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Optimisation de gestion de barrage : le barrage de Manantali sur le fleuve Sénégal
Extrait de la Lettre n°17 Programme International Géosphère Biosphère-Programme Mondial de Recherches sur le Climat (PIGB-PMRC)


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Assurer la rentabilité d’un barrage multi-objectif en minimisant son impact sur l’environnement et sur les activités humaines traditionnelles, dans un contexte de faiblesse des ressources en eau : c’est ce que visent les règles de gestion établies par l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) pour le barrage de Manantali sur le fleuve Sénégal.

     
     

Figure 1 – Carte du bassin du fleuve Sénégal
 
 
 
 
 
 
 
 

Figure 2 : Evolution du débit moyen annuel du fleuve Sénégal à Bakel
 
 

Régime naturel d’écoulement du fleuve Sénégal

Situé en Afrique de l’Ouest et long de 1800 km (Figure 1), le fleuve Sénégal est caractérisé par une crue annuelle (juin-octobre) essentiellement alimentée par la mousson sur le haut bassin (Guinée, Mali), suivie d’un tarissement progressif pouvant aboutir à l’arrêt total de l’écoulement en mai ou juin. A l’aval de Bakel situé à plus de 800 km de l’embouchure, la crue ne reçoit plus que des apports assez faibles et se propage dans une vallée à très faible pente où elle inonde un vaste lit majeur, au grand bénéfice de l’environnement et de l’agriculture traditionnelle sur les deux rives du fleuve (Mauritanie et Sénégal), contibuant à alimenter :

• la recharge des nappes phréatiques ;
• les frayères pour la faune piscicole ;
• les pâturages pour le bétail ;
• les forêts comme source de combustible ;
• les cultures de décrue.

L’écoulement annuel naturel du fleuve est très variable (Figure 2). Certaines années, la crue inonde des superficies dépassant largement les possibilités d’exploitation de la population présente. Parfois très faible au contraire, elle sort alors à peine du lit mineur et ne permet quasiment aucune culture de décrue. La faiblesse globale des écoulements constatée depuis le début des années 70 et surtout la succession de crues très faibles dans les années 80 ont des conséquences catastrophiques pour l’écosystème et la population dans la vallée.

     
     
   

Infrastructures

Sous l’impulsion de l’Organisation pour la Mise en Valeur du Fleuve Sénégal (OMVS) regroupant le Mali, la Mauritanie et le Sénégal, deux barrages ont été implantés sur le fleuve Sénégal pour favoriser le développement dans la région :

• Mis en service en 1987, le barrage de Manantali (hauteur 60 m, volume 12 km3, superficie 460 km2) vise à produire de l’énergie (205 MW installé) et régulariser les débits : soutien d’étiage pour l’agriculture irriguée et la navigation ; laminage des fortes crues ; soutien des faibles crues pour le maintien de l’équilibre écologique et l’agriculture traditionnelle dans la vallée. Il contrôle environ la moitié des écoulements du fleuve.
• Depuis 1986, le barrage anti-sel de Diama empêche la remontée d’eau salée qui se produisait auparavant sur plusieurs centaines de kilomètres pendant l’étiage, permettant ainsi le développement de l’agriculture irriguée dans le delta.

     
     
   

Problèmes de gestion liés au soutien de crue

L’agriculture extensive de décrue suit le retrait des eaux pour semer sur des terres qui ont été submergées par la crue. Ses rendements sont faibles, avec une unique récolte annuelle dépendant de l’ampleur de la crue. Au contraire, l’agriculture irriguée intensive permet de faire deux récoltes par an sur des périmètres spécialement aménagés, à condition d’une disponibilité permanente de l’eau. Pendant toute la phase de tarissement naturel du fleuve, le soutien d’étiage destiné à l’irrigation consiste à lâcher à Manantali des volumes qui ont été stockés en période de crue, au détriment éventuel des cultures de décrue.

