Rencontre avec Alex Rivera

Rencontre avec Alex Rivera

C'est dans un salon d'un hôtel parisien que je rencontre le réalisateur Alex Rivera. Souriant et détendu, il parle avec une extrême gentillesse de son travail, de ses choix, de ses envies. Un homme qui a du cœur... mais aussi beaucoup de talent!


Article de Géraldine Pioud


Entretien traduit de l'anglais par Frédérik Lewis



Pourquoi avez-vous choisi de ne pas prendre comme personnage principal de Sleep Dealer un personnage typique des films de science-fiction, comme un policier par exemple ?

Une réponse courte serait qu’avec Sleep Dealer j’ai essayé de casser deux grandes règles de la science fiction. La première c’est que dans les films de science-fiction, l’action se déroule toujours dans le Nord : Los Angeles, New-York, Londres, Paris… On ne voit jamais Mumbaï, Djakarta, Mexico. Je voulais examiner le Nord depuis l’extérieur, regarder le futur du point de vue du Sud. L’une des idées centrales était de faire quelque chose de neuf avec la science-fiction, en mettant le point de vue au Sud. Au-delà de ça, il fallait choisir qui serait le spectateur, et, à mon avis, il y a beaucoup de personnage plus intéressants qu’un immigré puisqu'en quelque sorte, il voyage à travers le temps. La plupart des immigrés viennent d’un petit village, dans le Sud, vivant peut-être dans la pauvreté, et puis quand ils partent, ils vont à la ville, travailler dans une usine. C’est ce qui se passe aujourd’hui, dans la réalité, les immigrés voyagent quasiment dans le temps lorsqu’ils traversent les frontières. Et donc, donner le point de vue d’un migrant donne beaucoup de possibilités, des possibilités dans le scénario, visuelles, politiques. Parce que cela va nous permettre de regarder notre monde dans le futur, non pas du point de vue d’Harrison Ford jouant un policier, Tom Cruise, jouant un policier, ou Will Smith, jouant un policier, et nous permettre de regarder l’avenir de notre monde de l’extérieur, à travers le point de vue d’un migrant, quelqu’un qui traverse plusieurs réalités différentes.


Ce qui est violent dans votre film, c’est que les gens peuvent avoir le sentiment que cela peut presque arriver.

Oui, j’ai travaillé sur ce film pendant 10 ans, et quand j’ai commencé à y penser, c’était une satire politique, de la fantaisie, tout cela cependant a commencé à devenir réalité, parce que les dynamiques que j’examine  sont des choses fondamentales dans notre monde. L’idée que le monde devient plus connecté grâce à la technologie, que le capitalisme, ou les grandes entreprises, exploitent cette connectivité, qu’il y a 20 ans, on a délocalisé les usines vers le Mexique, il y a 10 ans, on a commencé à embaucher des gens en Inde avec le réseau pour occuper des emplois dans les systèmes d’information. Maintenant, quand on prend le téléphone pour acheter un billet d’avion, on appelle l’Inde.


En France aussi. On appelle le Maroc, parce qu’on y parle français.

Tout cela est neuf… Alors quelle est la prochaine étape ? Les questions concernant la façon dont la technologie rend le monde plus petit, et de ce que cela signifie pour les grandes entreprises. Cela n’arrête jamais, cela ne fait qu’évoluer. Alors en fait dans Sleep Dealer, je ne fais que peindre le tableau de la prochaine étape possible. Et, encore une fois, quand j’ai commencé à l’imaginer, cela avait l’air si absurde, un rêve, un cauchemar, comme une blague, mais maintenant, quand on voit ce qui arrive vraiment… J’ai bien peur d'avoir fait le premier film de science-fiction qui deviendra un documentaire!


Oui, c’est très réaliste.

Dans les vidéo-clubs, ils devront l’enlever du rayon « science-fiction » et le mettre dans le rayon « documentaires »!


Est-ce que le titre « Sleep Dealer » a à voir avec les rêves?

J’adore le titre, qui vient d’un livre de John Burger, où il racontait l’histoire des sleep dealers. En Europe, il y a 100 ans, l’émigration se faisait à pied et les gens marchaient, et ce depuis le sud vers le nord pour travailler, et sur le chemin, ils louaient des lits pour une heure ou deux et les hommes qui donnaient les lits à louer étaient les « sleep dealers » [marchands de sommeil, NDLR]. C’est de là que vient l’expression. Mais j’adore la façon dont elle sonne. Cela sonne comme ce qui a à voir avec les rêves, les aspirations, le sommeil, mais alors le terme « dealer », un terme économique...  il y a alors une sorte de contradiction dans le titre entre les rêves et les contrats. Il y avait donc une intéressante contradiction, tension dans l’expression, et cela sonnait bien à mes oreilles.


