Jacques Chirac : quelques vérités qui déplaisent

Par El-Kadi Ihsane, Le Quotidien d'Oran, 6 décembre 2001

Le président français, Jacques Chirac, a été accueilli très chaleureusement par la population de Bab El-Oued. Un évènement. Les Algériens évoquent la France différemment. La France a changé aussi. Mais qu’en est-il de Jacques Chirac? Ici, quelques vérités qu’il n’est pas plaisant de rappeler.

Le regard de l’Algérie sur la France a changé.

Ceux qui vivent leur société de l’intérieur le savent. L’accueil fait à un président français à Bab El-Oued, le samedi 1er décembre, n’aurait pas été possible sans cela. Les équipes de la Croix-Rouge française ont catalysé un sentiment diffus et contenu : les Algériens veulent montrer qu’ils sont bien descendus du maquis dans lequel l’imaginaire français les maintient. Bien sûr, il y a beaucoup à dire sur cette mue du rapport des Algériens à la France. Mais là n’est pas la question du jour. Car si le changement est maintenant une certitude dans l’approche de la France par les Algériens d’aujourd’hui, il demeure plus qu’un doute sur l’évolution du personnage qui a été au centre de cette révélation : Jacques Chirac.

Le président français était un partisan «enthousiaste» de l’Algérie française durant la guerre d’Algérie. Tout le monde est censé le savoir. Il n’est pas inutile de le rappeler, au risque d’être déplaisant dans la semaine même où Chirac rencontre avec bonheur, pour la première fois de sa vie, le peuple des fellaghas in situ. Sa participation à la guerre, dans le contingent de l’armée française, aurait pu, sur le terrain, lui ouvrir les yeux sur des réalités lointaines de la Métropole. Le jeune Chirac n’en a pas démordu et il raconte «la perte de la colonie», comme une grande douleur personnelle.

Le déroulement du temps lui a-t-il fait changer de point de vue sur cette lourde question de l’Histoire contemporaine de la République française ? Rien dans ses déclarations de ses trente-cinq années de vie publique, ne permet d’envisager la moindre relecture critique du projet insensé de l’Algérie française qu’il avait ardemment défendu. Jusqu’aux dernières escarmouches dans l’opinion hexagonale sur le devoir du repentir, au sujet de la guerre d’Algérie, le président Chirac, et derrière lui l’essentiel de la droite française, a fait barrage devant un examen de conscience que revendique le temps qui s’écoule. Barrage devant l’idée d’admettre un fourvoiement historique de la France voulant maintenir, par la plus brutale des manières, l’Algérie sous sa domination.

Une banderole disait à Bab El-Oued : «Oui à Chirac, non à Aussaresses». La vérité est qu’il existe un continuum de la pensée entre les deux hommes. Un lien légitimant toute action dans l’intérêt de «la grande patrie française» qui avait traversé cette génération de la classe politique française et dont l’incarnation précédente à la tête de l’Etat français, était François Mitterrand, ordonnant l’exécution extra-judiciaire de Larbi Ben M’hidi, noble besogne civilisatrice affectée à Paul Aussaresses. François Mitterrand avait esquissé des regrets, plus tard dans sa vie, et s’était rangé «par intelligence politique», à l’idée de l’indépendance de l’Algérie vers la fin de la guerre.

Le jeune âge de Jacques Chirac, au moment des évènements, n’aurait pas dû le dispenser de poursuivre le travail d’introspection que doit mener l’Etat français sur son action en Algérie. En évoquant le «Bab El-Oued cher au coeur de beaucoup de Français», le président Chirac a fait un mauvais clin d’oeil à l’Histoire. Le Bab El-Oued colonial est resté dans la mémoire d’Alger, comme le dernier bastion de «l’Algérie française», le quartier général de l’OAS, le quartier de l’insurrection sanglante du 23 mars 1962 contre les accords d’Evian.

Vérité déplaisante, le président français a paru, dans l’élan de sa sincère émotion, s’adresser autant à cette part de sa jeunesse qui avait sans doute secrètement vibré avec «la résistance héroïque» des blancs de Bab El-Oued, qu’au «peuple formidable» qui occupe ce quartier depuis 1962. Sinon plus à la première qu’au second. Non, Chirac n’a pas changé. Ou alors si peu, que cela en devient imperceptible. Alors, est-il possible de continuer la réconciliation avec la France à travers le personnage d’un vieux chef de la droite française traditionnelle ?

Pourquoi pas. Puisque c’est la volonté officielle d’Alger de donner une prime à ceux qui ont aidé le régime du 11 Janvier 1992 contre ceux qui ont aidé l’Algérie qui se battait pour son indépendance. Puisque la partie de la gauche qui a défendu l’honneur de la France, en militant en faveur de l’indépendance algérienne, a aujourd’hui, à voir la triste image de Lionel Jospin, presque honte de revendiquer, haut et fort, ce passé pourtant fondateur de bien des espérances entre les deux pays.

Entre Chirac et Jospin, Alger paraît avoir une préférence. Celui qui était contre l’indépendance algérienne, mais pour la répression du FIS, plutôt que celui qui était contre l’interruption du processus électoral et... pour l’indépendance de l’Algérie. Les deux critères, des années 50 et des années 90, ont, il est vrai, quarante ans d’écart. Cela ne tient pas devant les exigences de la Real Politik.

Sur la question du droit des peuples à choisir librement leurs dirigeants, tout comme sur celle, encore plus essentielle, de leur droit à l’autodétermination, Jacques Chirac a fait une magistrale démonstration de fidélité à lui-même, lors de sa tournée acrobatique de la semaine dernière dans la région. A Tunis, face à Zine Benali, un de ses nombreux amis «despotes éclairés», il a applaudi, cette fois sans équivoque, la méthode forte pour mâter «l’intégrisme religieux» en Tunisie : «si tout le monde avait eu la même attitude, il y aurait eu moins d’atteintes aux droits de l’homme». Ce propos, d’un cynisme ahurissant pour qui connaît la situation des droits de l’homme en Tunisie, résume bien la conception chiraquienne de la démocratie dans les «ex-territoires coloniaux».

A Rabat, face au roi Mohamed VI, dernier descendant d’une monarchie «raspoutinienne», Jacques Chirac a encensé l’occupation du Sahara Occidental en parlant de «provinces marocaines du Sud», une première dans la bouche d’un responsable occidental, ce qui a provoqué une réaction scandalisée du président sahraoui Mohamed Abdelaziz. Non, Chirac n’a pas changé. Le monde autour de lui, si... Même Abdelaziz Bouteflika a évolué, en 30 ans, de l’apprenti autocrate populiste de gauche, au candidat dictateur libéral de droite. Le terroriste Carlos lui a même envoyé une lettre du fond de sa prison, «au nom de l’amitié révolutionnaire»... C’est à mourir de rire. S’il pouvait se douter des nouvelles amitiés du président algérien...

   
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