la première, c'est cette leçon de choses qu'Il donne à ses disciples au Lavement des pieds. 33 5.3 Comment prouver mieux que le Royaume de Dieu est à l'intérieur de nous-mêmes, que le Royaume de Dieu, c'est nous quand nous l'accueillons, c'est nous quand nous vivons de nous-mêmes pour Le recevoir, c'est nous quand nous devenons transparents à Sa Présence et à Sa Lumière? Comment le prouver mieux qu'en s'agenouillant Lui-même devant Ses disciples et en leur lavant les pieds, en faisant à leur égard le geste de l'esclave, ce geste scandaleux en apparence, ce geste qui opère la transmutation de toutes les valeurs, ce geste que Pierre d'abord décline: "Mais comment, mais ce n'est pas possible, Seigneur, ce n'est pas possible que tu me laves les pieds!" En effet, pour admettre ce geste, il faut renoncer à voir Dieu comme une grandeur extérieure. Pour admettre ce geste, il faut comprendre que la suprême grandeur de Dieu, c'est Son Humilité et Sa Charité, c'est son dépouillement dans le mystère de la Trinité Divine, c'est Son Amour illimité. Celui qui aime le plus, c'est celui-là le plus grand. Celui qui peut se donner à l'infini, c'est Celui-là qui est Dieu. Jésus à genoux renverse toutes nos grandeurs pyramidales, toutes nos grandeurs de chair et d'orgueil et il nous conduit doucement, tendrement, Il nous conduit par cette leçon de choses à l'apprentissage de la vraie grandeur. Il donne au plus petit la possibilité de devenir quelqu'un. Il introduit chacun dans cette aventure infinie qui a Dieu pour centre, pour origine et pour terme. Il supprime entre les hommes ces compétitions mortelles qui aboutissent à la haine et à la guerre parce qu'Il offre une grandeur qui est possible à tous, une grandeur qui peut être réalisée par chacun au plus intime de son coeur. Davantage, elle ne peut pas l'être autrement. C'est une grandeur qui nous transforme jusqu'à la racine. C'est une grandeur que l'on devient. C'est une grandeur qui coïncide avec la vie. C'est une grandeur qui rayonne à travers notre présence et, en tant qu'il y ait compétition, qu'il y ait concurrence, plus chacun devient grand, plus les autres grandissent en même temps car, comme le disait Elisabeth Leseur si magnifiquement: "Toute âme qui s'élève élève le monde." Ce geste du lavement des pieds qui était commémoré dans la liturgie d'aujourd'hui, ce geste du Lavement des pieds nous introduit de la manière la plus profonde au Mystère de la Croix. Il nous donne à comprendre ou à deviner tout au moins que la carrière de Jésus qui se terminait par un échec et que cet échec soit aussi la plus haute révélation de Dieu parce que ce qui importe à Dieu, c'est justement qu'Il apparaisse toujours comme l'Amour Infini, c'est qu'Il persévère dans Son Amour même si nous Le trahissons, même si nous Le renions. même si nous L'abandonnons, même si nous ne Lui opposons que notre indifférence à Ses avances. 34 5.4 Son triomphe, c'est d'aimer toujours, d'aimer jusqu'à la mort de la Croix et nous qui avons tant besoin de grandeur, nous qui, dans ce siècle doté d'une telle puissance sur la matière, nous qui nous demandons comment nous pouvons inscrire notre nom dans l'Histoire, ce que signifie notre vie qui paraît si vaine et si mesquine, nous apprenons ce soir justement que chacun de nous est appelé à une grandeur proprement divine, que la Grandeur de Dieu n'est pas autre que celle-ci qui s'exprime dans l'agenouillement du Lavement des pieds. On imagine un Nietzsche, s'il avait compris au lieu de s'épuiser à poursuivre une grandeur où il s'est tendu ou vers laquelle il s'est tendu jusqu'à la folie, s'il avait pu comprendre que justement la grandeur, c'est cela: devenir un espace illimité pour accueillir un amour infini qui se répand sur toute l'humanité et sur tout l'univers. Après cette consigne, Jésus perpétuera le suprême commandement dans l'Eucharistie. Après cette leçon de choses qui est le Lavement des pieds, il y aura cet appel éternel à l'accomplissement de l'amour dans le sacrement de l'autel. Nous allons essayer de pénétrer ce mystère adorable. Mais nous voulons d'abord nous reposer un instant en faisant une pose, nous reposer un instant dans la contemplation du Lavement des pieds en demandant au Seigneur de nous donner soif de cette grandeur authentique, de nous unir tous à nos frères humains par cette ultime racine qui est Lui-même, afin que notre charité ne soit pas simplement une consigne sur le papier mais qu'elle devienne l'expression authentique et spontanée de notre vie dans cette reconnaissance du Royaume de Dieu intérieur à chacun. Car là, justement, est le geste qui permet à l'homme de reconnaître l'homme: cette lumière adorable qui nous fait percevoir en toute conscience humaine le sanctuaire de Jésus Christ qui nous attend et qui nous rassemble ce soir dans Son Amour. 35 Notre Dame des Anges BEYROUTH Maurice ZUNDEL Jeudi Saint - 30 Mars 1972 JESUS, SECOND ADAM, RASSEMBLE L'HUMANITE ET L'UNIVERS DANS L'EUCHARISTIE 6.1 En parlant à des enfants du mystère de l'Eucharistie, il m'est arrivé de commencer par cette parabole: Il y avait à Paris à la fin du XIXe siècle ou au commencement de ce siècle un ingénieur très qualifié qui avait une dizaine d'enfants. Il voulait les élever le mieux possible et il accepta, à son corps défendant, d'aller en Amérique du Sud pour y construire un barrage. Il se sépara avec le plus grand chagrin de sa femme et de ses enfants, mais c'était pour eux qu'il entreprenait ce grand voyage qui devait le séparer d'eux, étant donné qu'on ne disposait pas d'avions, que les voyages étaient longs et coûteux, qui devait le séparer de sa famille plus de dix ans. Dans l'intervalle, il eut le chagrin d'apprendre la mort de sa femme et, quand il revint à Paris, il eut un autre chagrin encore plus cuisant, celui de voir ses enfants depuis la mort de leur mère complètement désunis et ennemis les uns des autres. Il tenta de les réconcilier mais, comme il y avait longtemps qu'il avait perdu le contact avec eux, il ne peut réussir et, finalement, il mourut avec son chagrin. Les enfants, naturellement, se précipitèrent pour l'ouverture du testament et ils lurent que la fortune du père qui leur revenait indivisiblement était déposée dans un coffre dont ils auraient à ouvrir la serrure en faisant jouer un mot sur la clé. La clé comportait ce secret: elle ne pouvait jouer que sur un mot qu'il s'agissait de découvrir. Les enfants s'épuisèrent à épeler tous les noms de la famille depuis les frères et soeurs jusqu'aux oncles, aux grands-oncles, jusqu'aux grands-pères et aux grand-mères et la clé ne joua pas. Finalement, ils relurent le testament et ils virent que le mot "ensemble" était souligné. Alors ils firent jouer la clé sur le mot "ensemble" et ils se réconcilièrent sur ce mot, dans l'émerveillement de se retrouver enfin à travers l'amour de leur père défunt. 36 6.2 Eh bien, c'est cela, en un mot, le mystère de l'Eucharistie: c'est d'abord ensemble que Jésus demeure avec nous. Jésus sera avec l'humanité jusqu'à la fin des siècles. Encore faut-il que l'humanité soit avec Lui. Jésus demeure, car le christianisme, c'est Jésus Lui-même. Le Christianisme n'est pas une doctrine, n'est pas un système du monde: c'est la Parole Eternelle faite chair. Le Christianisme, c'est Jésus en personne et c'est pourquoi il fallait que Jésus demeure mais, pour que cette Révélation unique, infinie, inépuisable qu'Il est, porte ses fruits, il faut que nous ouvrions notre coeur à l'immensité du Sien. Et c'est pourquoi il va perpétuer pour l'accomplir la dernière consigne dans le mystère de l'Eucharistie: Il va nous réunir autour de sa table, tous les hommes, toute l'humanité, toute l'Histoire, toute la Création, tout l'univers. Il va la rassembler cette Création autour de Sa table. C'est là qu'Il nous donne rendez-vous. C'est là que nous nous rencontrerons, à condition que nous venions ensemble. Et pourquoi ensemble? Parce que Jésus est le second Adam, parce que Jésus, infiniment ouvert du côté de Dieu par la filiation éternelle du Verbe est aussi infiniment ouvert du côté des hommes et de toute la Création. Infiniment ouvert: ne pouvant exclure personne, donnant Sa Vie pour chacun, jetant dans la balance Son Corps et Son Sang pour apprécier la valeur de chacun et c'est pourquoi chacun ne peut Le rencontrer qu'en dilatant son coeur, chacun ne peut Le rencontrer qu'en se faisant universel, comme Jésus. Car celui qui restreint Jésus à sa propre frontière, qui mesure Jésus à sa propre mesure, fait de Jésus une idole, un faux dieu. Ce n'est plus Lui qu'il rencontre mais une idole fabriquée de sa propre main. C'est justement pour que nous Le trouvions authentiquement, pour que nous Le rencontrions au plus intime de nous-mêmes que Jésus nous appelle, nous convoque, nous invite à venir ensemble en prenant chacun en charge toute l'humanité. Car l'Eucharistie est par essence un acte universel. Jamais la communion, pas plus que la liturgie, pas plus que la messe elle-même ne peut être un geste privé. C'est toujours un acte universel. C'est toujours un acte des autres et pour eux que l'on s'approche de l'Eucharistie et que l'on est en contact authentique avec elle. Ce fait universel, ce fait d'Eglise, c'est là la condition même de la réalisation effective de la Présence de Jésus dans le Très Saint Sacrement. Il faut d'abord que le Corps Mystique, que toute l'Eglise en laquelle toute l'humanité et toute la Création sont comprises, il faut que le Corps Mystique se constitue car lui seul est en prise sur son Chef, lui seul est en prise sur Sa Tête qui est Jésus Christ. 37 6.3 C'est donc seulement à cela, à partir du moment où au moins dans une âme toute l'humanité est rassemblée par l'amour, que l'Eglise est habilitée, est capable d'interpeller son Chef et de provoquer l'accomplissement de Sa Promesse. C'est sur ce Corps Mystique tout entier que Jésus va prononcer à travers le prêtre qui représente ce Corps Mystique tout entier, va prononcer ces paroles qui accomplissent ce qu'elles disent, ces paroles qui transforment, ces paroles qui, sous le voile du pain et du vin, vont perpétuer la Présence Réelle du Seigneur. Cela ne se produit que si l'Eglise est là, que si l'amour interpelle le Seigneur, que si toute la Création est rassemblée autour de Sa Table. C'est pourquoi, s'il n'y avait pas tant de monde, s'il n'y avait pas au moins une âme qui totalise dans son amour l'appel de toute la Création, toute consécration serait invalide. Mais alors, il n'y aurait plus d'Eglise s'il n'y avait plus d'âme en état d'aimer. C'est pourquoi toute consécration qui s'accomplit en dehors de l'Eglise est invalide. L'hypothèse d'un défroqué, comme dans le film qui porte ce nom, d'un défroqué qui consacre un seau de champagne dans un bar par dérision, cette hypothèse est absurde: une telle consécration est évidemment invalide parce que la consécration n'est pas un geste magique. C'est la réponse du Seigneur à l'appel de l'Eglise, à l'appel de son Corps Mystique qui dit sur Lui: "Ceci est mon Corps. Ceci est mon Sang", comme lui-même le dit sur elle, sur l'Eglise. On voit alors toute l'Histoire se récapituler et tous les siècles se grouper autour de l'autel. Tous ces personnages qui semblent définitivement morts, les voilà qui surgissent: les plus grands hommes, les plus grands philosophes, Platon et Socrate et Aristote et Sénèque et Plotin et Saint Augustin et Saint François et tous les autres, les voilà tous groupés autour de l'autel. Personne n'échappe, tous les hommes redeviennent contemporains. L'Histoire recommence, la Création connaît une nouvelle origine et il y a sans doute en ce moment incomparable où ces paroles retentissent et s'accomplissent, il y a sans doute des âmes qui obtiennent enfin ce qu'elles ont attendu, qui obtiennent enfin cette vision de Dieu qui va les combler à fond, en les rassasiant définitivement et inépuisablement. Comme c'est merveilleux de vivre la messe dans cette ampleur, de la vivre en face de toute l'Histoire, de percevoir que tous les hommes de toutes les générations deviennent contemporains, de savoir que personne n'est exclu, que les êtres les plus hostiles à Dieu, les plus pervertis, les plus corrompus en apparence, nos adversaires, ceux-là même qui en veulent à notre vie, que tous ces inconnus ou tous ces êtres connus, tous ces êtres qui habitent des solitudes inaccessibles, 38 6.4 qui connaissent des civilisations qui nous sont totalement étrangères, quelle merveille de penser qu'ils sont là, que la grâce du Christ les assume, qu'à travers la liturgie divine, le monde entier reçoit la beauté du Ciel. Si nous avons de l'Eucharistie cette vision, comme nous serons pressés de la recevoir, comme nous viendrons communier non pas pour nous mais pour eux tous, comme nous aurons ce sentiment merveilleux que nous possédons le viatique de tous les hommes qui mourront aujourd'hui! Ainsi, personne n'échappera au ralliement de l'Amour. Ainsi, tous auront part à la table du Seigneur. Ainsi, tous deviendront avec nous un seul Pain Vivant, un seul Corps, une seule Personne en Jésus. Mais ce n'est pas tout. L'Eucharistie n'est pas seulement l'accomplissement de l'humanité, c'est aussi l'accomplissement de l'univers. Car l'univers doit, lui aussi, entrer dans la Vie Divine. L'univers, lui aussi, doit être transfigurer par le Regard de Jésus. La vocation de l'univers, c'est d'être l'ostensoir de Dieu. Et nous le voyons bien: tous les savants dignes de ce nom, tous ceux qui ont marqué dans l'Histoire comme de grands découvreurs, comme de grands inventeurs, ceux qui ont fait faire à la science des progrès décisifs, ils ont tous compris, deviné, expérimenté que ce monde matériel, que ce monde physique dont l'étude était leur métier, leur passion, ils ont tous compris qu'à travers cet univers, ils pouvaient atteindre la Vérité, ils pouvaient atteindre une Lumière, qui est la lumière de leur esprit, une Lumière qui est le jour de leur intelligence, qui est la joie de leur coeur et donc ils savaient qu'au-delà des apparences matérielles, au-delà des phénomènes, il y a le Verbe, il y a l'Intelligence Divine, il y a l'Amour Eternel qui veut se faire jour à travers tout l'univers, qui veut le rassembler dans l'esprit et qui veut, à travers nous, l'accomplir comme une offrande d'amour. Quand Jésus transforme ou transsubstantie le pain et le vin, quand il introduit la liberté divine au coeur de la matière, comme Il le fait dans tous ses miracles, justement Il révèle que la vocation de l'univers est d'être divinisée, qu'il n'a qu'un seul mouvement continu qui va de l'atome à l'homme et de l'homme à Dieu, que le sens même de l'univers, c'est de refléter le Visage de Dieu, c'est de participer à Son Amour, c'est d'entrer dans la jubilation de la Trinité Divine. Et voilà que, justement, à travers les espèces consacrées, la matière est libérée, l'univers physique se personnalise et l'unité de la Création, pour un moment tout au moins, s'accomplit. 