Malgré l’eau douce désormais disponible dans le fleuve en quantité suffisante à longueur d’année grâce aux deux barrages, l’agriculture irriguée se développe moins vite que prévu dans la vallée : 125 000 ha actuellement exploités avec un taux d’intensification de 55%, pour un potentiel supérieur à 300 000 ha à 200%. Pour longtemps encore l’agriculture de décrue restera donc vitale pour les populations. Par ailleurs, une régularisation excessive des débits du fleuve déséquilibrerait encore plus l’écosystème de la vallée qui a déjà beaucoup souffert de la faiblesse des crues des 30 dernières années, avec une diminution notable de la flore arbustive. En raréfiant les inondations du lit majeur, elle pénaliserait la recharge des nappes phréatiques et entraînerait un appauvrissement de la faune piscicole. L’aridité de la région confère à la vallée du Sénégal une importance toute particulière et l’on aurait tort d’en négliger l’équilibre écologique, très lié à la crue annuelle.

Pour ces diverses raisons, le soutien de crue initialement envisagé comme provisoire doit être pérennisé. Or dans un contexte d’écoulement naturel déficitaire, il pénalise d’autres usages apparemment plus rentables. En effet, pour obtenir à l’entrée de la vallée (Bakel) une crue provoquant l’inondation souhaitée, il faut parfois lâcher à Manantali de forts débits qui ne peuvent être intégralement turbinés. Ces gros volumes évacués abaissent le stock disponible pour le soutien d’étiage destiné à l’irrigation, ainsi que la chute exploitable pour la production d’énergie.

Comment donc concilier le soutien de crue avec les autres objectifs assignés au barrage de Manantali ? C’est à cette question qu’a été consacrée une grande partie du Programme d’Optimisation de Gestion des Réservoirs réalisé par l’IRD à la demande de l’OMVS, sur financement du Fonds d’Aide pour la Coopération (France).

     
     
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Figure 3 – Vue de l’inondation du lit majeur du fleuve Sénégal
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Figure 4 : Hydrogrammes de crue minimaux à réaliser à Bakel
 

Optimisation du soutien de crue

Le premier objectif consiste à définir un soutien de crue permettant de réaliser une superficie donnée de cultures de décrue, tout en lâchant le moins possible d’eau non turbinée à Manantali. L’analyse repose sur les données suivantes :

• Chroniques journalières de cote du plan d’eau pour certaines stations du lit mineur. Ces observations remontent jusque 1904 pour les principales stations.
• Mesures de débit à certaines stations.
• 3 ans de cote journalière de plan d’eau sur 10 plaines témoin inondées du lit majeur.
• Statistiques agricoles de superficies de cultures de décrue (période 1946-1999).
• Imagerie satellitaire : les scènes Spot ou Landsat utilisées (Figure 3) permettent de mesurer précisément des superficies inondées sur les plaines témoin et l’ensemble de la vallée pendant la crue pour 7 années situées entre 1986 et 1999. Elles donnent aussi une bonne estimation des superficies inondées maximales de ces 7 crues.

Ces données permettent d’établir différentes modélisations :

• Evolution du niveau dans les plaines témoin en fonction du niveau dans le lit mineur.
• Relations entre niveau et superficie dans les plaines témoin.
• Relation entre les superficies inondées maximales des 10 plaines et celle de l’ensemble de la vallée.
• Relation entre superficie inondée maximale et superficie totale de cultures de décrue.
• Relations entre la superficie des cultures de décrue et certaines caractéristiques de la crue à Bakel (moyenne des N plus fortes cotes journalières de l’année).
• Relations entre niveau et débit aux stations du lit mineur : bi-univoques à l’amont de Bakel et non biunivoques à l’aval.
• Modèle de propagation calé entre stations successives du lit mineur, en débit à l’amont de Bakel (délai de plusieurs jours entre stations) et en cote à l’aval (délais de plusieurs semaines).

