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Marseille et la culture : la grande pagaille

Les Echos n° 21334 du 14 Décembre 2012 • page 2

Avant l'inauguration de la giga opération « Marseille Capitale européenne de la culture », portrait genre bouillabaisse d'une ville aussi foisonnante culturellement que désorganisée.

« Marseille est une ville selon mon coeur. C'est aujourd'hui la seule des capitales antiques qui ne nous écrase pas avec les monuments de son passé. Son destin prodigieux ne vous saute pas aux yeux,(...) Ce n'est pas une ville d'architecture, de religion, de belles lettres, d'académie ou de beaux-arts » : en 1945, Blaise Cendrars, l'écrivain voyageur, dressait un portrait inspiré de la capitale française du Sud. Alors, c'est quoi Marseille, peuchère ? La cité antique a oublié depuis longtemps ses temples grecs. Elle leur a préféré les hangars à bateaux et les galeries marchandes. En un mot le commerce. Le commerce, maître mot de la cité... L'illustre Marseillais, écrivain et poète Antonin Artaud racontait ainsi dans « Le Théâtre et son double » comment quelques commerçants marseillais avaient fait entrer la peste dans la ville en 1720 pour ne pas laisser échapper des cargaisons qu'ils savaient contaminées...

Une ville faite de melting pot et de débrouille

Pourtant, côté culture, Marseille demeure unique : c'est un parfum populaire, un accent typique, une gouaille et un esprit râleur assumé, une manière frondeuse de tourner le dos au monde tout en prenant paradoxalement dans ses bras une multitude de cultures. La preuve avec l'opération « Marseille Capitale européenne de la culture 2013 » lancée le 12 janvier prochain ? Un lancement avec tambours et trompettes - pour l'occasion un Mega band de 150 musiciens, « Gran' Sud » va déambuler en ville. Cette célébration soulève pourtant d'emblée des questions. Et un paradoxe : elle s'étend en effet sur toute la Provence et jusqu'en Arles. Quand on sait à quel point la culture locale est éloignée de celle de ses voisins aixois - considérés comme des grands bourgeois - ou arlésiens - la Camargue, c'est une autre histoire - on ne comprend pas.

Car la Cité phocéenne, à elle seule, a une légitimité de capitale culturelle. Y compris à l'ère contemporaine. Elle est en effet l'un des berceaux mondiaux de la modernité. C'est ici et plus précisément sur le toujours charmant port de l'Estaque que Cézanne a peint des paysages, aujourd'hui dans les plus grands musées du monde, en appliquant son principe : « traiter la nature par le cylindre et le cône ». C'est pour revenir sur ses traces que Braque a réalisé ses fameuses vues de l'Estaque, qui comptent parmi les premières toiles cubistes. Et en 1940, c'est à Marseille que l'avant-garde des André Breton, Marcel Duchamp et autres René Char trouve refuge avant d'embarquer vers New York qui présente un climat moins fasciste. A la villa Air Bel, détruite en 1986, ils redessinent les tarots de Marseille et créent des oeuvres devenues partie prenante de la grande histoire de l'art.

Plus proche encore, dans les années 1980, on parle d'une « movida » marseillaise. Les musées y sont florissants; certains voient le jour - comme celui de la mode -, les expositions se multiplient. C'est par exemple au musée Cantini qu'aura lieu en 1989 la première rétrospective Edward Hopper. C'est la même année que se crée IAM, le groupe de rap marseillais qui fait danser le Mia dans la France entière. Et aujourd'hui ? « C'est une belle endormie, une ville en souffrance », estime Alain Sollel, le leader de Gran' Sud. A lui tout seul, il résume bien ce règne de la débrouille et du melting-pot de la ville : il a créé un groupe de funk « Accoules sax » mais déploie aussi désormais des formations adaptées aux circonstances et à la demande, de la musique arabo-andalouse aux chants judéo-provençaux du Moyen-Age tout en collaborant à la musique d'un film de Karim Dridi qui se déroulera dans les quartiers Nord.

« A Marseille, on ne peut pas dire qu'il ne se passe rien mais les initiatives sont souvent clairsemées, individuelles et pâtissent d'un déficit de promotion », estime Jean-François Chougnet, directeur-général de Marseille 2013. Derrière les « bunkers culturels » comme les Ballets Roland Petit repris par Frédéric Flamand ou le théâtre de la Criée dirigé par Macha Makeïeff, les projets de petite envergure se multiplient mais discrètement... Certes, la programmation musicale est substantielle depuis la Fiesta des Suds à Marsatac en passant par les lieux alternatifs. Idem dans l'art avec des sites de promotion de la création actuelle comme Le Triangle ou le Sextant. Mais il faut être un initié pour accéder à cette manne.

Le réveil de la belle endormie ?

C'est dire combien la donne était complexe lorsque Jean-François Chougnet est arrivé en 2011, deux ans après le lancement du projet de capitale européenne de la culture par Bernard Latarjet. « J'avais dans les mains plus de 200 projets. Mon souci a dès lors consisté à réconcilier l'institution avec ce tissu culturel disparate. » Ainsi l'un des projets phare « Ici, ailleurs » est une exposition tournée vers les artistes de la Méditerranée, « mariés » pour l'occasion avec leurs cousins marseillais dans 2.400 m2 de friches du quartier de la Belle de Mai. « On ne voulait pas créer un ghetto de la scène marseillaise », explique Jean-François Chougnet.

Demeure que si les Marseillais et fiers de l'être avaient coutume de dire : « Si Paris avait sa Cannebière, ce serait un petit Marseille », aujourd'hui on se prend à rêver que la « Cane... Cane... Cane...bière » redevienne autre chose qu'une grande artère pour shopping de masse. Un lieu que pourraient chanter, sur les traces de Fernand Sardou, les nouveaux rappeurs de la « planète Mars » comme le groupe des jeunes Zbatata qui se contentent de scander pour l'instant « Tous dans le noir. Bang Bang ». Malgré les 90 millions d'euros de la giga-opération « Marseille Capitale de la culture », sur le Vieux Port l'heure n'est pas encore à l'euphorie.