39 6.5 On n'en finirait pas: Jésus est l'origine, Jésus est le second Adam, Jésus est le commencement d'une création nouvelle dont l'émerveillement saisit le coeur de tous les contemplatifs qui ont entendu à travers le silence de l'Eucharistie, qui ont entendu les battement du Coeur de Dieu. Un juif que j'ai connu, que j'ai rencontré à Paris, René Schwob, étant juif encore, ayant entendu parler de l'Eucharistie, s'est dit: "Eh bien si c'est vrai, ça doit se voir. Si c'est vrai, ça doit s'expérimenter" et il est allé communier pour expérimenter la réalité de la Présence de Jésus et c'est cette communion antérieure à son baptême qui l'a converti. Et, quand je l'ai quitté, il était sur le chemin du sacerdoce: il aspirait à devenir l'instrument de cette Eucharistie, le ministre de cette Eucharistie qui l'avait miraculeusement converti. Et vous savez, vous connaissez ce livre d'André Frossard: "Dieu existe, je L'ai rencontré"(1968). Vous savez que cet homme totalement agnostique, tranquillement incroyant, simplement pour avoir passé trois minutes dans la chapelle de religieuses dans laquelle un de ses amis priait, pour avoir passé trois minutes dans le rayonnement de la présence eucharistique, n'a plus pu s'en déprendre et que Dieu est entré dans son coeur comme la lumière qu'il n'avais jamais osé espérer. L'Eucharistie, c'est notre suprême trésor car, si l'Eglise perpétue la Présence de Jésus jusqu'à la fin des temps, le coeur du mystère de l'Eglise, c'est l'Eucharistie qui nous rassemble ce soir. Avec quelle gratitude, avec quel émerveillement sommes-nous appelés à accueillir ce don de l'Eternel Amour! Comme le commandement d'aimer devient vivant tant il s'exprime dans cette Présence discrète, silencieuse, où Dieu a parlé dans son vêtement de pauvreté! Quoi de plus fragile, de plus insignifiant que cette hostie qui est le véhicule de la Présence Unique... Et pourtant, c'est cela dont l'Eglise a vécu: elle vivra toujours de ce mystère et, quand on le néglige, quand on s'en détourne, quand on perd contact avec lui, quand on ne sait plus entrer dans son silence, le Christianisme se défait. Il devient un bruit discordant, il devient une action décentrée, il devient une agitation stérile parce qu'il n'est plus porté par la Grandeur Divine qui peut seule réaliser la grandeur humaine. Nous avons donc ce soir, avant toute chose, à adorer le silence du Seigneur dans le mystère eucharistique. Nous avons à devenir disciples du silence, car c'est à travers ce silence que nous atteindrons à nos racines et à celles d'autrui. C'est à travers tout ce silence que nous connaîtrons le prix de la Parole, qui est le Verbe, le Verbe qui crée, le Verbe qui suscite la Vie, le Verbe qui communique toutes les richesses de l'Amour. 40 6.6 C'est la grâce que nous allons demander les uns pour les autres. Seigneur, c'est vous qui avez tout sauvé, qui avez tout sauvé au cours des siècles, par votre silence. Car, en effet, si l'Eglise n'avait vécu que de la parole humaine des discussions, des oppositions, des anathèmes, des excommunications réciproques, il y a longtemps qu'elle serait tombé en ruine. Ce qui a tout sauvé, c'est le silence de Dieu. Ce qui a tout sauvé, c'est cet attrait, cette attraction, cette polarité que le Christ au Très Saint Sacrement a exercé sur les âmes comme pour leur faire entendre le mystère du silence. Et ce sont ces âmes souvent les plus humbles, les plus inconnues qui sont les colonnes de l'Eglise, ces âmes qui respirent le silence de Dieu et qui en communiquent la vertu et la joie. Et voilà maintenant le seul hommage que nous puissions rendre, c'est d'entrer nous-mêmes dans ce profond recueillement. C'est d'entrer dans cette vocation universelle. C'est de respirer cette Présence qui embrase tout l'univers. C'est de faire ce soir une offrande de notre être tout entier, en prenant en charge toute l'humanité et tout l'univers, en même temps que ce soir le monde entier se rassemble comme un seul Corps, comme un seul Pain, comme une seule Hostie. Alors nous apprendrons qui nous sommes en prenant conscience de la dimension infinie du Christ et de nous-mêmes, dont Il est la Vie, et nous pourrons recevoir cette pierre blanche dont parle l'Apocalypse, cette pierre mystérieuse qui est Jésus Lui-même, cette pierre où nous lirons notre vie car, comme le dit le prophète sacré: "A celui qui vaincra" - c'est-à-dire à celui dont la Foi ira jusqu'au bout d'elle-même -" A celui qui vaincra, on donnera une pierre blanche. Et sur cette pierre, un nom écrit, un nom que personne ne connaît, sinon celui qui la reçoit."(Ap. 2.17) 41 Notre Dame des Anges BEYROUTH Maurice ZUNDEL Vendredi Saint - 31 Mars 1972 JESUS S'EST FAIT PECHE POUR NOUS 7.1 La seule parole qui soit au niveau de l'événement qui nous rassemble, de l'événement qui domine toute l'Histoire, c'est le mot de Saint Paul aux Corinthiens: "Celui qui était sans péché, Celui qui ne connaissait pas le péché, Dieu l'a fait péché pour nous, afin que nous devenions en Lui justice de Dieu." (2 Cor. 5/21) Au-delà de toute espèce de sentimentalité, allons droit au coeur du mystère. Saint Paul nous introduit dans les abîmes de la douleur du Christ: c'est qu'Il a été fait péché, c'est qu'Il a totalisé dans sa sensibilité, toute la culpabilité de toute l'Histoire, du commencement jusqu'à la fin, c'est qu'Il s'est senti le grand coupable, c'est qu'Il s'est senti infiniment plus coupable que ses bourreaux eux-mêmes pour lesquels Il a imploré le pardon, parce que, justement, sa sensibilité était dans la nuit, dans l'abandon et dans la solitude totale. Sans doute au sommet de Son Etre, Il savait que cette heure était l'heure de la Rédemption, l'heure de la victoire sur la mort, l'heure du triomphe de l'Innocence Infinie de Dieu, mais, dans sa sensibilité, Il était dans la nuit la plus obscure et dans l'abandon le plus total au point qu'Il avait ce sentiment intolérable d'être péché vivant. Et c'est cette coexistence en Lui entre le sentiment de la culpabilité infinie et la certitude de l'innocence absolue qui a fait craquer son âme, qui a été la raison de Sa Mort. Car Jésus n'est pas mort de Ses blessures physiques comme les larrons crucifiés avec Lui. Il est mort du dedans, d'une mort intérieure. Il est mort de notre mort, car Il ne devait pas mourir étant donnés les principes constitutifs de Son Etre. Il ne devait pas mourir puisqu'il était, comme dira Saint Pierre, "le Prince de la Vie" (Ac. 3/14). S'Il est mort, c'est par un miracle de identification au point que l'on peut dire que ce n'est pas la Résurrection qui doit nous étonner, mais la mort en Celui qui était la Source de toute vie. 42 7.2 Il est mort parce qu'Il s'est identifié à notre mort qui trempe dans le mal, qui a sa source première dans la péché et c'est parce qu'Il est entré dans cette nuit effroyable, dans cet enfer ineffable, que son âme s'est rompue et qu'Il a rendu le dernier souffle. Il faut nous en souvenir: la mort de Jésus est une mort intérieure. C'est une mort qui commence par l'esprit, par le coeur et qui s'achève seulement dans la chair. Et c'est pourquoi il y a en Lui une exigence de retour à la vie parce que, pour Lui, la mort est un état contre nature. Mais justement, c'est cela qui nous émeut dans cette mort, c'est cela qui nous purifie, qui éveille notre amour et notre compassion. Cette mort, c'est notre mort. Cette mort qu'Il endure, c'est pour vaincre la nôtre, pour la transfigurer, pour que nous puissions faire de notre mort un acte de vie, une acte d'amour. Il nous reste donc à nous cacher dans ces plaies de Jésus Christ, à les assumer dans notre coeur, à entrer dans cette compassion qui a fait de Saint François d'Assise une croix vivante portant les plaies de Jésus Christ. Il nous reste à entrer dans cette compassion d'amour et, pour l'exercer d'une manière authentique, à aimer, à aimer toujours davantage, à aimer Celui qui est l'Amour et qui est le Dieu Vivant, Car le Bien, c'est Dieu vivant en nous, et nous vivant en Dieu. C'est par là que nous arracherons le Christ à la Croix. C'est par là que nous témoignerons de notre intelligence, puisque le péché est un refus d'amour; puisque nous avons tous crucifié Jésus, nous avons tous le pouvoir aussi de L'arracher à la Croix et de Lui préparer dans notre coeur un siège où Il pourra, un trône où Il pourra proclamer Sa Royauté, c'est-à-dire exprimer à travers nous dans notre fidélité la présence éternelle de Son Amitié Infinie pour tous les hommes. Nous voulons donc maintenant entrer dans cet immense silence où la Vierge est ensevelie lorsqu'elle accompagne son Fils au tombeau, lorsqu'elle Le reçoit de la Croix où Il a été labouré, défiguré, déshonoré, bafoué. Nous voulons entrer dans ce silence en demandant à Marie d'inscrire en nous les blessures de Jésus, afin que nous entrions à fond dans l'appel de Son Amour, en nous rappelant ces larmes d'un grand fils de Saint François qui parcourait les routes d'Italie en disant: "Piango perche l'amore non è amato": "Je pleure parce que l'Amour n'est pas aimé." (1) -:-:-:-:-:-:- (1) Jacopone de Todi 43 Notre Dame des Anges BEYROUTH Maurice ZUNDEL Pâques - 2 Avril 1972 LE MYSTERE PASCAL : L'AMOUR EST PLUS FORT QUE LA MORT 8.1 Le Docteur Paul Nagai, médecin japonais, qui a été victime à petit feu en raison de la leucémie qu'il a contractée lors de la mort des victimes de la bombe atomique qui a détruit Nagasaki, le Docteur Nagai raconte comment il a entrevu l'immortalité dans le dernier regard de sa mère mourante. Il faisait alors ses études de médecine. Il était matérialiste, comme la plupart de ses camarades. Et voilà que, devant ce mystère, devant ce regard si chargé de lumière et d'amour, il fut ébranlé jusqu'au fond de son être en se disant: "Il est impossible qu'un tel regard soit condamné à mourir." Alors, il prit contact avec les prêtres de la cathédrale, dans le voisinage de laquelle il habitait. Il embrassa la Foi chrétienne avec une immense ferveur et Dieu devint pour lui, comme pour sa femme et ses enfants, Dieu devint vraiment la respiration de sa vie. Il avait compris l'essentiel: c'est que l'amour, comme dit le Cantique, l'amour est plus fort que la mort." (Cant. 8/6) Et c'est cela justement qui éclate au coeur du Mystère de la Résurrection, c'est que l'amour est plus fort que la mort car enfin, Notre Seigneur est entré dans la mort uniquement par Amour pour nous. Notre Seigneur est entré dans cette épouvantable solitude à laquelle fait allusion l'article du symbole: "Il descendit aux Enfers". Cela veut dire qu'Il connut, seul, la plus épouvantable, la plus désespérante solitude pour nous en délivrer, afin que, désormais, nous ne mourrions pas seul, parce qu'Il ne cessera jamais de traverser la mort avec nous. Et, quand on n'est pas seul dans la mort, quand dans la mort on est porté par la Vie, quand dans la mort on est assisté par l'Amour, la mort dans ce qu'elle a de plus inacceptable est vaincue et définitivement surmontée. Quelle est cette puissance de l'Amour? C'est une puissance de dépouillement, c'est une puissance de libération. Celui qui aime ne se regarde pas. Celui qui aime se dépossède de lui-même. Celui qui aime devient un espace pour accueillir l'autre. Celui qui aime n'offre plus de prise aux voleurs, il n'offre plus de prise aux phénomènes, il n'offre plus de prise à la mort, comme Saint François l'a si magnifiquement révélé 44 8.2 dans sa propre mort qu'il a accueillie dans la jubilation et dans l'émerveillement parce qu'il savait qu'il allait à la rencontre de cet Amour qui l'habitait et qui était caché comme un immense secret au fond de son coeur. Et ce secret, nous le portons nous-mêmes en nous, car Jésus ne nous attend pas seulement au moment de la mort, Jésus nous attend maintenant, à chaque battement de notre coeur. Jésus veut donner à notre vie les dimensions mêmes de la Sienne. Jésus nous donne Son Coeur pour aimer, Il nous donne ce pouvoir d'aimer infiniment car, comme dit l'Apôtre Saint Paul: "La grâce de Dieu a été répandue dans nos coeurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné" (Rm. 5/5) Or qu'est-ce que l'Esprit Saint sinon la flamme d'Amour qui joint éternellement le Père et le Fils dans le Mystère adorable de la Trinité Divine. Eh bien, ce mystère est devenu nôtre: cette capacité d'aimer nous a été communiquée et nous pouvons dès ici-bas, nous pouvons dès aujourd'hui - parce que le Christ est vivant, parce qu'Il est ressuscité, parce qu'Il est la Vie de notre vie - nous pouvons dès aujourd'hui aimer d'un amour infini. Qui ne voudrait pas être aimé d'un amour infini? Qui, lorsqu'il aime, n'espère pas rencontrer un amour sans frontière, sans égoïsme et sans retour sur soi? Eh bien, c'est cela, notre capacité d'aimer en Jésus Christ. Et, si nous sommes fidèles à cet appel du Seigneur, si nous respirons Sa Lumière, si nous Lui rendons visite dans l'intimité de notre coeur, si nous devenons transparents à Sa Présence, notre amour sera capable chez tous les frères humains que la vie mettra sur notre route, sera capable de les délivrer de leurs limites et de les apprivoiser à cet Amour Eternel et de leur communiquer cette capacité de don qui est celle même de l'Esprit Saint répandue dans nos coeurs. C'est l'Amour qui triomphe de la mort, C'est l'Amour qui est plus fort que la mort et c'est cela, justement, notre acte de foi: c'est l'affirmation que l'Amour est plus fort que la mort à condition que l'Amour soit totalement lui-même, à condition que l'amour ne soit pas un prétexte et un faux-semblant, à condition que l'amour aille jusqu'au bout de sa vocation et qu'il communique à l'autre et aux autres l'infini qui est sa Source Eternelle. Paul Nagai, qui portait ces pensées dans son coeur, lorsqu'il se vit tout à coup enseveli à l'Université sous un amas de poutres et de gravats, lorsqu'il entendit les gémissements des blessés, lorsqu'il vit à douze kilomètres alentour un immense champ de ruines, lorsqu'il 45 8.3 découvrit dans sa maison effondrée le squelette de sa femme, lorsqu'il se vit lui-même contaminé par la leucémie, ne perdit pas un instant l'espérance. Il savait que l'amour est le dernier mot de tout et il contribua un certain jour de Noël, immédiatement après la catastrophe, à redresser sur un palan les cloches de la cathédrale qui étaient tout ce qui restait de cet édifice soufflé par la bombe atomique. Ils les redressèrent et les firent chanter dans la nuit en s'agenouillant sur ce champ de ruines. Et, comme sa maladie progressait, il écrivit ce livre si diaphane, si transparent, si émouvant: "Les cloches de Nagasaki" pour dire au monde entier: arrêtez, finissez-en avec la guerre. Nous avons fait l'expérience pour vous, elles est horrible mais nous n'en voulons à personne, parce que nous voulons que l'amour soit le dernier mot. C'est cela que nous devons garder dans nos coeurs aujourd'hui, mais pour le vivre, mais pour lui donner une résonance, à chaque battement de notre coeur, dans toutes nos relations humaines. Aujourd'hui, il est urgent, aujourd'hui, pour que la paix règne dans le monde, il est urgent qu'aujourd'hui nous entendions ce message, qui est le message essentiel de la Résurrection. C'est l'Amour qui aura le dernier mot, car l'Amour est plus fort que la mort. 46 Notre Dame des Anges BEYROUTH Maurice ZUNDEL Pâques - 2 Avril 1972 LA MYSTERE PASCAL: Vivre ensemble et seul dans l'intimité du Christ Ressuscité 9.1 Cher Amis, Jésus Ressuscité entre dans la Gloire de Son Père. Il remonte vers le Père, comme Il dit à la Madeleine. Il remonte vers le Père pour nous communiquer cette Gloire qu'Il avait avant que le monde fut. Il faut L'entendre: Jésus veut nous communiquer Sa Gloire. Et quelle est cette Gloire qui va transfigurer notre vie, lui donner une valeur incomparable? Cette Gloire, c'est l'Esprit Saint qu'Il va répandre dans nos coeurs. Cette Gloire, c'est la Présence de Dieu, c'est Son habitation au plus intime de nous. Le Ciel, dit le Pape saint Grégoire, le Ciel c'est l'âme du juste. Voilà que le Ciel vient en nous. Voilà que Dieu nous habite, que notre vie est identifiée avec la Sienne! Chacun de nous s'interroge: Quelle est la valeur de ma vie? Chacun de nous veut être unique. Il veut que sa vie ait un sens. Il veut qu'elle ne soit pas vécue en vain. Comment notre vie peut-elle être unique sans faire tort aux autres? Sans nous retrancher de la communion humaine? Mais voilà justement le miracle et le mystère: c'est qu'en Dieu le secret de chacun, l'unicité de chacun et son universalité se confondent parce que toute grâce est une mission, parce que celui qui reçoit Dieu, son coeur s'ouvre à l'infini et devient capable d'être une présence à tous les hommes. Et c'est là justement le mystère merveilleux de l'Eglise, que l'Eglise réalise d'une manière unique, cette possibilité de relier les deux pôles de la vie commune, de la vie sociale "ensemble et seul". On ne peut pas former une communauté sans vivre ensemble, mais on ne peut pas former une communauté véritablement humaine sans que sa propre solitude soit reconnue et respectée. Car finalement la communauté vaut ce que vaut la solitude de chacun. 