A partir de ces modélisations, on obtient les résultats suivants qui permettent de réaliser l’inondation souhaitée en causant un minimum de perte de production d’énergie :

• Définition de l’hydrogramme (débit en fonction du temps) objectif minimal de crue du Sénégal à Bakel, en fonction de la superficie de cultures de décrue envisagée (Figure 4). Cet hydrogramme permet de submerger les zones à cultiver pendant au moins 25 jours, créant une réserve d’eau suffisante dans le sol pour le développement des plantes jusqu’à maturité.
• Procédure de calcul du débit à lâcher à Manantali pour obtenir l’hydrogramme objectif de crue à Bakel, en fonction des débits naturels observé sur le Bakoye et la Falémé.
• Détermination du meilleur moment dans l’année pour faire le soutien de crue : en moyenne, c‘est avec un début de palier de débit maximal positionné au 28 août (Figure 4) que l’hydrogramme objectif de crue peut être réalisé à Bakel avec un minimum de volume lâché non turbiné à Manantali. Cette date de crue est par ailleurs suffisamment précoce pour permettre le développement complet des cultures de décrue avant la saison froide.

     
     
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

Figure 5 : Résultats moyens interannuels concernant la production d'énergie et la superficie de cultures de décrue
 
 
 
 
 

Figure 6 : Fonction de répartition des surfaces de cultures de décrue
 

Recherche de compromis entre objectifs de gestion

Maintenant que l’on sait comment dépenser le moins d’eau possible pour réaliser une crue correspondant à une superficie donnée de cultures de décrue, la question est de savoir quelle superficie viser pour ne pas grever la production d’énergie de façon insupportable. La réponse est apportée par le logiciel Simulsen de l’IRD, qui permet de simuler au pas de temps journalier la gestion d’un barrage à objectifs multiples tel que Manantali, pour tester et comparer les performances de différents scénarios de gestion.

Chaque scénario simulé est caractérisé par un certain nombre de consignes assorties de rangs de priorité, visant chacune à satisfaire un objectif de gestion dans l’immédiat ou à préserver le stock ou le volume vide nécessaire dans la retenue pour la satisfaction future de l’objectif. Par exemple :

• Lâcher un débit suffisant pour produire une puissance objectif ou pour atteindre un hydrogramme objectif minimal à Bakel (soutien d’étiage pour les cultures irriguées ou soutien de crue pour les cultures de décrue)
• Lâcher un débit suffisamment faible pour ne pas dépasser un débit maximal de sécurité (laminage des fortes crues à Bakel).
• Lâcher un débit suffisamment fort (resp. faible) pour préserver un volume vide (resp. un stock d’eau) suffisant dans la retenue, permettant la satisfaction future de l’objectif de laminage de crue (resp. de soutien de débit ou de production de puissance).

A chaque pas de temps, le logiciel calcule le débit à lâcher en fonction des limites déterminés à partir des consignes simulées, considérées par priorité décroissante. Pour tester les potentialités de Manantali, plus de 200 scénarios de gestion ont été simulés sur la base des débits naturels de la période 1970-2000, considérée comme une hypothèse plutôt pessimiste pour la ressource en eau à venir. Ils diffèrent entre eux par les besoins envisagés pour l’agriculture irriguée (actuels, doublés ou triplés), la superficie souhaitée pour les cultures de décrue (45000 à 60000 ha) et le niveau minimal de plan d’eau dans le réservoir au 20 août en deçà duquel on renonce au soutien de crue pour l’année en cours.

