+ International o Europe o Amériques o Asie o Afrique -- Au cours des deux décennies écoulées depuis ce projet de Chatham House sur les relations internationales, il m’apparaît que les pouvoirs de la plupart des États ont encore décliné, si bien que leur autorité sur les populations et les activités de celles-ci à l’intérieur de leurs frontières territoriales s’est davantage affaiblie. À l’inverse, les autorités non étatiques interviennent de plus en plus dans la vie et les activités de leurs citoyens. Ce livre s’efforce d’expliquer — à l’aide d’exemples — comment et — par une analyse théorique — pourquoi on en est arrivé là. Tout le monde, assurément, ne partagera pas ma prémisse selon laquelle l’autorité de l’État — à la notable exception des États-Unis d’Amérique — s’est réduite ces dernières années. L’intrusion des gouvernements dans notre vie quotidienne est manifestement plus grande aujourd’hui qu’un siècle auparavant. Des lois et des règlements administratifs régissent désormais la durée du travail, la sécurité sur les lieux de travail et dans les habitations, sans parler du comportement des citoyens sur la route. Les écoles et les universités sont toujours plus soumises aux décisions des ministères de l’éducation. Il faut obtenir l’aval de toutes sortes de responsables avant de commencer la construction du moindre bâtiment ou de couper un arbre. L’inspecteur d’une administration — visiteur jadis très exceptionnel (et parfois objet de ridicule) — est devenu un personnage familier voire redouté. Toutes ces interférences de l’État ont un prix, lequel se traduit par les diverses contributions qu’il prélève sur l’économie, sur le travail de chacun d’entre nous. En témoigne la part du produit intérieur brut que s’arroge l’appareil étatique : aujourd’hui jusqu’à soixante pour cent du revenu national, contre moins de la moitié de ce chiffre naguère encore. La « réforme », ces temps-ci, a toutes les chances de signifier amputer les activités de l’État, réduire l’Administration et exiger d’elle une gestion rigoureuse et des économies, alors qu’il n’y a pas si longtemps cela aurait voulu dire exactement le contraire : recourir à l’autorité du gouvernement pour imposer un comportement réglementé et plus humain à l’ensemble des affaires et du secteur privé. -- L’autre hypothèse implicite que je fais en rédigeant ce livre est que la transformation de l’économie politique internationale n’a jusqu’ici pas été décrite et évaluée convenablement par la plupart de mes collègues chercheurs universitaires en sciences sociales. On en trouvera la preuve dans le chapelet de termes vagues et nébuleux qui reviennent à tout propos dans la littérature spécialisée, mais dont la signification précise est rarement, sinon jamais, clairement définie. Le pire de ceux-ci est le mot « globalisation », qui peut se référer à n’importe quoi, depuis l’Internet jusqu’au hamburger. Trop souvent, c’est un euphémisme poli pour l’américanisation continue des pratiques culturelles et des goûts en matière de consommation. L’expression beaucoup plus ancienne d’« interdépendance » dissimule de même la réalité d’une dépendance asymétrique. Sans doute nombre des auteurs qui l’invoquent, depuis que l’économiste Dick Cooper l’a lancée dans le titre d’un livre à la fin des années 1960 (Cooper, 1968)^*, reconnaissent-ils explicitement que le préfixe « inter » n’exprime pas suffisamment l’inégalité de la dépendance entre les parties. Néanmoins, son usage quotidien sert souvent à atténuer, sinon à dissimuler, la réalité des relations, les réalités brutales du pouvoir structurel sur d’autres États et d’autres sociétés. L’« interdépendance » est très semblable, à cet égard, au substantif « multinationale ». Celui-ci aurait été forgé au début des années 1960 par le service des relations publiques d’International Business Machines pour camoufler — ou du moins tenter de faire oublier — le fait qu’IBM était une entreprise américaine, même si elle cherchait à accéder au marché de nombreux pays dans le monde entier. Elle n’était en aucun sens « multinationale », si ses opérations l’étaient. Je ne suggère pas que Cooper a lui aussi délibérément employé le mot interdépendance pour cacher le fait que la coopération intergouvernementale, qu’il disait nécessaire au maintien de la prospérité de toutes les économies industrielles avancées, profitait davantage aux États-Unis que, par exemple, à la Suisse ou à la Suède. Il n’en était pas moins vrai que les Américains, en tant que gardiens du feu nucléaire et donc de la sécurité de l’alliance des pays riches, se réservaient le droit de décider quand bon leur semblerait, avec ou sans consultation, d’user de la puissance militaire ou d’en brandir la menace. Le dernier de ces euphémismes dont l’usage s’est insinué dans le langage commun — même si nous n’en sommes pas dupes — est la formule « gouvernance globale ». D’innombrables organismes se consacrent désormais à l’étude de la gouvernance globale. On trouve l’expression dans le sous-titre de livres, et il y a même une revue qui s’intitule ainsi. Ce qu’on entend généralement par là, c’est la coopération et l’harmonisation, ou la standardisation, des pratiques entre les gouvernements d’États territoriaux, la plupart du temps via une bureaucratie internationale. La conception implicite traduite par les deux mots « gouvernance » et « globale » est que le pouvoir est exercé à l’échelle mondiale par une autorité mondiale. Mais le fait est, comme nul spécialiste des organisations intergouvernementales ne l’ignore, que les limites et la nature du pouvoir décisionnel de toute administration intergouvernementale sont fixées par le plus