47 9.2 Voyez le communisme qui envahit le monde et qui ne cesse d'offrir ses pièges en promettant un paradis à brève échéance. Le Communisme se trompe, non pas parce qu'il préconise la communauté des biens - qui peut être acceptable, qui peut être admirable, qui est le régime de la vie monastique - mais il se trompe parce qu'il ignore, parce qu'il méconnaît la solitude, parce qu'il perd de vue que le bien suprême, c'est le bien qui s'accomplit au plus intime de chacun et que, si chacun est vraiment présent à la Lumière, et que si chacun est offert totalement à la Présence Divine, chacun devient alors un bien commun, un bien universel. Et c'est cela le véritable universel: on confond toujours général et universel! Mais l'universel, c'est cela: c'est ce trésor confié à chaque conscience. L'universel, c'est ce bien divin qui est le seul bien véritablement commun. Voyez: si vous assistez à un concert, si les artistes sont dignes de la musique qu'ils présentent, si toute la salle est unanime à écouter, si elle est une seule respiration, une seule aspiration vers la beauté, chacun éprouve cette beauté d'autant plus profondément que le silence est plus total. Mais cette beauté, il l'éprouve comme le secret le plus intime de son coeur. C'est là l'image d'une société parfaite, d'une société véritablement humaine: ensemble et seul. On communie ensemble à un bien suprême, mais qui est intérieur à chacun et qui est le secret le plus intime de sa personne. Et c'est cette Gloire, justement, que Jésus veut nous communiquer quand Il répand son Esprit dans nos coeurs. Et c'est cette Gloire en laquelle nous nous enracinons dans la mesure où nous vivons le mystère de l'Eglise. Car l'Eglise a ses assises dans la conscience de chacun. Chacun de nous doit devenir toute l'Eglise. Sans doute chacun dans l'Eglise n'a pas la même fonction, mais tous les chrétiens ont la même mission d'être les porteurs de Dieu, d'être les porteurs du Christ et, par leur vie même, de témoigner de Sa Présence en Le communiquant. C'est cela qui nous remplit de joie en voyant le Christ Ressuscité et remonté vers Son Père, et devenir, à la droite du Père, le dispensateur de la Gloire Divine qui est répandue dans nos coeurs par l'Esprit qui nous est donné. C'est cela qui nous remplit de joie parce que chacun d'entre nous peut entrer dans une grandeur infinie, parce que chacun de nous est vraiment chargé d'une mission universelle, parce que la vie la plus humble, la plus cachée - une femme qui se livre aux travaux obscurs du ménage - cette vie peut rayonner sur le monde entier et lui apporter la Vie Eternelle. Il faut retenir ce message. Il faut garder avec le plus grand amour ce trésor confié à chacun de nous. Il faut que chacun de nous prenne conscience que l'Eglise, c'est son affaire, que le salut du monde, il en a la charge, que le sens même de sa vie, c'est de porter tout l'univers pour en faire à Dieu une offrande de lumière et d'amour. 48 9.3 Quel honneur si, au soir de ce jour, chacun de nous peut découvrir dans le silence de son coeur cette Présence du Seigneur Ressuscité. Et, si chacun de nous se sent promu, élevé, magnifié par ce don de Dieu, si chacun de nous acquiert par là un plus grand respect de sa vie et prend cette admirable résolution d'être digne de cette mission et d'apporter partout où il va - sans le dire mais dans l'amour même du Dieu qu'il porte en lui-même - si chacun s'efforce de communiquer aux autres ce merveilleux secret en traitant l'autre avec un respect tel qu'il puisse découvrir au fond de son âme ce Christ qui est le Christ de tous, ce Christ qui est aussi le Christ de chacun, ce Christ qui nous appelle chacun par notre nom, ce Christ qui nous fait à la fois unis et universels. Oui, le bien commun, chers Amis, c'est vous. Le bien commun de toute l'humanité, c'est chacune de vos âmes dans la mesure où vous laissez Dieu vivre en vous et susciter en vous cet espace illimité où toute la Création puisse se sentir accueillie. Avec quel bonheur nous allons rendre grâce au Seigneur qui nous appelle à une telle dignité et qui nous envoie dans le monde pour être un Evangile vivant, qui nous envoie dans le monde pour porter la paix et la joie, qui nous envoie dans le monde pour que chacun se sente infiniment aimé par ce Christ qui est notre frère et notre Dieu! 49 Notre Dame des Anges BEYROUTH Maurice ZUNDEL Pâques - 2 Avril 1972 LE MYSTERE PASCAL REVELE A L'HOMME LA GRANDEUR DE SA VOCATION 10.1 Supposons avec la physique contemporaine que le rayon de l'univers soit de dix milliards d'années-lumière. Supposons que la galaxie la plus lointaine nous envoie aujourd'hui un rayon qui chemine depuis dix milliards d'années-lumière. Cela peut nous donner une idée de l'immensité du monde dans lequel nous sommes un atome, un rien, un zéro, en apparence. En apparence mais, en réalité, cette immensité du monde, c'est nous qui la calculons, c'est nous qui la reconnaissons et, par là, nous sommes plus grands que le monde. Le ver de terre ne connaît que l'espace vital de son petit jardin. L'homme, lui, bien qu'il soit un rien matériellement dans l'immensité de l'immensité physique de l'univers, c'est pourtant lui qui connaît et qui calcule cette immensité. C'est pourquoi Pascal a pu dire si profondément et si magnifiquement: "Par l'espace, l'univers me contient et m'engloutit comme un point. Par la pensée, je le contiens"(Br. 348). Cet univers qui devient un point dans ma pensée, car dix milliards d'années-lumière je peux les multiplier par mille: ce n'est rien pour mon intelligence que cette opération. Et, plus j'imagine le monde immense, plus ma pensée le domine, plus elle apparaît plus grande que lui, et c'est cela, justement, qui nous passionne, c'est cela qui provoque notre émerveillement, c'est qu'en nous il y a une grandeur telle que rien en puisse la satisfaire, une telle grandeur que tout objet dans le monde est trop petit auprès de l'espace illimité de notre intelligence. C'est de là que jaillit en nous ce désir, ce besoin impérieux d'infini qui nous rassemble aujourd'hui. Car pourquoi sommes-nous ici? Non pas pour ressasser de vieilles superstitions, non pas pour obéir à une tradition de tribu. Nous sommes ici pour apprendre notre vocation d'infini et pour l'accomplir. Car Jésus est venu précisément pour répondre à cette soif d'infini qui nous dévore, Jésus, c'est-à-dire Dieu parmi nous, Jésus, c'est-à-dire Dieu au coeur de notre Histoire, c'est-à-dire Jésus au centre de notre vie. 50 10.2 Que vient-Il faire, sinon nous apprendre, nous révéler que, en effet, le poids de notre vie, c'est la vie, que le poids de notre vie pour Dieu, c'est Dieu même? Or toute la Création que nous venons de vivre, tout ce mystère adorable exprimé dans des mots ineffables, toute cette Passion, qu'est-ce qu'elle veut dire? Elle veut dire que l'homme aux yeux de Dieu égale Dieu parce que, justement, Dieu nous aime au point de vouloir nous communiquer Sa Vie, au point de vouloir satisfaire en nous ce besoin d'infini en nous communiquant Sa Présence et Sa Vie. C'est cela dont nous avons besoin de prendre conscience. Vous chantez le Seigneur, vous Le chantez avec allégresse, vous le chantez magnifiquement le dimanche soir. Mais votre vie est-elle une découverte et une création? Votre vie a-t-elle pris conscience de son immensité? Avez-vous retenu que vous êtes unique, chacun? Unique, chacun? Et que chacun de vous est indispensable à l'équilibre du monde? Car chacun de nous est irremplaçable. Quand vous rentrez dans une chambre, votre présence n'est pas neutre, votre présence détermine un courant, un courant de vie ou un courant de mort, un courant de lumière ou un courant de ténèbres, mais votre présence change quelque chose à l'atmosphère, change quelque chose à l'univers et c'est parce que vous avez en vous cette capacité, c'est parce que vous avez en vous cette vocation de grandeur que le Christ est venu, qu'Il vient toujours, qu'Il vous aime d'un amour infini, qu'Il a jeté dans la balance Sa propre vie pour faire contrepoids à notre vie. Il n'y a là aucun doute que l'aventure humaine, celle à laquelle vous croyez, celle dans laquelle vous espérez, celle à laquelle vous voulez vous consacrer avec toute la passion de votre jeunesse, il n'y a aucun doute que cette aventure, elle s'accomplit d'abord en vous. C'est dans le secret de votre vie, c'est dans l'intimité de vos choix, de vos décisions, de vos affections que vous réalisez votre vocation d'homme, c'est-à-dire votre vocation de créateur et de fils de Dieu. Rappelez-vous le grand mot de Saint Paul, si émouvant, si admirable de l'Epître aux Romains: "La Création toute entière gémit, elle est dans les douleurs de l'enfantement parce qu'elle a été soumise, malgré elle, par l'homme à la vanité et la Création toute entière attend la révélation de la gloire des fils de Dieu" (Rom. 8/19-22) Cela veut dire que la Création toute entière vous attend, car c'est en vous que doit se manifester la gloire des fils de Dieu. Est-ce que ce n'est pas une aventure digne de solliciter votre enthousiasme, digne de mettre en mouvement tout votre esprit d'aventure, toute votre puissance d'aimer? Le monde entier est remis entre vos mains, le monde entier vous attend, non pas pour une action extérieure, qui est sans doute nécessaire mais toujours limitée, mais pour une action sans limite et proprement infinie qui jaillit de notre pensée et qui est le don de notre coeur. 51 10.3 Nous ne serions là ni vous ni moi si nous ne croyions à cette immensité: comme notre foi en Dieu, c'est aussi au même degré une foi en l'homme, car où trouver Dieu dans une expérience humaine sinon dans un homme transformé, dans un homme délivré de ses limites, dans un homme qui est devenu un espace illimité de lumière et d'amour. Le Mystère Pascal, justement parce qu'il inspire nos vies, le temps du Christ parce qu'il résulte de cette équation sanglante inscrite dans l'Histoire par Jésus: aux yeux de Dieu, l'homme égale Dieu, le Mystère Pascal nous appelle à réaliser notre grandeur, Il nous appelle à être vrai, à ne pas tricher, car c'est cela qui est l'opposé même de la grandeur: tricher avec soi-même, tricher dans sa solitude, tricher dans sa pensée, tricher dans ses amours. Mais celui qui dit la vérité dans son coeur, celui-là gravit la Montagne de Dieu ou plutôt il devient lui-même la Montagne de Dieu, il devient le phare qui éclaire toute l'humanité. Einstein, ce grand génie, qui a révolutionné la physique dans tant de domaines et qui avait un sentiment d'humilité si profond, a écrit: "Celui qui, devant l'univers, celui à qui le sentiment religieux est inconnu et qui n'est pas frappé de respect, est comme s'il était mort." Einstein disait cela devant l'univers, devant cet univers à travers lequel il atteignait cette Vérité Infinie qui nourrissait son génie. Que dire devant ce qui est infiniment plus grand que l'univers, c'est-à-dire devant notre vie elle-même? Oui, le grand sanctuaire de Dieu, c'est nous-mêmes parce que c'est de nous-mêmes que doit partir ce rayonnement qui va transfigurer tout l'univers. Il s'agit donc pour nous de prendre conscience de cette vocation, d'enter dans notre grandeur et de donner comme un aimant et à notre vie, et à toute notre vie, et à toute la Création, cet infini qui est le Dieu Vivant caché au plus profond de notre coeur et qui nous attend et qui nous envoie pour rendre la vie plus belle et l'humanité plus heureuse. Hâtons-nous dans l'allégresse à la rencontre du Seigneur Ressuscité en Lui rendant grâce de ce qu'Il nous ait révélé notre grandeur en nous communiquant la Sienne, en nous rappelant ce grand mot de Saint Jean de la Croix: "Une seule pensée de l'homme est plus grande que tout l'univers. Il n'y a que Dieu qui soit digne de la remplir." 52 Notre Dame des Anges BEYROUTH Maurice ZUNDEL Pâques - 2 Avril 1972 RESURRECTION DES CORPS ET TRANSFIGURATION DE L'UNIVERS 11.1 En Jésus Christ, c'est la liberté de Sa Personne, la liberté de Son Etre qui lui permet d'adapter la manifestation de Lui-même à l'état d'esprit et aux dispositions du coeur de ceux auxquels Il apparaît. L'identification se fait par degré. Nous le voyons ici: les disciples, les apôtres croient voir un esprit. Ce n'est que peu à peu qu'ils se convainquent de la présence corporelle du Seigneur, cette présence corporelle qui d'ailleurs témoigne, comme je viens de le dire, d'une si grande liberté, tellement que, finalement, le Christ disparaîtra à leur yeux au-delà de toutes les lois de l'espace et du temps. Cette liberté du Corps du Seigneur, cette liberté du Christ Ressuscité, elle est appelée à devenir la nôtre, puisque nous avons tous cette vocation de ressusciter et que la vie glorieuse du Seigneur s'imprime déjà dans nos vie. Comment cela peut-il se réaliser? Par quel recueillement, par quelle intériorisation de nous-mêmes? C'est là évidemment toute la question que nous pouvons d'une certaine manière mettre en route par des expériences vérifiables. Les cosmonautes nous ont appris que l'homme ne peut subsister lorsqu'il quitte notre atmosphère qu'en emportant les conditions terrestres. S'ils n'avaient pas été ravitaillés par l'oxygène, s'ils n'avaient pu manger des nourritures terrestres, les cosmonautes n'auraient pas survécu sur la lune. Ils sont donc restés terrestres sur la lune parce que, justement, notre organisme est ordonné à notre habitation terrestre: nos organes sont ainsi faits qu'ils sont étroitement limités à cette zone terrestre qui est notre habitat. S'il y avait un transfert de l'humanité dans d'autres planètes dont les conditions sont totalement différentes, il faudrait que les organes se modifient en proportion, ce qui nous conduit à nous demander ce qui constitue finalement notre corps dans son essence. Si nous faisons abstraction des dispositifs qui nous adaptent à notre habitat terrestre, qu'est-ce qui reste de nous? 53 11.2 Si d'ailleurs nous tenons compte des conditions de l'après-vie, de l'après-vie terrestre où il n'y aura plus de génération, où il n'y aura plus de mariage, où il n'y aura plus la lutte pour le pain quotidien, où donc tous les organes qui sont adaptés à ces fonctions auront disparu, qu'est-ce qui restera du corps? Quelle est l'essence de notre corps? Qu'est-ce qui maintient notre identité depuis le sein maternel jusqu'à notre mort, depuis l'embryon jusqu'au vieillard? Qu'est-ce qui maintient l'identité? Qu'est-ce qui assure notre présence dans le monde visible et nous permet de nous y manifester si on fait la soustraction de tout ce que j'ai dit, de tout ce qui est rigoureusement adapté à notre habitat terrestre et aux fonctions qui ont à s'y exercer pendant le temps où nous y demeurons? Il y a une donnée qui est extrêmement émouvante, c'est celle de notre voix. Votre voix que l'on reconnaît quand on vous connaît, votre voix qui s'annonce au téléphone: on sait que c'est vous si l'on vous connaît, elle révèle sa musique car la musique de votre voix est unique, elle correspond à un chiffre, à une certaine longueur d'onde. Ce chiffre de votre voix est sans doute le chiffre qui correspond au chiffre de votre corps que l'on peut résumer, lui aussi, dans une longueur d'onde: une certaine musique, une certaine note si vous voulez. Ce serait cela finalement qui constituerait l'essence de notre présence visible et qui nous permettrait de nous manifester dans le monde visible. Aussi bien voyons-nous justement dans les apparitions de Notre Seigneur qu'elles manifestent une entière liberté. Tantôt Il apparaît sous une forme, tantôt Il apparaît sous une autre, avec toutes les graduations que je signalais tout à l'heure, dans la manière où Il est reconnu et identifié. Si bien que, finalement, il y aurait pour nous une certaine musique fondamentale qui correspondrait à notre essence singulière; aussi bien lorsque nous sommes en présence de quelqu'un, ce qui nous intéresse, ce n'est pas sa digestion, ce n'est pas sa respiration, à moins qu'il ne soit malade et qu'il ait besoin d'un secours immédiat, ce qui nous intéresse, c'est précisément le mystère de sa présence. Mais qu'est-ce que c'est que cette présence? Cela dépend naturellement de sa qualité et de la nôtre. Ca dépend de son équilibre. Ca dépend de la lumière qu'il porte en lui. Ca dépend de sa pureté et de la nôtre. Ce qui fait une présence dans l'état le plus favorable, c'est justement qu'elle est un présent, un cadeau, c'est qu'elle ouvre un espace, c'est qu'elle apporte une lumière, c'est qu'elle est une source de joie. Ce serait dans cette direction que nous aurions à vivre le Christ Ressuscité en ressuscitant déjà nous-mêmes, en nous transformant, en anticipant notre résurrection, en intériorisant toutes nos puissances organiques, de manière à ce que nous soyons contenus tout entier dans un certain point de lumière qui annoncerait le mystère de notre être sous la forme, justement, d'une présence, d'un présent et d'un cadeau. 