J’ai trouvé que c’était un film ambitieux et pas politiquement correct, dans le bon sens du terme : il apporte une vision un peu différente du rêve américain. Quelles ont été les réactions aux Etats-Unis ?

Je crois qu’aux Etats-Unis, le concept du « rêve américain », de venir, de travailler, d’avancer économiquement parlant, de se faire accepter par la société, n'a plus de sens pour grand monde. Les politiques sont très dures en ce moment, et donc il y a des gens qui attaquent les immigrés, qui disent qu’ils sont la cause de tous les problèmes, et il y a ceux qui savent que le nouveau rêve américain arrive, en travaillant, en vivant dans l’ombre, mais peut-être que leur enfant sera président (rires) ! C’est un moment compliqué. Mais les gens ont bien réagi au film. Et ce qui est intéressant, c’est que bien que ce soit un film de science-fiction, le public qui a vraiment beaucoup réagi, c’est le public qui est préoccupé par l’écologie, le public préoccupé par les relations au travail, le public préoccupé par les problèmes de frontières. C’est un film de science-fiction pour le public d’Al Gore ou celui de Michaël Moore. C’est un film de science-fiction pour les gens qui veulent penser de façon critique.
Mais, quand on sortira le film ici et aux Etats-Unis, j’adorerais que les gens l’attaquent parce qu’à ce moment-là, on vendrait plus d’entrées ! C’est bien de mettre les gens un peu en colère!


Quand sort-il aux USA ?

En mars.


En fait, c’est un film de science-fiction qui permet une critique sociale.

Je l’espère. Pour moi, il y a une longue histoire de films de science-fiction contenant un aspect de critique sociale. Presque toute la littérature de science-fiction a ce côté critique sociale, mais au cinéma il y eu Metropolis, de Fritz Lang, et il est intéressant qu’un des tout premiers films ait été un film de science-fiction  sur un conflit entre classes. Et puis, il y a eu Brazil, de Terry Gilliam, Code 46 de Michael Winterbottom, Alphaville... Et puis il y a la science-fiction où il y a des robots qui ont l’air d’êtres humains mais les robots ont besoin de tuer les gens et  donc les gens ont besoin de tuer les robots : Terminator, Blade Runner, il y a tant de films où les robots ont besoin de nous tuer et où nous devons tuer les robots. Mais il y a une autre histoire de la science-fiction qui est beaucoup plus subtile et connectée à des visions politiques réelles et actuelles. J’espère que mon film sera une petite part de cette histoire.


Où vous positionnez-vous, entre le cinéma hispanique et le cinéma anglo-saxon ?

Il y a une expression au Mexique : « raca cosmica », la « race cosmique », ce qui retranscrit l’idée que les Mexicains, et les latino-américains, sont toutes les races, parce que nous sommes faits d’Africains, d’Indigènes, d’Espagnols. Nous sommes un mélange de toutes les races. Il se trouve que je suis en partie péruvien, en partie américain, mais mon père était en partie chinois, en partie indigène, en partie Noir. Nous sommes donc un mélange de tout et cela est un magnifique point de départ pour faire de la science-fiction, regarder notre monde et dire « il n’y a pas de frontières », en terme d’expérience humaine, il n’y a pas de frontières, nous sommes tous mélangés. Je me considère comme citoyen inter-galactique et j’espère faire des films de ce point de vue.


Avez-vous laissé vos acteurs improviser ?

Oui, et j’ai fait un exercice avec les deux principaux acteurs, quand ils arrivent à Mexico pour travailler, ils ne s’étaient pas rencontrés. Je les ai conduits dans un bus, et ils ne s’étaient toujours pas rencontrés. Ils connaissaient les scènes, mais je les ai laissés les faire la toute première fois qu’ils se voyaient. Et j’adore faire ça, leur donner des premiers souvenirs de la façon dont ils inter-agissaient avec le langage. Les dialogues étaient écrits en anglais, je les ai laissés traduire et en traduisant, trouver leur propre voix. C’était mon premier film, la première fois que je travaillais avec la caméra et c’était vraiment dur. J’aimerais faire mieux la prochaine fois. J’ai travaillé vraiment dur, je me suis évanoui… J’espère que la prochaine fois ce sera plus facile…


C’était en tout cas un très bon premier film !


Merci.





Sincères remerciements à Alex Rivera ainsi qu'à Pascal Launay

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