Tous les scénarios simulés satisfont pleinement les besoins de l’agriculture irriguée du fait que parmi leurs consignes prioritaires figurent non seulement le soutien d’étiage mais aussi la préservation du stock nécessaire. Certaines années cette préservation peut entraîner l’arrêt du soutien de crue destiné aux cultures de décrue, pour lesquelles les superficies obtenues, comme la production annuelle d’énergie, varient selon les scénarios. Les moyennes interannuelles de ces deux facteurs apparaissent liées de façon linéaire sur l’ensemble des scénarios simulés, pour chaque scénario de besoin envisagé pour l’agriculture irriguée (Figure 5) Ainsi, le soutien de crue entraîne en moyenne une perte de production de puissance de 614 watts (resp. 660 ou 789 W) par hectare supplémentaire obtenu pour les cultures de décrue, dans le cas des besoins actuels (resp. doublés ou triplés) de l’agriculture irriguée.

La fonction de répartition des superficies de cultures de décrue obtenues permet également d’évaluer les performances des scénarios de gestion testés. Dans le cas des besoins actuels de l’irrigation, la Figure 6 montre que l’absence totale de soutien de crue (scénario C), très rentable pour la production d’énergie (869 GWh/an), est inacceptable pour les cultures de décrue. En effet, la superficie obtenue est alors inférieure une année sur deux à 23 000 ha, valeur dépassée neuf années sur dix en régime naturel. Le soutien de crue systématique (scénarios B1 et A1 visant respectivement 45 000 et 60 000 ha de cultures de décrue), ne semble pas non plus acceptable, cette fois à cause d’une production moyenne d’énergie (resp. 769 et 703 GWh/an) trop inférieure au seuil de rentabilité économique évalué à 800 GWh/an pour Manantali.

Le meilleur compromis consiste à faire un soutien de crue sous condition de stock disponible. Ainsi le scénario B2 envisage de le réaliser en visant 45 000 ha de cultures de décrue, chaque fois que le plan d’eau dépasse la cote 199 m au 20 août. Les résultats obtenus sont alors acceptables tant pour l’énergie produite (793 GWh/an) que pour les cultures de décrue, une superficie très faible ne se produisant environ qu’une année sur 10 comme en régime naturel.

     
     
   

Conclusion

La faiblesse persistante des apports en eau observée sur le bassin du fleuve Sénégal depuis le début des années 70, amène à reconsidérer le mode de gestion et les performances potentielles du barrage de Manantali qui avait été dimensionné à partir de données hydrologiques antérieures à 1978. Initialement prévu comme provisoire, le soutien de crue destiné au maintien de l’équilibre écologique de la vallée et aux activités agricoles traditionnelles doit être aujourd’hui considéré comme un objectif de gestion à part entière, malgré son influence négative sur les autres usages économiquement plus rentables.

L’IRD a déterminé un mode de soutien de crue optimisé permettant de réaliser un objectif de cultures de décrue en pénalisant le moins possible la production d’énergie de Manantali. Les simulations réalisées avec son logiciel Simulsen offrent par ailleurs une base objective de discussion pour le choix d’une stratégie de gestion par les pays riverains du fleuve. Ces différents résultats sont utilisés par l’OMVS depuis 2001 pour gérer le barrage.

Toujours dans le cadre d’une recherche appliquée, l’unité DIVHA de l’IRD s’intéresse actuellement à l’utilisation de prévisions météorologiques saisonnières pour la gestion de Manantali, ainsi qu’à une modulation du soutien de crue en fonction du stock disponible.

Ce Programme d’Optimisation de Gestion des Réservoirs est réalisé par l’Unité de Service DIVHA (dynamique, impact et valorisation des hydroaménagements) de l’Institut de Recherche pour le Développement. Le financement est assuré par le Fonds d’Aide et de Coopération (France) avec pour bénéficiaire l’OMVS (Organisation pour la Mise en Valeur du Fleuve Sénégal).

sites web :
US DIVHA : www.mpl.ird.fr/hydrologie/divha
OMVS : www.omvs.org

     
     
   

Contact : Jean-Claude Bader
Dynamique, Impact et Valorisation des Hydroaménagements, IRD
Maison des Sciences de l’Eau de Montpellier
Jean-Pierre Lamagat
IRD, centre IRD de Dakar

     


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