54 11.3 C'est, je pense, de cette manière que nous entrons en contact avec nous-même et avec les autres, de cette manière virginale où le contact justement s'établit à partir de la racine de l'être, de son enracinement en Dieu, à partir de ce qu'il y a de plus diaphane en nous, enfin à partir de cette musique fondamentale qui ferait de nous une note de choix du cantique du Soleil. C'est dans cette direction que nous allons nous établir au cours de cette liturgie tandis que nous allons, précisément, à la rencontre du Seigneur Ressuscité, à la rencontre de Son Corps Glorieux qui devient la sanctification du monde. Nous allons Lui demander cette grâce d'être une présence, une présence diaphane, une présence de lumière, une présence de joie, enfin une musique, une musique silencieuse dans le Coeur du Seigneur et dans le coeur de nos frères qui Le reconnaîtrons justement à travers nous dans la mesure où nous aurons en eux un espace de lumière et d'amour. Dans ce résumé des récits de la Résurrection, qui probablement n'est pas de Saint Marc bien qu'il soit l'appendice de son Evangile, il y a une parole qui est assez unique: "Allez dans le monde entier proclamer le Bonne Nouvelle à toute la Création." C'est le seul évangéliste, sauf erreur, qui formule la consigne de Jésus sous cette forme (Mc 16/14): "Evangéliser non seulement les hommes, mais évangéliser toute la Création!", ce qui implique les animaux, les végétaux, les minéraux, ce qui implique les astres, ce qui implique toute l'Histoire et finalement tout l'univers. Ce tout petit mot correspond à celui de Saint Paul aux Romains (Rom 8/ 21/22): Toute la Création gémit dans les douleurs de l'enfantement", toute la Création attend "soumise à la vanité", malgré elle, comme elle l'est en effet, et "attend la révélation de la gloire du Fils de Dieu." Il y a certainement une correspondance entre la vision de Saint Paul et la consigne que rapporte ici la finale de Saint Marc: toute la Création qui a été enténébrée par nos refus d'amour, toute la Création doit être purifiée, libérée et va recevoir l'Evangile et elle est appelée aussi à vivre en Dieu. Cette vue synthétique, cette vue qui rassemble dans une seule vocation l'homme et l'univers est infiniment précieuse parce qu'elle nous donne précisément une vue d'ensemble du plan de Dieu. La Liberté Divine qui éclate au coeur de la Trinité, qui est le sens même de Jésus créateur, veut se répandre à travers les créatures intelligentes sur toute la Création. 55 11.4 Nous en avons une sorte d'anticipation dans cette expérience admirable de la science qui n'a pas cessé de chercher la vérité à travers tous les phénomènes. Que des savants puissent s'enthousiasmer pour les phénomènes au point d'y consacrer leur vie, qu'ils soient comblés par cette étude au point d'y consacrer leur vie, qu'ils soient comblés par cette étude de la nature, c'est évidemment le signe qu'il y a une correspondance entre leur esprit et la nature et qu'à travers les phénomènes, ils atteignent cette présence de la vérité, qui est Quelqu'un, car il est impossible que l'esprit se consacre à la vérité, qu'il en soit illuminé, qu'il en soit comblé si la Vérité n'était pas Quelqu'un. A travers ce cheminement sur la circonférence qui symbolise le progrès de la science qui est .... lendemain et qui durera autant que durera l'Histoire, à travers ce cheminement sur la circonférence, il y a une relation avec le Centre Eternel qui embrasse tous les temps, il y a une relation qui justement éclate, de temps en temps, à travers les phénomènes où le savant se sent relié à ce Centre Eternel, et c'est par là que, à travers les phénomènes, il atteint la vérité, la vérité qui est Quelqu'un, la vérité qui est le jour de notre esprit et de notre intelligence comme elle est aussi la joie la plus profonde de nos coeurs. Il y a donc une vocation spirituelle de l'univers, que la science, à sa manière, accomplit, que l'âme aussi, bien sûr, avant la science, pourrait-on dire, que l'âme s'applique aussi à réaliser. Mais enfin si, à travers le spectacle de la nature, les artistes, en cherchant à l'exprimer, n'ont pas cessé d'enrichir le musée de nos émerveillements, c'est qu'à travers la nature, eux aussi, à leur manière, sous l'aspect de la beauté, ont rencontré dans l'univers une Présence qu'ils n'ont jamais cessé de nous rendre sensible puisque l'oeuvre d'art, finalement, c'est précisément comme le sacrement de la beauté, qui contient la suggestion et la communication d'une Présence. Et, plus profondément encore, l'amour humain, à travers la communion des êtres, l'amour humain qui n'a pas cessé de porter la vie, l'amour humain, bien sûr, plus que tout autre manifestation de notre existence, l'amour humain plonge dans le Coeur de Dieu, a ses racines en Lui et nous ramène à Lui, puisqu'il est impossible d'aimer sans échanger avec Lui si l'on veut que l'amour soit éternel. Il y a donc déjà dans l'expérience humaine, il y a une anticipation de cette consigne rapportée par Saint Marc: "Allez, évangélisez toute la Création." Cela nous ouvre un jour sur le contact avec l'univers. Cela nous engage précisément à un respect infini de toute créature puisqu'à travers toute la Création circule la pensée et l'Amour de Dieu et qu'il n'y a pas une structure dans l'univers qui ne reflète la pensée et l'Amour de Dieu. 56 11.5 L'univers sacramentel, d'ailleurs, constitue déjà à sa manière, et comme un chef d'oeuvre incomparable, la personnalisation de tout l'univers, puisque Jésus a emprunté les signes sensibles pour nous communiquer Sa Présence et Sa Grâce. Il y a dans le Christ une sacralisation de l'univers qui correspond à la plus profonde expérience humaine et qui nous appelle nous-mêmes à entrer dans cette transfiguration, à y collaborer en faisant chanter toutes les fleurs, comme dit la messe du Rosaire: "Fleurs, fleurissez et donnez votre parfum, offrez la grâce de votre feuillage et la louange de votre cantique et, dans toutes ses oeuvres, bénissez le Seigneur" (Sir. 39/19). La joie pascale, c'est donc une joie qui veut se répandre dans tout l'univers et ce n'est pas seulement l'homme qui doit devenir alléluia des pieds à la tête: c'est tout l'univers. 57 Notre Dame des Anges BEYROUTH Maurice ZUNDEL Lundi de Pâques - 3 Avr.72 LES PELERINS D'EMMAUS 12.1 Aux disciples d'Emmaüs, "Il leur est apparu extérieurement et corporellement, comme Il était intérieurement, comme Il était au dedans d'eux-mêmes: "ils parlaient de Lui, ils L'aimaient et ils doutaient. Alors Il se présente à eux extérieurement, mais ils ne Le reconnaissent pas, précisément parce qu'ils doutent. Cette remarque de Saint Grégoire, qui est d'une admirable profondeur, pourrait expliquer ou nous rendre sensible tout le Mystère de la Révélation dans toute la Bible et dans toute l'Histoire: Dieu apparaît aux hommes comme Il est au-dedans des hommes, comme Il est au-dedans d'eux-mêmes. Les apparitions du Christ Ressuscité sont un appel à la foi. Jésus ne se présente pas dans une vie nouvelle. Il ne se présente pas comme un spectacle, comme un objet qu'on peut percevoir sans s'engager. Ces apparitions sont un appel à la foi. Et c'est pourquoi elles reflètent l'état d'âme de ceux qui en sont les témoins. Rien n'est étonnant comme ces récits qui ne s'accordent pas, précisément parce qu'ils traduisent les sentiments, les hésitations, les craintes, les frayeurs et les joies de chacun, selon la progression de la reconnaissance du Christ en eux. Les disciples d'Emmaüs Le voient comme un étranger. La Magdeleine Le verra comme un jardinier. Les disciples rassemblés au Cénacle croiront voir un esprit. Et pour la dernière vision, racontée par Jean, sur les bords du lac de Galilée, ils hésiteront, jusqu'à la pêche miraculeuse, à reconnaître, dans Celui qui les appelle du rivage, à reconnaître le Seigneur. Il nous apparaît donc d'une manière universelle comme il est au-dedans de nous. Et c'est pourquoi Il peut prendre le visage d'un étranger, et c'est pourquoi ses traits peuvent se déformer comme ils l'ont été si souvent dans l'Ancien Testament, selon le regard de l'homme qui n'était pas suffisamment éveillé ou purifié pour Le percevoir dans sa Vérité. (1) Saint Grégoire le Grand - Homélie 23 - Patrologie latine de Migne 76 pp. 1182/1183 Cf. L'Homélie de St Grégoire, en appendice, à la dernière page. 58 12.2 Et d'ailleurs, cette loi de la Révélation que Saint Grégoire exprime avec tant de profondeur: "Il leur est apparu au dehors comme Il était au dedans d'eux-mêmes", cette loi gouverne peut-être tout l'ordre de la connaissance: chacun voit l'univers avec son regard, chacun voit les autres avec ses yeux, et l'univers où les autres lui apparaissent selon la qualité de son regard. Ils lui apparaissent au dehors comme ils sont au-dedans de lui. Einstein a dit ce mot, si étonnant et si magnifique: "Celui à qui l'émotion religieuse est étrangère, qui n'a plus la possibilité de s'étonner et d'être frappé de respect, est comme s'il était mort." Il indique bien, lui aussi, que la connaissance de l'univers correspond au regard de l'homme. S'il a encore la faculté de s'étonner et d'être frappé de respect, il découvre un monde qui l'émerveille et qui lui révèle une Sagesse supérieure qui le confond. Ce serait donc là, finalement, une des qualités, un des apanages inévitables de la connaissance: la connaissance correspond au regard et, selon que le regard est pur, selon qu'il est droit, selon qu'il est désintéressé, selon qu'il est aimant ou au contraire chargé de haine, le monde prend un autre aspect et l'humanité un autre visage. C'est ce que le Seigneur sans doute veut nous indiquer lorsqu'Il dit: "La lampe de ton corps, c'est ton regard, c'est ton oeil. Si ton oeil est simple, tout ton corps sera dans la lumière." (Mat. 6,22) C'est bien ce que nous pouvons retirer de plus admirable de ce cheminement que nous allons poursuivre avec le Seigneur sur la route d'Emmaüs, c'est que nous Le connaîtrons à proportion que nous L'aimerons, et Il nous apparaîtra d'autant plus vivant que notre regard sera plus pur et plus aimant. Cf.ci après, l'homélie de Saint Grégoire. 59 SAINT GREGOIRE LE GRAND* "Ils le reconnurent à la fraction du pain" (Lc 24,35) Saint Grégoire (540-604) fut successivement préfet de la ville de Rome, moine et fondateur de monastères, diacre et légat à Constantinople, enfin pape dans un contexte historique très sombre. Ce grand mystique qui garda toujours au coeur la nostalgie de sa vie monastique sut être un admirable pasteur. Ses écrits spirituels ont profondément influencé la piété médiévale. Deux disciples faisaient route ensemble. Ils ne croyaient pas, et cependant ils parlaient du Seigneur. Soudain celui-ci apparut, mais sous des traits qu'ils ne purent reconnaître. A leurs yeux de chair le Seigneur manifestait ainsi du dehors ce qui se passait au fond d'eux-mêmes, dans le regard du coeur. Les disciples étaient intérieurement partagés entre l'amour et le doute. Le Seigneur était bien présent à leurs côtés, mais il ne se laissait pas reconnaître. A ces hommes qui parlaient de lui il offrit sa présence, mais comme ils doutaient de lui, il leur dissimula son vrai visage. Il leur adressa la parole et leur reprocha leur dureté d'esprit. Il leur découvrit dans la Sainte Ecriture les mystères qui le concernaient, mais, il feignit de poursuivre sa route...En agissant ainsi, la Vérité qui est simple ne jouait nullement double jeu: elle se montrait aux yeux des disciples telle qu'elle était dans leur esprit. Et le Seigneur voulait voir si ces disciples, qui ne l'aimaient pas encore comme Dieu, lui accorderaient du moins leur amitié sous les traits d'un étranger. Mais ceux avec qui marchait la Vérité ne pouvaient être éloignés de la charité; ils l'invitèrent donc à partager leur gîte, comme on le fait avec un voyageur. Dirons-nous simplement qu'ils l'invitèrent ? L'Ecriture précise qu'ils le pressèrent (Lc 24,29). Elle nous montre par cet exemple que lorsque nous invitons des étrangers sous notre toit, notre invitation doit être pressante. Ils apprêtent donc la table, ils présentent la nourriture, et Dieu, qu'ils n'avaient par reconnu dans l'explication de l'Ecriture, ils le découvrirent dans la fraction du pain. Ce n'est pas en écoutant les préceptes de Dieu qu'ils furent illuminés, mais en les accomplissant: Ce ne sont pas les auditeurs de la loi qui seront justes devant Dieu, mais les observateurs de la loi qui seront justifiés (Rom. 2,13). Quelqu'un veut-il comprendre ce qu'il a entendu, qu'il se hâte de mettre en pratique ce qu'il en a déjà pu saisir. Le Seigneur n'a pas été reconnu pendant qu'il parlait; il a daigné se manifester lorsqu'on lui offrit à manger. Aimons donc l'hospitalité, frères très chers, aimons pratiquer la charité. C'est d'elle que Paul nous parle : Persévérez, dit-il, dans la charité fraternelle. N'oubliez pas l'hospitalité, car c'est grâce à elle que quelques-uns, à leur insu, hébergèrent des anges (Hébr. 13,1-2). Pierre dit aussi : Pratiquez l'hospitalité les uns envers les autres, sans murmurer (1 Pierre 4,9). Et la Vérité elle-même nous en parle : J'étais un étranger, et vous m'avez recueilli (Mt. 25,35)... Ce que vous avez fait au plus petit d'entre les miens, nous dira le Seigneur au jour du jugement, c'est à moi que vous l'avez fait (Mt. 25,40)... Et malgré cela, nous sommes si paresseux devant la grâce de l'hospitalité! Mesurons, mes frères, la grandeur de cette vertu. Recevons le Christ à notre table , afin de pouvoir être reçus à son éternel festin. Donnons maintenant l'hospitalité au Christ présent dans l'étranger, afin qu'au jugement il ne nous ignore pas comme des étrangers, mais nous reçoive comme des frères dans son Royaume. *Homélie 23: PL 76, 1182-1183. version toilettée pour une édition pour 1995 Maurice Zundel Méditations pour la Semaine Sainte Jeudi Saint* Jésus nous donne rendez-vous avec l'humanité. A travers le lavement des pieds, il nous montre que la suprême grandeur de Dieu, c'est son humilité, un amour offert et jamais imposé LE LAVEMENT DES PIEDS, REVELATION DE L'AMOUR INFINI DE DIEU Cela semblerait tout naturel qu'un prophète - et le plus grand des prophètes - nous donne comme testament d'aimer Dieu. Un prophète est naturellement quelqu'un qui parle de Dieu, qui parle au nom de Dieu et Notre Seigneur n'est pas seulement un prophète, le plus grand des prophètes, Il est le Verbe, Il est la Parole même, la Parole Eternelle de Dieu et qui est Dieu. Et cependant, la dernière consigne de Notre Seigneur, ce n'est pas d'aimer Dieu, c'est d'aimer l'Homme. Ce qui est tellement extraordinaire, tellement surprenant que cela tient du miracle: il ne s'agit pas d'aimer Dieu dans l'abstrait un Dieu qui a finalement pris notre visage, un Dieu qui a toutes nos limites, un Dieu qui est l'expression de nos options passionnelles. Il s'agit d'aimer l'Homme, tout homme, chose difficile où il est impossible de tricher justement parce que l'homme est plein de limites et qu'il n'est pas naturellement aimable. Sans doute quelques hommes suscitent spontanément notre sympathie. Mais combien d'autres nous repoussent! Et cependant, ce sont eux qu'il faut aimer, qu'il faut aimer comme Jésus les a aimés, les aime et les aimera éternellement. Comment cela est-il possible? Nous ne pouvons entendre cette parole qu'en y voyant une révélation du Christ Lui-même. Car où est-il, ce Christ? Comment L'atteindre? Où est-Il, ce Dieu Vivant, ce Dieu Incarné, ce Dieu qui est un événement continuel de l'Histoire humaine? Où est-Il sinon justement dans l'homme? L'Incarnation, qui est la communication faite à l'Humanité de Notre Seigneur de la subsistance du Verbe, c'est-à-dire de la Personnalité même du Fils Eternel de Dieu et de Son Infini Dépouillement, l'Incarnation n'est pas réservée à cette Humanité de Jésus. Elle est faite pour être communiquée, elle doit atteindre tous les hommes. Ce sont tous les hommes qui doivent en Jésus accéder à la Vie Divine et, en parvenant à la Vie Divine, ce sont tous les hommes qui ont à devenir un, à devenir un seul corps, une seule vie, une seule personne car, comme dit Saint Paul aux Galates: "Désormais, il n'y a plus ni juif, ni grec, ni homme, ni femme, ni esclave, ni libre citoyen: vous êtes tous un, une seule personne en Jésus Christ"(Gal.3/28 et Col3/11) Les hommes ne peuvent être hommes qu'à ce prix, car être homme authentiquement, c'est justement n'avoir plus de frontière, c'est être ouvert d'une manière illimitée, c'est être capable d'accueillir toute l'humanité, toute la Création, tout l'univers dans un coeur qui ne connaît pas de frontières. Les hommes ne peuvent se joindre, les hommes ne peuvent se trouver, même les plus proches, les hommes ne peuvent s'atteindre - un époux, sa femme; une femme, son mari; les enfants, leurs parents; les parents, leurs enfants; les amis, leurs amis - personne ne peut atteindre l'autre à fond, le joindre dans sa racine, dans ce qu'il a de plus secret et de plus personnel qu'à travers Dieu. Car c'est Dieu notre racine commune. C'est en Dieu que notre vie a son origine et son berceau. C'est dans le Coeur de Dieu qu'elle jaillit à chaque instant. C'est en Dieu que nous atteignons à notre véritable identité et c'est par là que nous pouvons réellement nous rencontrer les uns les autres, nous aimer en échangeant Dieu, nous aimer en respirant Sa Présence, nous aimer en nous communiquant les uns aux autres ce Bien Infini qui est le Dieu Vivant. Et c'est pourquoi la dernière consigne de Notre Seigneur, c'est justement de "nous aimer les uns les autres comme Il nous aime" (J 13/34, 15/12). C'est pourquoi Il peut conclure de la façon la plus décisive : "Et c'est à cela qu'il reconnaîtra que vous êtes mes disciples: si vous vous aimez les uns les autres." (J 13/35) Etre disciples de Jésus, c'est donc cela: c'est admettre, c'est expérimenter que le Règne de Dieu est au-dedans de nous, que Dieu est justement la suprême intériorité parce que ce qui nous distingue de Dieu, c'est justement que nous sommes d'abord dehors. Comme dit Saint Augustin: "Tu étais dedans". Il le dit à Dieu: "Tu étais dedans. C'est moi qui étais dehors." C'est moi qui étais étranger à moi-même, c'est moi qui n'arrivais jamais à joindre mon âme, c'est moi qui étais extérieur à ma propre intimité; et c'est en Toi qui étais dedans, que je suis devenu moi-même. La dernière consigne de Notre Seigneur en nous révélant à nous mêmes, en nous donnant la possibilité de nous joindre les uns les autres, nous révèle tout d'un coup qui est Jésus, qui est Dieu, comme la respiration de notre coeur, comme l'espace infini où notre liberté s'accomplit, comme le trésor infini qui peut seul donner à la vie humaine un sens, qui peut seul donner à l'aventure humaine une dimension digne de nous. Jésus donc nous donne rendez-vous dans l'humanité. Jésus nous attend au coeur de l'Histoire humaine et cette consigne qu'Il nous donne, Il va nous l'illustrer de deux manières infiniment émouvantes et la première, c'est cette leçon de choses qu'Il donne à ses disciples au Lavement des pieds. Comment mieux prouver que le Royaume de Dieu est à l'intérieur de nous-mêmes, que le Royaume de Dieu, c'est nous quand nous l'accueillons, c'est nous quand nous vivons de nous-mêmes pour Le recevoir, c'est nous quand nous devenons transparents à Sa Présence et à Sa Lumière? Comment le prouver mieux qu'en s'agenouillant Lui-même devant Ses disciples et en leur lavant les pieds, en faisant à leur égard le geste de l'esclave, ce geste scandaleux en apparence, ce geste qui opère la transmutation de toutes les valeurs, ce geste que Pierre d'abord décline: "Mais comment, mais ce n'est pas possible, Seigneur, ce n'est pas possible que tu me laves les pieds!" En effet, pour admettre ce geste, il faut renoncer à voir Dieu comme une grandeur extérieure. Pour admettre ce geste, il faut comprendre que la suprême grandeur de Dieu, c'est Son Humilité et Sa Charité, c'est son dépouillement dans le mystère de la Trinité Divine, c'est Son Amour illimité. Celui qui aime le plus, c'est celui-là le plus grand. Celui qui peut se donner à l'infini, c'est Celui-là qui est Dieu. Jésus à genoux renverse toutes nos grandeurs pyramidales, toutes nos grandeurs de chair et d'orgueil et il nous conduit doucement, tendrement, Il nous conduit par cette leçon de choses à l'apprentissage de la vraie grandeur. Il donne au plus petit la possibilité de devenir quelqu'un. Il introduit chacun dans cette aventure infinie qui a Dieu pour centre, pour origine et pour terme. Il supprime entre les hommes ces compétitions mortelles qui aboutissent à la haine et à la guerre parce qu'Il offre une grandeur qui est possible à tous, une grandeur qui peut être réalisée par chacun au plus intime de son coeur. Davantage, elle ne peut pas l'être autrement. C'est une grandeur qui nous transforme jusqu'à la racine. C'est une grandeur que l'on devient. C'est une grandeur qui coïncide avec la vie. C'est une grandeur qui rayonne à travers notre présence et, en tant qu'il y ait compétition, qu'il y ait concurrence, plus chacun devient grand, plus les autres grandissent en même temps car, comme le disait Elisabeth Leseur si magnifiquement: "Toute âme qui s'élève élève le monde." Ce geste du lavement des pieds qui était commémoré dans la liturgie d'aujourd'hui, ce geste du Lavement des pieds nous introduit de la manière la plus profonde au Mystère de la Croix. Il nous donne à comprendre ou à deviner tout au moins la carrière de Jésus qui se terminait par un échec et que cet échec soit aussi la plus haute révélation de Dieu parce que ce qui importe à Dieu, c'est justement qu'Il apparaisse toujours comme l'Amour Infini, c'est qu'Il persévère dans Son Amour même si nous Le trahissons, même si nous Le renions. même si nous L'abandonnons, même si nous ne Lui opposons que notre indifférence à Ses avances. Son triomphe, c'est d'aimer toujours, d'aimer jusqu'à la mort de la Croix et nous qui avons tant besoin de grandeur, nous qui, dans ce siècle doté d'une telle puissance sur la matière, nous qui nous demandons comment nous pouvons inscrire notre nom dans l'Histoire, ce que signifie notre vie qui paraît si vaine et si mesquine, nous apprenons ce soir justement que chacun de nous est appelé à une grandeur proprement divine, que la Grandeur de Dieu n'est pas autre que celle-ci qui s'exprime dans l'agenouillement du Lavement des pieds. On imagine un Nietzsche, s'il avait compris cela, au lieu de s'épuiser à poursuivre une grandeur où il s'est tendu, ou vers laquelle il s'est tendu, jusqu'à la folie, s'il avait pu comprendre que justement la grandeur, c'est cela: devenir un espace illimité pour accueillir un amour infini qui se répand sur toute l'humanité et sur tout l'univers. Après cette consigne, Jésus perpétueradans l'Eucharistie le suprême commandement. Après cette leçon de choses qu'est le Lavement des pieds, il y aura cet appel éternel à l'accomplissement de l'amour dans le sacrement de l'autel. Nous allons essayer de pénétrer ce mystère adorable. Mais nous voulons d'abord nous reposer un instant en faisant une pose, nous reposer un instant dans la contemplation du Lavement des pieds en demandant au Seigneur de nous donner soif de cette grandeur authentique, de nous unir tous à nos frères humains par cette ultime racine qui est Lui-même, afin que notre charité ne soit pas simplement une consigne sur le papier mais qu'elle devienne l'expression authentique et spontanée de notre vie dans cette reconnaissance du Royaume de Dieu intérieur à chacun. Car là, justement, est le geste qui permet à l'homme de reconnaître l'homme: cette lumière adorable qui nous fait percevoir en toute conscience humaine le sanctuaire de Jésus Christ qui nous attend et qui nous rassemble ce soir dans Son Amour. * Beyrouth 30 mars 1972 Jeudi Saint* Par son Eucharistie, Jésus veut demeurer avec nous ensemble réunis: il nous faut ouvrir notre coeur pour accueillir tous les hommes, et nous faire universels, comme Lui, afin que nul n'échappe au ralliement de l'amour JESUS, SECOND ADAM, RASSEMBLE L'HUMANITE ET L'UNIVERS DANS L'EUCHARISTIE En parlant à des enfants du mystère de l'Eucharistie, il m'est arrivé de commencer par cette parabole: il y avait à Paris à la fin du XIXe siècle ou au commencement de ce siècle un ingénieur très qualifié qui avait une dizaine d'enfants. Il voulait les élever le mieux possible et il accepta, à son corps défendant, d'aller en Amérique du Sud pour y construire un barrage. Il se sépara avec le plus grand chagrin de sa femme et de ses enfants, mais c'était pour eux qu'il entreprenait ce grand voyage qui devait le séparer d'eux, étant donné qu'on ne disposait pas d'avions, que les voyages étaient longs et coûteux, ce qui devait le séparer de sa famille plus de dix ans. Dans l'intervalle, il eut le chagrin d'apprendre la mort de sa femme et, quand il revint à Paris, il eut un autre chagrin encore plus cuisant, celui de voir ses enfants depuis la mort de leur mère complètement désunis et ennemis les uns des autres. Il tenta de les réconcilier, mais, comme il y avait longtemps qu'il avait perdu le contact avec eux, il ne put réussir et, finalement, il mourut avec son chagrin. Les enfants, naturellement, se précipitèrent pour l'ouverture du testament et ils lurent que la fortune du père qui leur revenait indivisiblement était déposée dans un coffre dont ils auraient à ouvrir la serrure en faisant jouer un mot sur la clé. La clé comportait ce secret: elle ne pouvait jouer que sur un mot qu'il s'agissait de découvrir. Les enfants s'épuisèrent à épeler tous les noms de la famille depuis les frères et soeurs jusqu'aux oncles, aux grands-oncles, jusqu'aux grands-pères et aux grand-mères et la clé ne joua pas. Finalement, ils relurent le testament et ils virent que le mot "ensemble" était souligné. Alors ils firent jouer la clé sur le mot "ensemble" et ils se réconcilièrent sur ce mot, dans l'émerveillement de se retrouver enfin à travers l'amour de leur père défunt. Eh bien, c'est cela, en un mot, le mystère de l'Eucharistie: c'est d'abord ensemble que Jésus demeure avec nous. Jésus sera avec l'humanité jusqu'à la fin des siècles. Encore faut-il que l'humanité soit avec Lui. Jésus demeure, car le christianisme, c'est Jésus Lui-même. Le Christianisme n'est pas une doctrine, n'est pas un système du monde: c'est la Parole Eternelle faite chair. Le Christianisme, c'est Jésus en personne et c'est pourquoi il fallait que Jésus demeure mais, pour que cette Révélation unique, infinie, inépuisable qu'Il est, porte ses fruits, il faut que nous ouvrions notre coeur à l'immensité du Sien. Et c'est pourquoi il va perpétuer pour l'accomplir la dernière consigne dans le mystère de l'Eucharistie: Il va nous réunir autour de sa table, tous les hommes, toute l'humanité, toute l'Histoire, toute la Création, tout l'univers. Il va la rassembler cette Création autour de Sa table. C'est là qu'Il nous donne rendez-vous. C'est là que nous nous rencontrerons, à condition que nous venions ensemble. Et pourquoi ensemble? Parce que Jésus est le second Adam, parce que Jésus, infiniment ouvert du côté de Dieu par la filiation éternelle du Verbe est aussi infiniment ouvert du côté des hommes et de toute la Création. Infiniment ouvert: ne pouvant exclure personne, donnant Sa Vie pour chacun, jetant dans la balance Son Corps et Son Sang pour apprécier la valeur de chacun et c'est pourquoi chacun ne peut Le rencontrer qu'en dilatant son coeur, chacun ne peut Le rencontrer qu'en se faisant universel, comme Jésus. Car celui qui restreint Jésus à sa propre frontière, qui mesure Jésus à sa propre mesure, fait de Jésus une idole, un faux dieu. Ce n'est plus Lui qu'il rencontre mais une idole fabriquée de sa propre main. C'est justement pour que nous Le trouvions authentiquement, pour que nous Le rencontrions au plus intime de nous-mêmes que Jésus nous appelle, nous convoque, nous invite à venir ensemble en prenant chacun en charge toute l'humanité. Car l'Eucharistie est par essence un acte universel. Jamais la communion, pas plus que la liturgie, pas plus que la messe elle-même ne peut être un geste privé. C'est toujours un acte universel. C'est toujours un acte des autres et pour eux que l'on s'approche de l'Eucharistie et que l'on est en contact authentique avec elle. Ce fait universel, ce fait d'Eglise, c'est là la condition même de la réalisation effective de la Présence de Jésus dans le Très Saint Sacrement. Il faut d'abord que le Corps Mystique, que toute l'Eglise en laquelle toute l'humanité et toute la Création sont comprises, il faut que le Corps Mystique se constitue car lui seul est en prise sur son Chef, lui seul est en prise sur Sa Tête qui est Jésus Christ. C'est donc seulement à cela, à partir du moment où au moins dans une âme toute l'humanité est rassemblée par l'amour, que l'Eglise est habilitée, est capable d'interpeller son Chef et de provoquer l'accomplissement de Sa Promesse. C'est sur ce Corps Mystique tout entier que Jésus va prononcer à travers le prêtre qui représente ce Corps Mystique tout entier, va prononcer ces paroles qui accomplissent ce qu'elles disent, ces paroles qui transforment, ces paroles qui, sous le voile du pain et du vin, vont perpétuer la Présence Réelle du Seigneur. Cela ne se produit que si l'Eglise est là, que si l'amour interpelle le Seigneur, que si toute la Création est rassemblée autour de Sa Table. C'est pourquoi, s'il n'y avait pas tant de monde, s'il n'y avait pas au moins une âme qui totalise dans son amour l'appel de toute la Création, toute consécration serait invalide. Mais alors, il n'y aurait plus d'Eglise s'il n'y avait plus d'âme en état d'aimer. C'est pourquoi toute consécration qui s'accomplit en dehors de l'Eglise est invalide. L'hypothèse d'un défroqué, comme dans le film qui porte ce nom(1), d'un défroqué qui consacre un seau de champagne dans un bar par dérision, cette hypothèse est absurde: une telle consécration est évidemment invalide parce que la consécration n'est pas un geste magique. C'est la réponse du Seigneur à l'appel de l'Eglise, à l'appel de son Corps Mystique qui dit sur Lui: "Ceci est mon Corps. Ceci est mon Sang", comme lui-même le dit sur elle, sur l'Eglise. (1)Film de 1954 avec Pierre Fresnay On voit alors toute l'Histoire se récapituler et tous les siècles se grouper autour de l'autel. Tous ces personnages qui semblent définitivement morts, les voilà qui surgissent: les plus grands hommes, les plus grands philosophes, Platon et Socrate et Aristote et Sénèque et Plotin et Saint Augustin et Saint François et tous les autres, les voilà tous groupés autour de l'autel. Personne n'échappe, tous les hommes redeviennent contemporains. L'Histoire recommence, la Création connaît une nouvelle origine et il y a sans doute en ce moment incomparable où ces paroles retentissent et s'accomplissent, il y a sans doute des âmes qui obtiennent enfin ce qu'elles ont attendu, qui obtiennent enfin cette vision de Dieu qui va les combler à fond, en les rassasiant définitivement et inépuisablement. Comme c'est merveilleux de vivre la messe dans cette ampleur, de la vivre en face de toute l'Histoire, de percevoir que tous les hommes de toutes les générations deviennent contemporains, de savoir que personne n'est exclu, que les êtres les plus hostiles à Dieu, les plus pervertis, les plus corrompus en apparence, nos adversaires, ceux-là même qui en veulent à notre vie, que tous ces inconnus ou tous ces êtres connus, tous ces êtres qui habitent des solitudes inaccessibles, qui connaissent des civilisations qui nous sont totalement étrangères, quelle merveille de penser qu'ils sont là, que la grâce du Christ les assume, qu'à travers la liturgie divine, le monde entier reçoit la beauté du Ciel. Si nous avons de l'Eucharistie cette vision, comme nous serons pressés de la recevoir, comme nous viendrons communier non pas pour nous mais pour eux tous, comme nous aurons ce sentiment merveilleux que nous possédons le viatique de tous les hommes qui mourront aujourd'hui! Ainsi, personne n'échappera au ralliement de l'Amour. Ainsi, tous auront part à la table du Seigneur. Ainsi, tous deviendront avec nous un seul Pain Vivant, un seul Corps, une seule Personne en Jésus. Mais ce n'est pas tout. L'Eucharistie n'est pas seulement l'accomplissement de l'humanité, c'est aussi l'accomplissement de l'univers. Car l'univers doit, lui aussi, entrer dans la Vie Divine. L'univers, lui aussi, doit être transfiguré par le Regard de Jésus. La vocation de l'univers, c'est d'être l'ostensoir de Dieu. Et nous le voyons bien: tous les savants dignes de ce nom, tous ceux qui ont marqué dans l'Histoire comme de grands découvreurs, comme de grands inventeurs, ceux qui ont fait faire à la science des progrès décisifs, ils ont tous compris, deviné, expérimenté que ce monde matériel, que ce monde physique dont l'étude était leur métier, leur passion, ils ont tous compris qu'à travers cet univers, ils pouvaient atteindre la Vérité, ils pouvaient atteindre une Lumière, qui est la lumière de leur esprit, une Lumière qui est le jour de leur intelligence, qui est la joie de leur coeur et donc ils savaient qu'au-delà des apparences matérielles, au-delà des phénomènes, il y a le Verbe, il y a l'Intelligence Divine, il y a l'Amour Eternel qui veut se faire jour à travers tout l'univers, qui veut le rassembler dans l'esprit et qui veut, à travers nous, l'accomplir comme une offrande d'amour. Quand Jésus transforme ou transsubstantie le pain et le vin, quand il introduit la liberté divine au coeur de la matière, comme Il le fait dans tous ses miracles, justement Il révèle que la vocation de l'univers est d'être divinisé, qu'il n'a qu'un seul mouvement continu qui va de l'atome à l'homme et de l'homme à Dieu, que le sens même de l'univers, c'est de refléter le Visage de Dieu, c'est de participer à Son Amour, c'est d'entrer dans la jubilation de la Trinité Divine. Et voilà que, justement, à travers les espèces consacrées, la matière est libérée, l'univers physique se personnalise et l'unité de la Création, pour un moment tout au moins, s'accomplit. On n'en finirait pas: Jésus est l'origine, Jésus est le second Adam, Jésus est le commencement d'une création nouvelle dont l'émerveillement saisit le coeur de tous les contemplatifs qui ont entendu à travers le silence de l'Eucharistie, qui ont entendu les battement du Coeur de Dieu. Un juif que j'ai connu, que j'ai rencontré à Paris, René Schwob, étant juif encore, ayant entendu parler de l'Eucharistie, s'est dit: "Eh bien si c'est vrai, ça doit se voir. Si c'est vrai, ça doit s'expérimenter" et il est allé communier pour expérimenter la réalité de la Présence de Jésus et c'est cette communion antérieure à son baptême qui l'a converti. Et, quand je l'ai quitté, il était sur le chemin du sacerdoce: il aspirait à devenir l'instrument de cette Eucharistie, le ministre de cette Eucharistie qui l'avait miraculeusement converti. Et vous savez, vous connaissez ce livre d'André Frossard: "Dieu existe, je L'ai rencontré"(1968). Vous savez que cet homme totalement agnostique, tranquillement incroyant, simplement pour avoir passé trois minutes dans la chapelle de religieuses dans laquelle un de ses amis priait, pour avoir passé trois minutes dans le rayonnement de la présence eucharistique, n'a plus pu s'en déprendre et que Dieu est entré dans son coeur comme la lumière qu'il n'avais jamais osé espérer. L'Eucharistie, c'est notre suprême trésor car, si l'Eglise perpétue la Présence de Jésus jusqu'à la fin des temps, le coeur du mystère de l'Eglise, c'est l'Eucharistie qui nous rassemble ce soir. Avec quelle gratitude, avec quel émerveillement sommes-nous appelés à accueillir ce don de l'Eternel Amour! Comme le commandement d'aimer devient vivant tant il s'exprime dans cette Présence discrète, silencieuse, où Dieu a parlé dans son vêtement de pauvreté! Quoi de plus fragile, de plus insignifiant que cette hostie qui est le véhicule de la Présence Unique... Et pourtant, c'est cela dont l'Eglise a vécu: elle vivra toujours de ce mystère et, quand on le néglige, quand on s'en détourne, quand on perd contact avec lui, quand on ne sait plus entrer dans son silence, le Christianisme se défait. Il devient un bruit discordant, il devient une action décentrée, il devient une agitation stérile parce qu'il n'est plus porté par la Grandeur Divine qui peut seule réaliser la grandeur humaine. Nous avons donc ce soir, avant toute chose, à adorer le silence du Seigneur dans le mystère eucharistique. Nous avons à devenir disciples du silence, car c'est à travers ce silence que nous atteindrons à nos racines et à celles d'autrui. C'est à travers tout ce silence que nous connaîtrons le prix de la Parole, qui est le Verbe, le Verbe qui crée, le Verbe qui suscite la Vie, le Verbe qui communique toutes les richesses de l'Amour. C'est la grâce que nous allons demander les uns pour les autres. Seigneur, c'est vous qui avez tout sauvé, qui avez tout sauvé au cours des siècles, par votre silence. Car, en effet, si l'Eglise n'avait vécu que de la parole humaine des discussions, des oppositions, des anathèmes, des excommunications réciproques, il y a longtemps qu'elle serait tombé en ruine. Ce qui a tout sauvé, c'est le silence de Dieu. Ce qui a tout sauvé, c'est cet attrait, cette attraction, cette polarité que le Christ au Très Saint Sacrement a exercé sur les âmes comme pour leur faire entendre le mystère du silence. Et ce sont ces âmes souvent les plus humbles, les plus inconnues qui sont les colonnes de l'Eglise, ces âmes qui respirent le silence de Dieu et qui en communiquent la vertu et la joie. Et voilà maintenant le seul hommage que nous puissions rendre, c'est d'entrer nous-mêmes dans ce profond recueillement. C'est d'entrer dans cette vocation universelle. C'est de respirer cette Présence qui embrase tout l'univers. C'est de faire ce soir une offrande de notre être tout entier, en prenant en charge toute l'humanité et tout l'univers, en même temps que ce soir le monde entier se rassemble comme un seul Corps, comme un seul Pain, comme une seule Hostie. Alors nous apprendrons qui nous sommes en prenant conscience de la dimension infinie du Christ et de nous-mêmes, dont Il est la Vie, et nous pourrons recevoir cette pierre blanche dont parle l'Apocalypse, cette pierre mystérieuse qui est Jésus Lui-même, cette pierre où nous lirons notre vie car, comme le dit le prophète sacré: "A celui qui vaincra" - c'est-à-dire à celui dont la Foi ira jusqu'au bout d'elle-même -" A celui qui vaincra, on donnera une pierre blanche. Et sur cette pierre, un nom écrit, un nom que personne ne connaît, sinon celui qui la reçoit."(Ap. 2/17) * Beyrouth, le 30 mars 1972 Vendredi Saint* JESUS S'EST FAIT PECHE POUR NOUS La seule parole qui soit au niveau de l'événement qui nous rassemble, de l'événement qui domine toute l'Histoire, c'est le mot de Saint Paul aux Corinthiens: "Celui qui était sans péché, Celui qui ne connaissait pas le péché, Dieu l'a fait péché pour nous, afin que nous devenions en Lui justice de Dieu." (2 Co. 5.21) Au-delà de toute espèce de sentimentalité, allons droit au coeur du mystère. Saint Paul nous introduit dans les abîmes de la douleur du Christ: c'est qu'Il a été fait péché, c'est qu'Il a totalisé dans sa sensibilité, toute la culpabilité de toute l'Histoire, du commencement jusqu'à la fin, c'est qu'Il s'est senti le grand coupable, c'est qu'Il s'est senti infiniment plus coupable que ses bourreaux eux-mêmes pour lesquels Il a imploré le pardon, parce que, justement, sa sensibilité était dans la nuit, dans l'abandon et dans la solitude totale. Sans doute au sommet de Son Etre, Il savait que cette heure était l'heure de la Rédemption, l'heure de la victoire sur la mort, l'heure du triomphe de l'Innocence Infinie de Dieu, mais, dans sa sensibilité, Il était dans la nuit la plus obscure et dans l'abandon le plus total au point qu'Il avait ce sentiment intolérable d'être péché vivant. Et c'est cette coexistence en Lui entre le sentiment de la culpabilité infinie et la certitude de l'innocence absolue qui a fait craquer son âme, qui a été la raison de Sa Mort. Car Jésus n'est pas mort de Ses blessures physiques comme les larrons crucifiés avec Lui. Il est mort du dedans, d'une mort intérieure. Il est mort de notre mort, car Il ne devait pas mourir étant donnés les principes constitutifs de Son Etre. Il ne devait pas mourir puisqu'il était, comme dira Saint Pierre, "le Prince de la Vie" (Ac. 3/14). S'Il est mort, c'est par un miracle d' identification au point que l'on peut dire que ce n'est pas la Résurrection qui doit nous étonner, mais la mort en Celui qui était la Source de toute vie. Il est mort parce qu'Il s'est identifié à notre mort, qui trempe dans le mal, qui a sa source première dans la péché et c'est parce qu'Il est entré dans cette nuit effroyable, dans cet enfer horrible, que son âme s'est rompue et qu'Il a rendu le dernier souffle. Il faut nous en souvenir: la mort de Jésus est une mort intérieure. C'est une mort qui commence par l'esprit, par le coeur et qui s'achève seulement dans la chair. Et c'est pourquoi il y a en Lui une exigence de retour à la vie parce que, pour Lui, la mort est un état contre nature. Mais justement, c'est cela qui nous émeut dans cette mort, c'est cela qui nous purifie, qui éveille notre amour et notre compassion. Cette mort, c'est notre mort. Cette mort qu'Il endure, c'est pour vaincre la nôtre, pour la transfigurer, pour que nous puissions faire de notre mort un acte de vie, une acte d'amour. Il nous reste donc à nous cacher dans ces plaies de Jésus Christ, à les assumer dans notre coeur, à entrer dans cette compassion qui a fait de Saint François d'Assise une croix vivante portant les plaies de Jésus Christ. Il nous reste à entrer dans cette compassion d'amour et, pour l'exercer d'une manière authentique, à aimer, à aimer toujours davantage, à aimer Celui qui est l'Amour et qui est le Dieu Vivant, Car le Bien, c'est Dieu vivant en nous, et nous vivant en Dieu. C'est par là que nous arracherons le Christ à la Croix. C'est par là que nous témoignerons de notre intelligence, puisque le péché est un refus d'amour; puisque nous avons tous crucifié Jésus, nous avons tous le pouvoir aussi de L'arracher à la Croix et de Lui préparer dans notre coeur , un trône où Il pourra proclamer Sa Royauté, c'est-à-dire exprimer à travers nous dans notre fidélité la présence éternelle de Son Amitié Infinie pour tous les hommes. Nous voulons donc maintenant entrer dans cet immense silence où la Vierge est ensevelie lorsqu'elle accompagne son Fils au tombeau, lorsqu'elle Le reçoit de la Croix où Il a été labouré, défiguré, déshonoré, bafoué. Nous voulons entrer dans ce silence en demandant à Marie d'inscrire en nous les blessures de Jésus, afin que nous entrions à fond dans l'appel de Son Amour, en nous rappelant ces larmes d'un grand fils de Saint François qui parcourait les routes d'Italie en disant: "Piango perche l'amore non è amato": "Je pleure parce que l'Amour n'est pas aimé." (1) (1) Jacopone de Todi * Beyrouth le 31 mars 1972 Pâques* LE MYSTERE PASCAL : L'AMOUR EST PLUS FORT QUE LA MORT Le Docteur Paul Nagai, médecin japonais, qui a été victime à petit feu, en raison de la leucémie qu'il a contractée lors de la mort des victimes de la bombe atomique qui a détruit Nagasaki, le Docteur Nagai raconte comment il a entrevu l'immortalité dans le dernier regard de sa mère mourante. Il faisait alors ses études de médecine. Il était matérialiste, comme la plupart de ses camarades. Et voilà que, devant ce mystère, devant ce regard si chargé de lumière et d'amour, il fut ébranlé jusqu'au fond de son être en se disant: "Il est impossible qu'un tel regard soit condamné à mourir." Alors, il prit contact avec les prêtres de la cathédrale, dans le voisinage de laquelle il habitait. Il embrassa la Foi chrétienne avec une immense ferveur et Dieu devint pour lui, comme pour sa femme et ses enfants, la respiration de sa vie. Il avait compris l'essentiel: c'est que l'amour, comme dit le Cantique, l'amour est plus fort que la mort." (Cant. 8/6) Et c'est cela justement qui éclate au coeur du Mystère de la Résurrection, c'est que l'amour est plus fort que la mort car enfin, Notre Seigneur est entré dans la mort uniquement par Amour pour nous. Notre Seigneur est entré dans cette épouvantable solitude à laquelle fait allusion l'article du symbole: "Il descendit aux Enfers". Cela veut dire qu'Il connut, seul, la plus épouvantable, la plus désespérante solitude pour nous en délivrer, afin que, désormais, nous ne mourrions pas seuls, parce qu'Il ne cessera jamais de traverser la mort avec nous. Et, quand on n'est pas seul dans la mort, quand dans la mort on est porté par la Vie, quand dans la mort on est assisté par l'Amour, la mort dans ce qu'elle a de plus inacceptable est vaincue et définitivement surmontée. Quelle est cette puissance de l'Amour? C'est une puissance de dépouillement, c'est une puissance de libération. Celui qui aime ne se regarde pas. Celui qui aime se dépossède de lui-même. Celui qui aime devient un espace pour accueillir l'autre. Celui qui aime n'offre plus de prise aux voleurs, il n'offre plus de prise aux phénomènes, il n'offre plus de prise à la mort, comme Saint François l'a si magnifiquement révélé dans sa propre mort qu'il a accueillie dans la jubilation et dans l'émerveillement parce qu'il savait qu'il allait à la rencontre de cet Amour qui l'habitait et qui était caché comme un immense secret au fond de son coeur. Et ce secret, nous le portons nous-mêmes en nous, car Jésus ne nous attend pas seulement au moment de la mort, Jésus nous attend maintenant, à chaque battement de notre coeur. Jésus veut donner à notre vie les dimensions mêmes de la Sienne. Jésus nous donne Son Coeur pour aimer, Il nous donne ce pouvoir d'aimer infiniment car, comme dit l'Apôtre Saint Paul: "La grâce de Dieu a été répandue dans nos coeurs par l'Esprit Saint qui nous a été donné" (Rm. 5.5) Or qu'est-ce que l'Esprit Saint sinon la flamme d'Amour qui joint éternellement le Père et le Fils dans le Mystère adorable de la Trinité Divine. Eh bien, ce mystère est devenu nôtre: cette capacité d'aimer nous a été communiquée et nous pouvons dès ici-bas, nous pouvons dès aujourd'hui - parce que le Christ est vivant, parce qu'Il est ressuscité, parce qu'Il est la Vie de notre vie - nous pouvons dès aujourd'hui aimer d'un amour infini. Qui ne voudrait être aimé d'un amour infini? Qui, lorsqu'il aime, n'espère rencontrer un amour sans frontière, sans égoïsme et sans retour sur soi? Eh bien, c'est cela, notre capacité d'aimer en Jésus Christ. Et, si nous sommes fidèles à cet appel du Seigneur, si nous respirons Sa Lumière, si nous Lui rendons visite dans l'intimité de notre coeur, si nous devenons transparents à Sa Présence, notre amour sera capable, chez tous les frères humains que la vie mettra sur notre route, de les délivrer de leurs limites et de les apprivoiser à cet Amour Eternel et de leur communiquer cette capacité de don qui est celle même de l'Esprit Saint répandue dans nos coeurs. C'est l'Amour qui triomphe de la mort, C'est l'Amour qui est plus fort que la mort et c'est cela, justement, notre acte de foi: c'est l'affirmation que l'Amour est plus fort que la mort à condition que l'Amour soit totalement lui-même, à condition que l'amour ne soit pas un prétexte et un faux-semblant, à condition que l'amour aille jusqu'au bout de sa vocation et qu'il communique à l'autre et aux autres l'infini qui est sa Source Eternelle. Paul Nagai, qui portait ces pensées dans son coeur, lorsqu'il se vit tout à coup enseveli à l'Université sous un amas de poutres et de gravats, lorsqu'il entendit les gémissements des blessés, lorsqu'il vit à douze kilomètres alentour un immense champ de ruines, lorsqu'il découvrit dans sa maison effondrée le squelette de sa femme, lorsqu'il se vit lui-même contaminé par la leucémie, ne perdit pas un instant l'espérance. Il savait que l'amour est le dernier mot de tout et il contribua un certain jour de Noël, immédiatement après la catastrophe, à redresser sur un palan les cloches de la cathédrale qui étaient tout ce qui restait de cet édifice soufflé par la bombe atomique. Ils les redressèrent et les firent chanter dans la nuit en s'agenouillant sur ce champ de ruines. Et, comme sa maladie progressait, il écrivit ce livre si diaphane, si transparent, si émouvant: "Les cloches de Nagasaki" pour dire au monde entier: "arrêtez, finissez-en avec la guerre. Nous en avons fait l'expérience pour vous, elles est horrible mais nous n'en voulons à personne, parce que nous voulons que l'amour ait le dernier mot. " C'est cela que nous devons garder dans nos coeurs aujourd'hui, mais pour le vivre, mais pour lui donner une résonance, à chaque battement de notre coeur, dans toutes nos relations humaines. Pour que la paix règne dans le monde, il est urgent qu'aujourd'hui nous entendions ce message, qui est le message essentiel de la Résurrection. C'est l'Amour qui aura le dernier mot, car l'Amour est plus fort que la mort. * Beyrouth, le 2 avril 1972 Pâques* VIVRE ENSEMBLE ET SEUL DANS L'INTIMITE DU CHRIST RESSUSCITE Cher Amis, Jésus Ressuscité entre dans la Gloire de Son Père. Il remonte vers le Père, comme Il le dit à la Madeleine. Il remonte vers le Père pour nous communiquer cette Gloire qu'Il avait avant que le monde fut. Jésus veut nous communiquer Sa Gloire. Et quelle est cette Gloire qui va transfigurer notre vie, lui donner une valeur incomparable? Cette Gloire, c'est l'Esprit Saint qu'Il va répandre dans nos coeurs. Cette Gloire, c'est la Présence de Dieu, c'est Son habitation au plus intime de nous. Le Ciel, dit le Pape saint Grégoire, le Ciel c'est l'âme du juste. Voilà que le Ciel vient en nous. Voilà que Dieu nous habite, que notre vie est identifiée avec la Sienne! Chacun de nous s'interroge: Quelle est la valeur de ma vie? Chacun de nous veut être unique. Il veut que sa vie ait un sens. Il veut qu'elle ne soit pas vécue en vain. Comment notre vie peut-elle être unique sans faire tort aux autres? Sans nous retrancher de la communion humaine? Mais voilà justement le miracle et le mystère: c'est qu'en Dieu le secret de chacun, l'unicité de chacun et son universalité se confondent parce que toute grâce est une mission, parce que celui qui reçoit Dieu, son coeur s'ouvre à l'infini et devient capable d'être une présence à tous les hommes. Et c'est là justement le mystère merveilleux de l'Eglise, que l'Eglise réalise d'une manière unique, cette possibilité de relier les deux pôles de la vie commune, de la vie sociale "ensemble et seul". On ne peut pas former une communauté sans vivre ensemble, mais on ne peut pas former une communauté véritablement humaine sans que sa propre solitude soit reconnue et respectée. Car finalement la communauté vaut ce que vaut la solitude de chacun. Voyez le communisme qui envahit le monde et qui ne cesse d'offrir ses pièges en promettant un paradis à brève échéance. Le Communisme se trompe, non pas parce qu'il préconise la communauté des biens - qui peut être acceptable, qui peut être admirable, qui est le régime de la vie monastique - mais il se trompe parce qu'il ignore, parce qu'il méconnaît la solitude, parce qu'il perd de vue que le bien suprême, c'est le bien qui s'accomplit au plus intime de chacun et que, si chacun est vraiment présent à la Lumière, et que si chacun est offert totalement à la Présence Divine, chacun devient alors un bien commun, un bien universel. Et c'est cela le véritable universel: on confond toujours général et universel! Mais l'universel, c'est cela: c'est ce trésor confié à chaque conscience. L'universel, c'est ce bien divin qui est le seul bien véritablement commun. Voyez: si vous assistez à un concert, si les artistes sont dignes de la musique qu'ils présentent, si toute la salle est unanime à écouter, si elle est une seule respiration, une seule aspiration vers la beauté, chacun éprouve cette beauté d'autant plus profondément que le silence est plus total. Mais cette beauté, il l'éprouve comme le secret le plus intime de son coeur. C'est là l'image d'une société parfaite, d'une société véritablement humaine: ensemble et seul. On communie ensemble à un bien suprême, mais qui est intérieur à chacun et qui est le secret le plus intime de sa personne. Et c'est cette Gloire, justement, que Jésus veut nous communiquer quand Il répand son Esprit dans nos coeurs. Et c'est cette Gloire en laquelle nous nous enracinons dans la mesure où nous vivons le mystère de l'Eglise. Car l'Eglise a ses assises dans la conscience de chacun. Chacun de nous doit devenir toute l'Eglise. Sans doute chacun dans l'Eglise n'a pas la même fonction, mais tous les chrétiens ont la même mission d'être les porteurs de Dieu, d'être les porteurs du Christ et, par leur vie même, de témoigner de Sa Présence en Le communiquant. C'est cela qui nous remplit de joie en voyant le Christ Ressuscité et remonté vers Son Père, et devenir, à la droite du Père, le dispensateur de la Gloire Divine qui est répandue dans nos coeurs par l'Esprit qui nous est donné. C'est cela qui nous remplit de joie parce que chacun d'entre nous peut entrer dans une grandeur infinie, parce que chacun de nous est vraiment chargé d'une mission universelle, parce que la vie la plus humble, la plus cachée - une femme qui se livre aux travaux obscurs du ménage - cette vie peut rayonner sur le monde entier et lui apporter la Vie Eternelle. Il faut retenir ce message. Il faut garder avec le plus grand amour ce trésor confié à chacun de nous. Il faut que chacun de nous prenne conscience que l'Eglise, c'est son affaire, que le salut du monde, il en a la charge, que le sens même de sa vie, c'est de porter tout l'univers pour en faire à Dieu une offrande de lumière et d'amour. Quel honneur si, au soir de ce jour, chacun de nous peut découvrir dans le silence de son coeur cette Présence du Seigneur Ressuscité. Et, si chacun de nous se sent promu, élevé, magnifié par ce don de Dieu, si chacun de nous acquiert par là un plus grand respect de sa vie et prend cette admirable résolution d'être digne de cette mission et d'apporter partout où il va - sans le dire mais dans l'amour même du Dieu qu'il porte en lui-même - si chacun s'efforce de communiquer aux autres ce merveilleux secret en traitant l'autre avec un respect tel qu'il puisse découvrir au fond de son âme ce Christ qui est le Christ de tous, ce Christ qui est aussi le Christ de chacun, ce Christ qui nous appelle chacun par notre nom, ce Christ qui nous fait à la fois unis et universels. Oui, le bien commun, chers Amis, c'est vous. Le bien commun de toute l'humanité, c'est chacune de vos âmes dans la mesure où vous laissez Dieu vivre en vous et susciter en vous cet espace illimité où toute la Création puisse se sentir accueillie. Avec quel bonheur nous allons rendre grâce au Seigneur qui nous appelle à une telle dignité et qui nous envoie dans le monde pour être un Evangile vivant, qui nous envoie dans le monde pour porter la paix et la joie, qui nous envoie dans le monde pour que chacun se sente infiniment aimé par ce Christ qui est notre frère et notre Dieu! * Beyrouth, le 2 avril 1972 Pâques* LE MYSTERE PASCAL REVELE A L'HOMME LA GRANDEUR DE SA VOCATION Supposons avec la physique contemporaine que le rayon de l'univers soit de dix milliards d'années-lumière. Supposons que la galaxie la plus lointaine nous envoie aujourd'hui un rayon qui chemine depuis dix milliards d'années-lumière. Cela peut nous donner une idée de l'immensité du monde dans lequel nous sommes un atome, un rien, un zéro, du moins en apparence. En apparence, mais, en réalité, cette immensité du monde, c'est nous qui la calculons, c'est nous qui la reconnaissons et, par là, nous sommes plus grands que le monde. Le ver de terre ne connaît que l'espace vital de son petit jardin. L'homme, lui, bien que matériellement il soit un rien dans l'immensité physique de l'univers, c'est pourtant lui qui connaît et qui calcule cette immensité. C'est pourquoi Pascal a pu dire si profondément et si magnifiquement: "Par l'espace, l'univers me contient et m'engloutit comme un point. Par la pensée, je le contiens"(Br. 348). Cet univers qui devient un point dans ma pensée, car dix milliards d'années-lumière je peux les multiplier par mille: ce n'est rien pour mon intelligence que cette opération. Et, plus j'imagine le monde immense, plus ma pensée le domine, plus elle apparaît plus grande que lui, et c'est cela, justement, qui nous passionne, c'est cela qui provoque notre émerveillement, c'est qu'en nous il y a une grandeur telle que rien en puisse la satisfaire, une telle grandeur que tout objet dans le monde est trop petit auprès de l'espace illimité de notre intelligence. C'est de là que jaillit en nous ce désir, ce besoin impérieux d'infini qui nous rassemble aujourd'hui. Car pourquoi sommes-nous ici? Non pas pour ressasser de vieilles superstitions, non pas pour obéir à une tradition de tribu. Nous sommes ici pour apprendre notre vocation d'infini et pour l'accomplir. Car Jésus est venu précisément pour répondre à cette soif d'infini qui nous dévore, Jésus, c'est-à-dire Dieu parmi nous, Jésus, c'est-à-dire Dieu au coeur de notre Histoire, c'est-à-dire Jésus au centre de notre vie. Que vient-Il faire, sinon nous apprendre, nous révéler que, en effet, pour Dieu, le poids de notre vie, c'est Dieu lui-même? Or toute la Création que nous venons de vivre, tout ce mystère adorable exprimé dans des mots ineffables, toute cette Passion, qu'est-ce qu'elle veut dire? Elle veut dire que l'homme aux yeux de Dieu égale Dieu parce que, justement, Dieu nous aime au point de vouloir nous communiquer Sa Vie, au point de vouloir satisfaire en nous ce besoin d'infini en nous communiquant Sa Présence et Sa Vie. C'est cela dont nous avons besoin de prendre conscience. Vous chantez le Seigneur, vous Le chantez avec allégresse, vous le chantez magnifiquement le dimanche soir. Mais votre vie est-elle une découverte et une création? Votre vie a-t-elle pris conscience de son immensité? Avez-vous retenu que vous êtes unique, chacun d'entre vous ? Et que chacun de vous est indispensable à l'équilibre du monde? Car chacun de nous est irremplaçable. Quand vous rentrez dans une chambre, votre présence n'est pas neutre, votre présence détermine un courant, un courant de vie ou un courant de mort, un courant de lumière ou un courant de ténèbres, mais votre présence change quelque chose à l'atmosphère, change quelque chose à l'univers et c'est parce que vous avez en vous cette capacité, c'est parce que vous avez en vous cette vocation de grandeur que le Christ est venu, qu'Il vient toujours, qu'Il vous aime d'un amour infini, qu'Il a jeté dans la balance Sa propre vie pour faire contrepoids à notre vie. Il n'y a là aucun doute que l'aventure humaine, celle à laquelle vous croyez, celle dans laquelle vous espérez, celle à laquelle vous voulez vous consacrer avec toute la passion de votre jeunesse, il n'y a aucun doute que cette aventure, elle s'accomplit d'abord en vous. C'est dans le secret de votre vie, c'est dans l'intimité de vos choix, de vos décisions, de vos affections que vous réalisez votre vocation d'homme, c'est-à-dire votre vocation de créateur et de fils de Dieu. Rappelez-vous le grand mot de Saint Paul, si émouvant, si admirable de l'Epître aux Romains: "La Création toute entière gémit, elle est dans les douleurs de l'enfantement parce qu'elle a été soumise, malgré elle, par l'homme à la vanité et la Création toute entière attend la révélation de la gloire des fils de Dieu" (Rom. 8.19-22) Cela veut dire que la Création toute entière vous attend, car c'est en vous que doit se manifester la gloire des fils de Dieu. N'est-ce pas une aventure digne de solliciter votre enthousiasme, digne de mettre en mouvement tout votre esprit d'aventure, toute votre puissance d'aimer? Le monde entier est remis entre vos mains, le monde entier vous attend, non pour une action extérieure, qui est sans doute nécessaire mais toujours limitée, mais pour une action sans limite et proprement infinie qui jaillit de notre pensée et qui est le don de notre coeur. Nous ne serions là ni vous ni moi si nous ne croyions à cette immensité: comme notre foi en Dieu, c'est aussi au même degré une foi en l'homme, car où trouver Dieu dans une expérience humaine sinon dans un homme transformé, dans un homme délivré de ses limites, dans un homme qui est devenu un espace illimité de lumière et d'amour. Le Mystère Pascal, justement parce qu'il inspire nos vies, le temps du Christ parce qu'il résulte de cette équation sanglante inscrite dans l'Histoire par Jésus: aux yeux de Dieu, l'homme égale Dieu, le Mystère Pascal nous appelle à réaliser notre grandeur, Il nous appelle à être vrai, à ne pas tricher, car c'est cela qui est l'opposé même de la grandeur: tricher avec soi-même, tricher dans sa solitude, tricher dans sa pensée, tricher dans ses amours. Mais celui qui dit la vérité dans son coeur, celui-là gravit la Montagne de Dieu ou plutôt il devient lui-même la Montagne de Dieu, il devient le phare qui éclaire toute l'humanité. Einstein, ce grand génie, qui a révolutionné la physique dans tant de domaines et qui avait un sentiment d'humilité si profond, a écrit: "Devant l'univers, celui à qui le sentiment religieux est inconnu et qui n'est pas frappé de respect, est comme s'il était mort." Einstein disait cela devant l'univers, devant cet univers à travers lequel il atteignait cette Vérité Infinie qui nourrissait son génie. Que dire devant ce qui est infiniment plus grand que l'univers, c'est-à-dire devant notre vie elle-même? Oui, le grand sanctuaire de Dieu, c'est nous-mêmes parce que c'est de nous-mêmes que doit partir ce rayonnement qui va transfigurer tout l'univers. Il s'agit donc pour nous de prendre conscience de cette vocation, d'enter dans notre grandeur et de donner comme un aimant et à notre vie, et à toute notre vie, et à toute la Création, cet infini qui est le Dieu Vivant caché au plus profond de notre coeur et qui nous attend et qui nous envoie pour rendre la vie plus belle et l'humanité plus heureuse. Hâtons-nous dans l'allégresse à la rencontre du Seigneur Ressuscité en Lui rendant grâce de ce qu'Il nous ait révélé notre grandeur en nous communiquant la Sienne, en nous rappelant ce grand mot de Saint Jean de la Croix: "Une seule pensée de l'homme est plus grande que tout l'univers. Il n'y a que Dieu qui soit digne de la remplir." *Beyrouth le 2 avril 1972 Pâques* RESURRECTION DES CORPS ET TRANSFIGURATION DE L'UNIVERS En Jésus Christ, c'est la liberté de Sa Personne, la liberté de Son Etre qui lui permet d'adapter la manifestation de Lui-même à l'état d'esprit et aux dispositions du coeur de ceux auxquels Il apparaît. L'identification se fait par degré. Nous le voyons ici: les disciples, les apôtres croient voir un esprit. Ce n'est que peu à peu qu'ils se convainquent de la présence corporelle du Seigneur, cette présence corporelle qui d'ailleurs témoigne, comme je viens de le dire, d'une si grande liberté, tellement que, finalement, le Christ disparaîtra à leur yeux au-delà de toutes les lois de l'espace et du temps. Cette liberté du Corps du Seigneur, cette liberté du Christ Ressuscité, elle est appelée à devenir la nôtre, puisque nous avons tous cette vocation de ressusciter et que la vie glorieuse du Seigneur s'imprime déjà dans nos vie. Comment cela peut-il se réaliser? Par quel recueillement, par quelle intériorisation de nous-mêmes? C'est là évidemment toute la question que nous pouvons d'une certaine manière mettre en route par des expériences vérifiables. Les cosmonautes nous ont appris que l'homme ne peut subsister lorsqu'il quitte notre atmosphère qu'en emportant les conditions terrestres. S'ils n'avaient pas été ravitaillés par l'oxygène, s'ils n'avaient pu manger des nourritures terrestres, les cosmonautes n'auraient pas survécu sur la lune. Ils sont donc restés terrestres sur la lune parce que, justement, notre organisme est ordonné à notre habitation terrestre: nos organes sont ainsi faits qu'ils sont étroitement limités à cette zone terrestre qui est notre habitat. S'il y avait un transfert de l'humanité dans d'autres planètes dont les conditions sont totalement différentes, il faudrait que les organes se modifient en proportion, ce qui nous conduit à nous demander ce qui constitue finalement notre corps dans son essence. Si nous faisons abstraction des dispositifs qui nous adaptent à notre habitat terrestre, qu'est-ce qui reste de nous? Si d'ailleurs nous tenons compte des conditions de l'après-vie, de l'après-vie terrestre où il n'y aura plus de génération, où il n'y aura plus de mariage, où il n'y aura plus la lutte pour le pain quotidien, où donc tous les organes qui sont adaptés à ces fonctions auront disparu, qu'est-ce qui restera du corps? Quelle est l'essence de notre corps? Qu'est-ce qui maintient notre identité depuis le sein maternel jusqu'à notre mort, depuis l'embryon jusqu'au vieillard? Qu'est-ce qui assure notre présence dans le monde visible et nous permet de nous y manifester si on fait la soustraction de tout ce que j'ai dit, de tout ce qui est rigoureusement adapté à notre habitat terrestre et aux fonctions qui ont à s'y exercer pendant le temps où nous y demeurons? Il y a une donnée qui est extrêmement émouvante, c'est celle de notre voix. Votre voix que l'on reconnaît quand on vous connaît, votre voix qui s'annonce au téléphone: on sait que c'est vous si l'on vous connaît, elle révèle sa musique car la musique de votre voix est unique, elle correspond à un chiffre, à une certaine longueur d'onde. Ce chiffre de votre voix est sans doute le chiffre qui correspond au chiffre de votre corps que l'on peut résumer, lui aussi, dans une longueur d'onde: une certaine musique, une certaine note si vous voulez. Ce serait cela finalement qui constituerait l'essence de notre présence visible et qui nous permettrait de nous manifester dans le monde visible. Aussi bien voyons-nous justement dans les apparitions de Notre Seigneur qu'elles manifestent une entière liberté. Tantôt Il apparaît sous une forme, tantôt Il apparaît sous une autre, avec toutes les graduations que je signalais tout à l'heure, dans la manière où Il est reconnu et identifié. Si bien que, finalement, il y aurait pour nous une certaine musique fondamentale qui correspondrait à notre essence singulière; aussi bien lorsque nous sommes en présence de quelqu'un, ce qui nous intéresse, ce n'est pas sa digestion, ce n'est pas sa respiration, à moins qu'il ne soit malade et qu'il ait besoin d'un secours immédiat, ce qui nous intéresse, c'est précisément le mystère de sa présence. Mais qu'est-ce que c'est que cette présence? Cela dépend naturellement de sa qualité et de la nôtre. Cela dépend de son équilibre. Cela dépend de la lumière qu'il porte en lui. Cela dépend de sa pureté et de la nôtre. Ce qui fait une présence dans l'état le plus favorable, c'est justement qu'elle est un présent, un cadeau, c'est qu'elle ouvre un espace, c'est qu'elle apporte une lumière, c'est qu'elle est une source de joie. Ce serait dans cette direction que nous aurions à vivre le Christ Ressuscité en ressuscitant déjà nous-mêmes, en nous transformant, en anticipant notre résurrection, en intériorisant toutes nos puissances organiques, de manière que nous soyons contenus tout entiers dans un certain point de lumière qui annoncerait le mystère de notre être sous la forme, justement, d'une présence, d'un présent et d'un cadeau. C'est, je pense, de cette manière que nous entrons en contact avec nous-même et avec les autres, de cette manière virginale où le contact justement s'établit à partir de la racine de l'être, de son enracinement en Dieu, à partir de ce qu'il y a de plus diaphane en nous, enfin à partir de cette musique fondamentale qui ferait de nous une note de choix du cantique du Soleil. C'est dans cette direction que nous allons nous établir au cours de cette liturgie tandis que nous allons, précisément, à la rencontre du Seigneur Ressuscité, à la rencontre de Son Corps Glorieux qui devient la sanctification du monde. Nous allons Lui demander cette grâce d'être une présence, une présence diaphane, une présence de lumière, une présence de joie, enfin une musique, une musique silencieuse dans le Coeur du Seigneur et dans le coeur de nos frères qui Le reconnaîtront justement à travers nous dans la mesure où nous aurons en eux un espace de lumière et d'amour. Dans ce résumé des récits de la Résurrection, qui probablement n'est pas de Saint Marc bien qu'il soit l'appendice de son Evangile, il y a une parole qui est assez unique: "Allez dans le monde entier proclamer le Bonne Nouvelle à toute la Création." C'est le seul évangéliste, sauf erreur, qui formule la consigne de Jésus sous cette forme (Mc 16.14): "Evangéliser non seulement les hommes, mais évangéliser toute la Création!", ce qui implique les animaux, les végétaux, les minéraux, ce qui implique les astres, ce qui implique toute l'Histoire et finalement tout l'univers. Ce tout petit mot correspond à celui de Saint Paul aux Romains (Rom 8. 21-22): "Toute la Création gémit dans les douleurs de l'enfantement", toute la Création attend "soumise à la vanité", malgré elle, comme elle l'est en effet, et "attend la révélation de la gloire du Fils de Dieu." Il y a certainement une correspondance entre la vision de Saint Paul et la consigne que rapporte ici la finale de Saint Marc: toute la Création qui a été enténébrée par nos refus d'amour, toute la Création doit être purifiée, libérée et va recevoir l'Evangile et elle est appelée aussi à vivre en Dieu. Cette vue synthétique, cette vue qui rassemble dans une seule vocation l'homme et l'univers est infiniment précieuse parce qu'elle nous donne précisément une vue d'ensemble du plan de Dieu. La Liberté Divine qui éclate au coeur de la Trinité, qui est le sens même de Jésus créateur, veut se répandre à travers les créatures intelligentes sur toute la Création. Nous en avons une sorte d'anticipation dans cette expérience admirable de la science qui n'a pas cessé de chercher la vérité à travers tous les phénomènes. Que des savants puissent s'enthousiasmer pour les phénomènes au point d'y consacrer leur vie, qu'ils soient comblés par cette étude de la nature, c'est évidemment le signe qu'il y a une correspondance entre leur esprit et la nature et qu'à travers les phénomènes, ils atteignent cette présence de la vérité, qui est Quelqu'un, car il est impossible que l'esprit se consacre à la vérité, qu'il en soit illuminé, qu'il en soit comblé si la Vérité n'était pas Quelqu'un. A travers ce cheminement sur la circonférence qui symbolise le progrès de la science, qui durera autant que durera l'Histoire, à travers ce cheminement sur la circonférence, il y a une relation avec le Centre Eternel qui embrasse tous les temps, il y a une relation qui justement éclate, de temps en temps, à travers les phénomènes où le savant se sent relié à ce Centre Eternel, et c'est par là que, à travers les phénomènes, il atteint la vérité, la vérité qui est Quelqu'un, la vérité qui est le jour de notre esprit et de notre intelligence comme elle est aussi la joie la plus profonde de nos coeurs. Il y a donc une vocation spirituelle de l'univers, que la science, à sa manière, accomplit, que l'âme aussi, bien sûr, avant la science, pourrait-on dire, que l'âme s'applique aussi à réaliser. Mais enfin si, à travers le spectacle de la nature, les artistes, en cherchant à l'exprimer, n'ont pas cessé d'enrichir le musée de nos émerveillements, c'est qu'à travers la nature, eux aussi, à leur manière, sous l'aspect de la beauté, ont rencontré dans l'univers une Présence qu'ils n'ont jamais cessé de nous rendre sensible puisque l'oeuvre d'art, finalement, c'est précisément comme le sacrement de la beauté, qui contient la suggestion et la communication d'une Présence. Et, plus profondément encore, l'amour humain, à travers la communion des êtres, l'amour humain qui n'a pas cessé de porter la vie, l'amour humain, bien sûr, plus que tout autre manifestation de notre existence, l'amour humain plonge dans le Coeur de Dieu, a ses racines en Lui et nous ramène à Lui, puisqu'il est impossible d'aimer sans échanger avec Lui si l'on veut que l'amour soit éternel. Il y a donc déjà dans l'expérience humaine, il y a une anticipation de cette consigne rapportée par Saint Marc: "Allez, évangélisez toute la Création." Cela nous ouvre un jour sur le contact avec l'univers. Cela nous engage précisément à un respect infini de toute créature puisqu'à travers toute la Création circule la pensée et l'Amour de Dieu et qu'il n'y a pas une structure dans l'univers qui ne reflète la pensée et l'Amour de Dieu. L'univers sacramentel, d'ailleurs, constitue déjà à sa manière, et comme un chef d'oeuvre incomparable, la personnalisation de tout l'univers, puisque Jésus a emprunté les signes sensibles pour nous communiquer Sa Présence et Sa Grâce. Il y a dans le Christ une sacralisation de l'univers qui correspond à la plus profonde expérience humaine et qui nous appelle nous-mêmes à entrer dans cette transfiguration, à y collaborer en faisant chanter toutes les fleurs, comme dit la messe du Rosaire: "Fleurs, fleurissez et donnez votre parfum, offrez la grâce de votre feuillage et la louange de votre cantique et, dans toutes ses oeuvres, bénissez le Seigneur" (Sir. 39.19). La joie pascale, c'est donc une joie qui veut se répandre dans tout l'univers et ce n'est pas seulement l'homme qui doit devenir alléluia des pieds à la tête: c'est tout l'univers. *Pâques, Beyrouth le 2 avril 1972 Lundi de Pâques * Dieu apparait aux hommes dans la mesure où il est pour eux au-dedans d'eux-mêmes LES PELERINS D'EMMAUS Aux disciples d'Emmaüs, "Il leur est apparu extérieurement et corporellement, comme Il était intérieurement, comme Il était au dedans d'eux-mêmes: "ils parlaient de Lui, ils L'aimaient et ils doutaient. Alors Il se présente à eux extérieurement, mais ils ne Le reconnaissent pas, précisément parce qu'ils doutent. Cette remarque de Saint Grégoire, qui est d'une admirable profondeur, pourrait expliquer ou nous rendre sensible tout le Mystère de la Révélation dans toute la Bible et dans toute l'Histoire: Dieu apparaît aux hommes comme Il est au-dedans des hommes, comme Il est au-dedans d'eux-mêmes. Les apparitions du Christ Ressuscité sont un appel à la foi. Jésus ne se présente pas dans une vie nouvelle. Il ne se présente pas comme un spectacle, comme un objet qu'on peut percevoir sans s'engager. Ces apparitions sont un appel à la foi. Et c'est pourquoi elles reflètent l'état d'âme de ceux qui en sont les témoins. Rien n'est étonnant comme ces récits qui ne s'accordent pas, précisément parce qu'ils traduisent les sentiments, les hésitations, les craintes, les frayeurs et les joies de chacun, selon la progression de la reconnaissance du Christ en eux. Les disciples d'Emmaüs Le voient comme un étranger. La Magdeleine Le verra comme un jardinier. Les disciples rassemblés au Cénacle croiront voir un esprit. Et pour la dernière vision, racontée par Jean, sur les bords du lac de Galilée, ils hésiteront, jusqu'à la pêche miraculeuse, à reconnaître le Seigneur, dans Celui qui les appelle du rivage. Il nous apparaît donc d'une manière universelle comme il est au-dedans de nous. Et c'est pourquoi Il peut prendre le visage d'un étranger, et c'est pourquoi ses traits peuvent se déformer comme ils l'ont été si souvent dans l'Ancien Testament, selon le regard de l'homme qui n'était pas suffisamment éveillé ou purifié pour Le percevoir dans sa Vérité. (1) Saint Grégoire le Grand - Homélie 23 - Patrologie latine de Migne 76 pp. 1182/1183 Cf. L'Homélie de St Grégoire, en appendice, à la dernière page. Et d'ailleurs, cette loi de la Révélation que Saint Grégoire exprime avec tant de profondeur: "Il leur est apparu au dehors comme Il était au dedans d'eux-mêmes", cette loi gouverne peut-être tout l'ordre de la connaissance: chacun voit l'univers avec son regard, chacun voit les autres avec ses yeux, et l'univers où les autres lui apparaissent selon la qualité de son regard. Ils lui apparaissent au dehors comme ils sont au-dedans de lui. Einstein a dit ce mot, si étonnant et si magnifique: "Celui à qui l'émotion religieuse est étrangère, qui n'a plus la possibilité de s'étonner et d'être frappé de respect, est comme s'il était mort." Il indique bien, lui aussi, que la connaissance de l'univers correspond au regard de l'homme. S'il a encore la faculté de s'étonner et d'être frappé de respect, il découvre un monde qui l'émerveille et qui lui révèle une Sagesse supérieure qui le confond. Ce serait donc là, finalement, une des qualités, un des apanages inévitables de la connaissance: la connaissance correspond au regard et, selon que le regard est pur, selon qu'il est droit, selon qu'il est désintéressé, selon qu'il est aimant ou au contraire chargé de haine, le monde prend un autre aspect et l'humanité un autre visage. C'est ce que le Seigneur sans doute veut nous indiquer lorsqu'Il dit: "La lampe de ton corps, c'est ton regard, c'est ton oeil. Si ton oeil est simple, tout ton corps sera dans la lumière." (Mt. 6,22) C'est bien ce que nous pouvons retirer de plus admirable de ce cheminement que nous allons poursuivre avec le Seigneur sur la route d'Emmaüs, c'est que nous Le connaîtrons dans la mesure où nous L'aimerons, et Il nous apparaîtra d'autant plus vivant que notre regard sera plus pur et plus aimant. Cf.ci après, l'homélie de Saint Grégoire. * Beyrouth, 3 avril 1972 SAINT GREGOIRE LE GRAND* "Ils le reconnurent à la fraction du pain" (Lc 24,35) Saint Grégoire (540-604) fut successivement préfet de la ville de Rome, moine et fondateur de monastères, diacre et légat à Constantinople, enfin pape dans un contexte historique très sombre. Ce grand mystique qui garda toujours au coeur la nostalgie de sa vie monastique sut être un admirable pasteur. Ses écrits spirituels ont profondément influencé la piété médiévale. Deux disciples faisaient route ensemble. Ils ne croyaient pas, et cependant ils parlaient du Seigneur. Soudain celui-ci apparut, mais sous des traits qu'ils ne purent reconnaître. A leurs yeu de chair le Seigneur manifestait ainsi du dehors ce qui se passait au fond d'eux-mêmes, dans le regard du coeur. Les disciples étaient intérieurement partagés entre l'amour et le doute. Le Seigneur était bien présent à leurs côtés, mais il ne se laissait pas reconnaître. A ces hommes qui parlaient de lui il offrit sa présence, mais comme ils doutaient de lui, il leur dissimula son vrai visage. Il leur adressa la parole et leur reprocha leur dureté d'esprit. Il leur découvrit dans la Sainte Ecriture les mystères qui le concernaient, mais, il feignit de poursuivre sa route...En agissant ainsi, la Vérité qui est simple ne jouait nullement double jeu: elle se montrait aux yeux des disciples telle qu'elle était dans leur esprit. Et le Seigneur voulait voir si ces disciples, qui ne l'aimaient pas encore comme Dieu, lui accorderaient du moins leur amitié sous les traits d'un étranger. Mais ceux avec qui marchait la Vérité ne pouvaient être éloignés de la charité; ils l'invitèrent donc à partager leur gîte, comme on le fait avec un voyageur. irons-nous simplement qu'ils l'invitèrent ? L'Ecriture précise qu'ils le pressèrent (Lc 24,29). Elle nous montre par cet exemple que lorsque nous invitons des étrangers sous notre toit, une invitation doit être pressante. Ils apprêtent donc la table, ils présentent la nourriture, et Dieu, qu'ils n'avaient par reconnu dans l'explication de l'Ecriture, ils le découvrirent dans la fraction du pain. Ce n'est pas en écoutant les préceptes de Dieu qu'ils furent illuminés, mais en les accomplissant: Ce ne sont pas les auditeurs de la loi qui seront justes devant Dieu, mais les observateurs de la loi qui seront justifiés (Rom. 2,13). Quelqu'un veut-il comprendre ce qu'il a entendu, qu'il se hâte de mettre en pratique ce qu'il en a déjà pu saisir. Le Seigneur n'a pas été reconnu pendant qu'il parlait; il a daigné se manifester lorsqu'on lui offrit à manger. Aimons donc l'hospitalité, frères très chers, aimons pratiquer la charité. C'est d'elle que Paul nous parle : Persévérez, dit-il, dans la charité fraternelle. N'oubliez pas l'hospitalité, car c'est grâce à elle que quelques-uns, à leur insu, hébergèrent des anges (Hébr. 13,1-2). Pierre dit aussi : Pratiquez l'hospitalité les uns envers les autres, sans murmurer (1 Pierre 4,9). Et la Vérité elle-même nous en parle : J'étais un étranger, et vous m'avez recueilli (Mt. 25,35)... Ce que vous avez fait au plus petit d'entre les miens, nous dira le Seigneur au jour du jugement, c'est à moi que vous l'avez fait (Mt. 25,40)... Et malgré cela, nous sommes si paresseux devant la grâce de l'hospitalité! Mesurons, mes frères, la grandeur de cette vertu. Recevons le Christ à notre table , afin de pouvoir être reçus à son éternel festin. Donnons maintenant l'hospitalité au Christ présent dans l'étranger, afin qu'au jugement il ne nous ignore pas comme des étrangers, mais nous reçoive comme des frères dans son Royaume. *Homélie 23: PL 76, 1182-1183.